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Full text of "Revue Des Deux Mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXXIII*  ANNÉE.  —  SECONDE  PÉRIODE 


:  UT.  —  i«  MAI  1863. 


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PARIS.  —  IMPRIMERIE  DE  J.  CLAYK 

t        .         ,         '    > 

HUE   SAIXT-BBNOIT,  7 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXXIII*  ANNÉE.  —  SECONDE  PÉRIODE 


TOME  QUARANTE-CINQUIÈME 


PARIS 


BUREAU   DE   LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

lUK    SlIRT-BXnOIT,    20 

1863 


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M-^"  LA  QUINTINIE 


•  IMQUlftMB    PABTIB  (1). 


La  trêve  était  bien  près  d'expîrer  lorsque  M.  Lemontier  arrivait 
à  k\x.  Son  premier  soin,  après  avoir  causé  avec  son  fils,  fut  de  le 
faire  parUr  pour  Cheneville,  une  terre  qu*il  possédait  dans  la  vallée 
du  Rhône,  au-dessous  de  Lyon  ;  là,  le  jeune  homme  recevrait  en 
quelques  heures  les  communications  nécessaires.  C'était  Tépoque 
où,  tous  les  ans,  le  père  et  le  fils  habitaient  cette  résidence,  où 
Emile  avait  été  élevé  et  qu'il  aimait  beaucoup. 

M.  Lemontier  sentait  que  la  présence  d'Emile  ne  pouvait  qu'aug- 
menter l'irritation  du  général  et  stimuler  la  vigilance  hostile  de 
Tabbé.  D'ailleurs,  si  la  lutte  de  famille  prenait  quelque  échappée 
an  dehors,  il  ne  fallait  pas  que  Lucie  fût  compromise  par  le  voisi- 
nage de  l'objet  de  cette  lutte.  Emile  souffrit  beaucoup  de  s'éloigner  . 
du  théâtre  des  événemens  et  de  se  sentir  réduit  à  l'inaction;  mais  il 
comprit  la  sagesse  de  son  père  :  il  remit  son  sort  entre  ses  mains  et 
partit,  cachant  ses  angoisses  et  surmontant  sa  douleur.  Emile  avait 
une  grande  force  de  volonté,  on  a  pu  en  avoir  la  preuve  dans  ses 
dernières  lettres.  Il  n'était  peut-être  pas  ce  qu'au  temps  de  Gran- 
disson  on  eût  appelé  un  jeune  homme  accompli  ;  mais  il  était  naïf, 
généreux,  enthousiaste,  et  d'un  caractère  assez  solide  pour  porter  * 
la  spontanéité  de  ses  élans.  S'il  avait  les  jalousies  de  l'amour,  il  sa- 
vait les  renfermer  dans  les  limites  de  la  justice.  S'il  avait  les  fer- 
feurs  du  néophyte  philosophe,  il  n'y  mêlait  pas  le  sot  orgueil  de  la 


(1)  Voyei  u  Retfue  do  l**  et  15  mm,  l*'  et  15  aYril. 


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6  BETOE   DES    DEUX  MONDES^ 

dispute,  et  son  père  le  calmait  sans  peine,  car  son  père  était  pour 
lui  le  type  de  la  raison  et  de  la  bonté. 

M'"''  Marsanne  et  sa  fille  quittaient  la  Savoie.  Henri  Yalmare  eût. 
désiré  les  suivre  ;  mais  il  sentit  qu'il  pouvait  être  utile  à  M.  Le- 
montier,  et  il  lui  offrit  de  rester.  M.  Lemontier  accepta.  Il  y  avait 
chez  ce  jeune  homme  un  fonds  de  dévouement  et  d'affection  dont  il 
ne  se  vantait  pas,  qu'il  n'appréciait  peut-être  pas  lui-même,  msds 
que  M.  Lemontier  connaissait  bien,  et  qu'il  savait  développer  en  le 
jmettant  à  l'épreuve.  Henri  s'établit  donc  au  village  du  Bourget,  sur 
la  même  rive  du  lac  où  est  situé  le  château  de  Turdy,  et  à  une 
courte  distance.  M.  Lemontier  se  rendit  à  Turdy,  décidé  à  y  passer 
tout  le  temps  nécessaire  et  à  ne  s'en  laisser  chasser  par  personne, 
conformément  au  désb:  de  Lucie  et  du  grand-père. 

Pendant  que  le  siège  se  posait  ainsi,  M.  Moreali,  attentif  aux  mou-- 
vemens  de  ses  adversaires,  faisait  aussi  son  évolution.  Il  laissait  à 
Aix  son  ami  le  comte  de  Luiges,  qui  ne  lui  eût  été  de  nul  secours, 
et  il  allait  recevoir  à  Chambéry  un  auxiliaire  important  qu'il  atten- 
dait avec  impatience.  Cet  auxiliaire,  cette  force  de  conviction  et  de 
volonté  qu'il  voulait  opposer  à  M.  Lemontier,  c'était  le  père  Ono- 
rio,  le  capucin  romain  qui,  par  son  influence,  avait  renouvelé  à  sa 
manière  l'&me  de  Moreali  et  bien  d'autres. 

Le  portrait  de  ce  religieux  se  trouve  assez  nettement  tracl  dans  la 
lettre  onzième  de  cette  collection,  écrite  par  Moreali  à  M"*  La  Quintî- 
nie.  Si  le  lecteur  veut  s'y  reporter  en  cas  d'oubli ,  il  saura  aussi  bien 
que  nous  par  quelles  épreuves  avait  passé  la  croyance  de  l'abbé, 
quelles  ambitions  légitimes  et  nobles  avaient  été  refoulées  et  frois- 
sées en  lui  par  le  joug  somnolent  de  l'infaillibilité  papale,  ressource 
puérile,  mais  unique  et  dernière,  de  l'orthodoxie  agonisante;  quels 
dégoûts  mortels  il  avait  éprouvés  en  se  retrouvant,  privé  de  persua- 
sion intime,  en  face  de  cette  loi  aveugle,  sourde  et  muette;  enfin 
quel  désespoir  exalté  l'avait  jeté  dans  les  bras  du  père  Onorio,  un 
des  derniers  saints  de  cette  orthodoxie  ruinée,  un  esprit  passionné, 
une  vie  austère,  une  parole  saisi3sante,  mélange  d'inspiration  et 
d'égarement,  le  cynisme  enthousiaste  de  la  démission  humaine. 

Il  avait  fallu  à  la  vive  intelligence  de  Moreali,  à  bout  d'efforts,  le 
refuge  de  cette  folie  sacrée  pour  ne  pas  abjurer  toute  croyance.  H 
eût  fait  de  vaines  tentatives  pour  accepter  la  moderne  philosophie 
spiritualiste,  confuse  encore  à  bien  des  égards,  mais  édairée  d*en 
haut,  née  du  divin  principe  de  la  liberté,  nourrie  de  la  notion  du 
progrès  et  en  pleine  route  déjà  vers  les  vastes  horizons  de  l'avenir. 
Cette  philosophie  se  personnifiait  devant  lui  dans  M.  Lemontier  et 
dans  son  fils.  Il  était  ébloui,  effrayé,  indigné  de  la  force  de  cette 
réaction  contre  les  doctrines  de  mort  du  père  Onorio,  son  dernier 
asile.  U  était  trop  intelligent  et  trop  instruit  pour  ne  pas  se  sentir 


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MADEHOISEUE  LA  QUUrrmiE.  7 

débordé  et  entraîné  :  cette  réaction,  on  eût  pu  la  paralyser  en  fai* 
sant  entrer  ses  lumières  et  ses  forces  dans  le  domaine  de  la  foi;  mais 
Féglise  ne  veut  pas  de  ce  concours  hétérodoxe,  et,  comme  elle,  Ho- 
reali  avait  en  lui  la  haine  des  hommes  libres  et  des  écrits  nouveaux, 
cette  robe  de  Nessus  du  prêtre  qui  a  vaillamment  combattu  toute  sa 
vie,  et  qui  meurt  torturé,  consumé,  sans  avoir  pu  vaincre. 

Horeali,  esprit  entreprenant  et  toujours  spontané  quand  même, 
était  venu  en  Savoie  avec  de  grandes  illusions.  11  avait  cru  triom- 
pher aisément  des  velléités  de  Lucie  pour  le  mariage.  On  a  vu  qu'il 
comptsdt  fonder  un  couvent  d'hommes  en  même  temps  qu'elle  fonde* 
rait  un  couvent  de  femmes,  et  qu'il  voulait  donner  au  père  Onorio  la 
direction  du  premier,  se  réservant  pour  lui-même  tacitement  celle 
du  second.  Il  était  riche,  et  le  saint-siége  l'avait  autorisé  à  fonder 
son  établissement  religieux  dans  ce  pays  de  Savoie,  qui  pouvait  un 
jour  ou  l'autre  être  envahi  par  l'esprit  gallican  en  se  trouvant  an- 
nexé à  la  France.  Pour  traiter  de  l'achat  d'unepropriété  convenable 
sans  trop  donner  l'éveil  à  l'esprit  d'opposition  que  le  prêtre  sup- 
pose toujours  déloyal,  Moreali  s'était  fait  autoriser  à  prendre  l'ha- 
bit séculier.  On  pensait  peut-être  aussi  que  les  fidèles  de  Savoie 
étaient  aussi  jaloux  de  leurs  intérêts  que  les  autres,  et  que  tout 
vendeur  exploiterait  la  circonstance. 

Ce  n'était  pas  là,  dira-t-on,  une  raison  suffisante  pour  que  l'abbé 
prit  tant  de  précautions  et  voulût  cacher  jusqu'à  son  nom.  En  effet; 
U  en  avait  donc  une  autre.  Il  Tavsdt  dite  à  Emile,  et  il  n'avait  pas 
menti.  Il  craignait,  sinon  pour  ses  jours,  du  moins  pour  sa  liberté 
d'action,  car  il  avait  sujet  d'appréhender  quelque  violent  scandale 
venant  entraver  ses  projets.  Ne  la  connait-on  pas  maintenant,  cette 
raison?  Il  savait  que  le  général  La  Quintinie  lui  avait  voué  de  mor- 
tels ressentimens,  et  U  se  disait  que  M.  de  Turdy,  malgré  son  grand 
âge,  n'avait  peut-être  pas,  comme  M"*  de  Turdy,  oublié  son  nom.  H 
fallait  voir  Lucie,  la  convaincre,  obtenir  par  l'enchantemerit  de  la  pa- 
role ce  que  ses  lettres  n'avaient  pu  opérer.  Lucie  se  refuserait  peut- 
être  à  des  rendez-vous,  à  des  conférences  mystérieuses.  Il  fallait 
pénétrer  à  tout  prix  jusqu'à  elle.  L'abbé  avait  réussi. 

Et  pourtant  U  avait  failli  échouer.  Sa  première  rencontre  avec  le 
général  chez  M"*"  de  Turdy  avait  été  orageuse.  Il  avait  audacieuse- 
ment  provoqué  cette  rencontre  en  se  faisant  reconnaître  et  accepter 
par  la  vieille  tante,  après  l'avoir  fascinée  et  conquise  par  ses  soins. 
C'avait  été  l'affaire  de  peu  de  jours.  Moreali  avait  d'exquises  et 
diastes  séductions  dont  il  connaissait  la  puissance.  Se  fiant  donc  à 
lai-même  de  plus  en  plus,  il  avait  prié  la  tante  de  le  faire  dtner 
avec  le  général  à  l'insu  de  M.  de  Turdy  et  de  Lucie.  On  a  vu  que  le 
général  s'était  rendu  à  l'appel  d'un  billet  mystérieux.  Le  général 
avait  dîné  et  passé  la  soirée  avec  lui  sans  le  reconnaître.  Il  ne  Ta- 


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8  BBYUE  DES  DEUX   MONDES. 

vait  pas  vu  depuis  plus  de  vingt  ans ,  et  même  il  l'avait  rarement 
vu,  bien  que  Horeali  eût  été  Farbilre  secret  de  ses  destinées  con- 
jugales. 

Vers  onze  heures  du  soir,  M"'  de  Turdy  étant  rentrée  dans  ses 
appartemens  et  le  général  prolongeant  la  veillée  avec  Taimable  et 
pieux  séculier  qui  Favait  convenablement  sondé  et  assoupli  depuis 
quelques  heures,  Moreali  s'était  fait  raconter  la  vie  et  la  mort  de 
Û»»  La  Quintinie.  Il  avait  vu  combien  le  temps  avait  amorti  cette 
douleur,  et  il  avait  saisi  les  secrètes  opérations  de  la  conscience  du 
général.  Longtemps  celui-ci  s'était  reproché  la  mort  de  sa  femme 
comme  un  résultat  de  sa  faiblesse  envers  le  prêtre.  Devenu  dévot 
par  vanité,  pour  marcher  de  pair  au  sortir  du  sermon  et  de  la  con- 
férence avec  certains  officiers  supérieurs  de  vieille  roche  et  pour 
recevoir  les  cajoleries  des  évoques  et  de  leur  suite,  il  avait  tout  à 
coup  découvert  que  la  mort  de  sa  femme  avait  été,  non  celle  d'une 
victime,  mais  celle  d'une  sainte,  et  il  s'était  fait  à  ses  propres  yeux 
un  mérite  de  ce  qui  avait  été  si  longtemps  un  sujet  d'humiliation  et 
un  remords.  Moreali  le  trouva  donc  suffisamment  préparé,  et  l'abbé 
Fervet  se  révéla. 

Un  sentiment  humain,  un  reste  de  dignité  virile,  un  dernier  bat- 
tement de  cœur  pour  la  femme  qu'il  avait  aimée  rendirent  le  géné- 
ral furieux  et  menaçant  pendant  quelques  minutes.  Moreali,  non 
moins  ému,  lui  offi-it  sa  poitrine  en  lui  disant  qu'il  mourrait  avec 
joie  pour  avoir  travaillé  sincèrement  à  sauver  Tâme  de  M""  La  Quin- 
tinie. Le  général  pleura,  s'humilia  et  demanda  à  l'abbé  de  le  con- 
fesser et  de  l'absoudre,  ce  qui  fut  fait  en  l'oratoire  du  comte  dé 
Luiges,  à  Chambéry,  lelendemain  matin.  L'abbé  Fervet  n'avait  ja- 
mais cessé  de  confesser  les  hommes. 

Dès  ce  moment,  le  général,  heureux  d'avoir  trouvé  une  volonté  à 
mettre  à  la  place  de  la  sienne  quand  celle-ci  chancelait,  et  un 
homme  de  mérite  et  de  science  à  opposer  à  ce  qu'il  appelait  l'er- 
gotage philosophique  d'Emile,  appartint  corps  et  âme  à  son  ancien 
persécuteur,  à  son  ancien  ennemi,  à  l'homme  dont  l'influence  spiri- 
tuelle avait  failli  empêcher  son  mariage  et  soulevé  depuis,  dans  son 
cœur  incertain  et  troublé,  des  tempêtes  d'indignation  et  de  jalousie. 

Pendant  ces  opérations  de  l'abbé,  le  capucin  était  en  route.  Il 
était  appelé  pour  prendre  connaissance  d'une  propriété  que  Moreali 
avait  commencé  à  marchander  et  qu'il  voulait  savoir  appropriable 
aux  desseins  de  l'anachorète.  Moreali  hésitait  maintenant  dans  la 
réalisation  de  ce  projet  en  voyant  la  résistance  de  Lucie  à  un  projet 
analogue;  mais  il  espérait  que  l'éloquence  fougueuse  et  l'aspect  fas- 
cinateur  du  saint  agiraient  sur  elle. 

Le  jour  de  l'expiration  de  la  fameuse  trêve  imaginée  par  Moreali 
pour  donner  à  Onorio  le  temps  d'arriver,  un  frère  quêteur  se  pré- 


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MADEMOISELLE  LA  QUINTINIE.  0 

aenta  à  la  porte  du  manoir  de  Turdy.  On  le  fit  entrer  dans  les  cui- 
sines. Le  général  était  averti,  il  ne  bougea  pas.  Misie,  habituée  aux 
charités  de  Lucie  et  prévenue  d'ailleurs  par  Moreali,  qui  disposait 
de  ses  étroites  convictions,  alla  demander  à  sa  jeune  maîtresse  ce 
qu'il  fallait  donner  au  religieux  mendiant.  Lucie  était  dans  la  biblio- 
thèque avec  M.  Lemontier,  arrivé  depuis  peu  d'instans.  On  était  en 
train  de  servir  là  le  souper  du  grand-père,  qui  était  assez  bien  pour 
sortir  de  sa  chambre,  mais  encore  trop  faible  pour  descendre  au 
salon. 

Quand  Lucie,  tout  en  causant  avec  M.  Lemontier,  eut  envoyé  son 
aumône,  Misie  revint  lui  dire  que  ce  pauvre  frère  était  bien  fatigué, 
qu'il  avait  les  pieds  en  sang,  et  qu'il  demandait  à  coucher  sur  une 
botte  de  paille  dans  un  coin  du  vieux  château  ou  des  écuries. 

—  Qu'on  lui  donne  un  lit,  une  chambre,  un  bon  souper  et  tout 
œ  qu'il  voudra,  répondit  Lucie.  —  Et  elle  se  remit  à  parler  d* Emile 
avec  M.  Lemontier. 

Elle  était  heureuse  de  le  voir  enfin,  cet  homme  d'une  sereine  in- 
telligence, d'une  vaste  érudition  et  d'un  caractère  aussi  pur  que  son 
esprit.  C'était  un  de  ces  persévérans  chercheurs  de  lumière  que  le 
vulgaire  de  tous  les  temps  discute,  raille,  critique  ou  injurie,  mais 
qui,  plus  ou  moins  d'accord  entre  eux,  creusent  en  chaque  siècle 
plus  profondément  le  sentier  dont  l'avenir  fait  de  larges  voies.  Il 
n'avait  pas  l'orgueil  de  l'apostolat  et  ne*  se  croyait  pas  un  révéls^ 
teur.  Nulle  intelligence  n'était  plus  modeste,  nul  extérieur  plus 
simple.  Sa  parole  était  douce,  claire,  sans  ornemens  inutiles.  11 
écoutait  plus  qu'il  ne  démontrait.  Son  esprit  était  toujours  occupé 
de  comprendra  afin  de  juger  sans  passion  et  de  conclure  sans  par- 
tialité. Et  sous  cette  tranquillité  d'âme  il  y  avait  de  la  vraie  force, 
on  indomptable  courage,  des  trésors  de  bonté,  une  patience  inal- 
térable. 

Bien  qu'Emile  eût  parlé  de  son  père  avec  enthousiasme,  Lucie 
ne  le  trouva  pas  au-dessous  de  ce  qu'elle  avait  rêvé,  car  Emile  l'a- 
vait avertie  de  l'étonnante  simplicité  de  ses  manières;  il  lui  avait 
prédit  qu'au  lieu  d'être  éblouie,  elle  serait  charmée.  Lucie  se  sen- 
tadt  aussi  à  l'aise  avec  M.  Lemontier  que  si  elle  l'eût  toujours  connu. 
Déjà  elle  l'avait  présenté  au  vieux  Turdy,  qui  l'avait  reçu  avec  une 
joie  expansive,  et  qui  maintenant  s'habillait  pour  venir  passer  une 
ou  deux  heures  avec  eux  avant  de  retourner  à  sa  chambre  de  malade. 

Le  général,  avec  qui  Lucie  avait  dlnë,  ne  paraissait  pas.  M.  Le- 
montier lui  fit  demander  par  Misie  la  permission  d'aller  le  saluer. 
Le  général  fit  répondre  qu'après  le  souper  de  M.  de  Turdy  il  atten- 
drait le  nouvel  hôte  au  salon.  M.  Lemontier  ayant  complété  toutes 
les  notions  que  devaient  lui  fournir  Lucie  et  son  grand-père,  des- 
cendit au  salon  et  y  trouva  le  général  flanqué  du  capucin.  Ce  n'était 


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10  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  le  moment  de  causer  d'affaires  :  Taffectation  du  général  à  ne  pas 
congédier  ce  vieillard  silencieux  et  fatigué  prouva  de  reste  à  M.  Le^ 
montier  qu'on  reculait  pour  ce  jour-là  devant  les  explications. 

Mais  quel  était  ce  nouveau  personnage  inconnu  à  Lucie  et  qui  se 
trouvait  subitement  lié  avec  le  général?  Un  passant?  un  pèlerin  re- 
cevant rhospitalité  d'un  jour,  ou  un  espion  de  Moreali?  M.  Lemon- 
tier,  qui  l'examinait  tout  en  causant  de  choses  d'un  intérêt  général 
avec  M.  La  Quintinie,  comprit  vite  que  ce  n'était  ni  un  passant  ni 
un  intrigant,  mais  une  sorte  de  missionnaire  de  bonne  foi.  L'homme 
était  très  vieux  ou  très  usé  par  les  austérités.  Sa  figure  commune 
et  terne  avait  tout  à  coup  de  grands  éclairs  sans  cause  apparente. 
L'œil  éteint  tenait  assoupies  des  flammes  qui  s'échappaient  comme 
des  décharges  de  lumière  électrique.  Le  front  très  élevé,  serré  aux 
tempes,  contrastait  dans  sa  nudité  avec  le  front  court  et  large  du 
général. 

Il  était  vêtu  de  bure  et  souillé  de  poussière,  sa  peau  et  ses  vête- 
mens  diOéraient  peu  de  couleur.  Il  exhalait  une  odeur  de  terre  et 
d'humidité.  Il  parlait  mal  le  français  et  paraissait  le  comprendre  plus 
mal  encore.  En  revanche,  il  ne  comprenait  pas  du  tout  l'italien  que 
le  général  s'efforçait  de  lui  parler.  Assis  près  de  la  fenêtre  ouverte, 
il  avait  peut-être  froid,  mais  il  ne  s'en  apercevait  pas  ou  ne  s'en 
souciait  pas.  Il  appartenait  à  ce  tempérament  insensible  ou  invulné- 
rable qui  est  propre  aux  exaltés,  aux  martyrs  et  aux  fous. 

M.  Lemontier  observait  son  profil  socratique,  évidé  pour  ainsi 
dire,  comme  si  la  maigreur  des  jeûnes  n'eût  laissé  en  saillie  que  les 
lignes  osseuses  et  emporté  la  trace  de  tous  les  instincts.  Le  front 
seul  avait  poussé  en  hauteur,  et  par  là  ce  n'était  plus  Socrate,  mais 
quelque  chose  de  plus  et  de  moins,  un  Indien ,  un  stylite.  Le  père 
d'Emile  sentit  que  l'homme  n'était  pas  méprisable,  et  il  lui  parla  en 
bon  italien  bien  rhythmé.  Une  lueur  de  satisfaction  éclaira  les  traits 
du  pauvre  moine,  qui,  fourvoyé,  ennuyé  et  résigné,  s'était  changé 
en  statue. 

Il  raconta  naûvement  à  M.  Lemontier  qu'il  venait  de  Frascati, 
qu'il  avait  voyagé  en  chemin  de  fer,  par  mer,  en  diligence  et  à  pied. 
De  tout  cela  nul  étonnement,  nul  souci.  Du  changement  de  pays 
et  de  climats  aucune  préoccupation.  Mulle  remarque  sur  son  che- . 
min.  Il  avait  marché  dans  ses  pensées ^  disait-il;  il  n'avait  rien  vu. 

—  C'est  très  beau  de  marcher  ainsi,  lui  dit  M.  Lemontier,  quand 
les  pensées  sont  nobles.  Vous  pensiez  à  Dieu? 

—  A  Dieu  toujours  et  à  beaucoup  de  petites  choses  que  je  deman- 
dais à  Dieu  de  m'expliquer. 

—  Par  exemple? 

—  D'abord  pourquoi  l'on  tient  à  aller  vite ,  comme  si  l'on  croyait 
avancer  en  changeant  de  place! 


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MADEMOISELLE  LA  QUIIHINIE.  11 

—  Dieu  VOUS  a-t-il  répondu  ? 

—  Oui,  il  m'a  dit  que  cela  ne  servait  de  rien,  et  que  la  mort  de^ 
meurant  partout,  il  n'était  pas  besoin  de  se  hâter  pour  la  rencon- 
trer. 

—  Et  que  lui  demandiez-vous  encore? 

—  Si  les  anges  voyagent. 

—  Et  Dieu... 

—  Dieu  m'a  dit  qu'ils  allaient  plus  viteique  la  vapeur« 

—  Aussi  vite  que  la  pensée? 

—  Encore  plus  vite,  plus  vite  que  le  mal,  aussi  vite  que  la  grâcel 

—  Très  bien  !  Si  le  bien  va  plus  vite  que  le  mal,  le  mal  sera  donc 
devancé  et  réduit  à  l'impuissance? 

—  Cela,  c'est  un  mystère.  J'y  ai  songé  quelquefois. 

—  Avez-vous  questionné  Dieu  là-dessus? 

—  Non;  il  m'eût  dit  que  cela  ne  me  regardait  pas.  J'ai  un  jour  à 
vivre! 

L'entretien  continua  sur  ce  ton,  M.  Lemontier  examinant  le  cer- 
veau de  ce  moine  comme  un  produit  curieux  du  travail  ascétique, 
le  morne  répondant  par  sentences  obscures  et  malignes  comme 
celles  d'un  sphinx. 

C'était  au  tour  du  général  à  ne  pas  comprendre.  Il  s'évertuait  à 
saisir  im  mot  dans  chaque  phrase,  se  demandant  d'où  venait  à 
l'homme  mbverst'f  cette  audace  tranquille  d'interroger  un  saint.  Son 
ëtonnement  devint  de  la  stupeur  quand,  au  bout  de  vingt  minutes, 
le  capucin,  qui  n'avait  pu  échanger  avec  lui  dix  paroles,  et  qui  lui 
marquait  une  extrême  froideur,  parut  s'être  pris  d'abandon  et  de 
B}inpatbie  pour  M.  Lemontier,  et,  tout  en  se  retirant,  lui  tendit  la 
main  en  échangeant  avec  lui  le  souhait  de  felicmima  nolle.  Puis  il 
revint  sur  ses  pas  et  lui  demanda  si  sa  fille  était  malade,  qu'il  ne 
l'avait  pas  vue?  Il  prenait  M.  Lemontier  pour  le  père  de  Lucie,  ce 
que  H.  La  Quintinie  avait  pu  lui  expliquer  à  cet  égard  ayant  été 
complètement  perdu.  M.  Lemontier  ne  marqua  pas  de  surprise  et 
profita  du  quiproquo  pour  s'instruire.  Sûr  de  n'être  pas  compris  du 
général,  qui  le  suivait  la  bouche  béante,  U  demanda  à  son  tour  au 
capucin  s'il  connaissait  la  signora  Lucia. 

—  Non,  dit  l'autre,  mais  elle  m'a  fait  l'aumône  et  accordé  l'hos- 
pitalilé.  On  dit  qu'elle  est  charitable  et  pieuse.  J'aurais  voulu  la 
remercier.  On  m'a  dit  qu'elle  savait  très  bien  ma  langue,  elle  aussi. 

—  Nous  y  voilà,  pensa  M.  Lemontier.  Il  promit  au  moine  qu'il  la 
verrait  le  lendemain  matin,  —  car  vous  ne  comptez  point  partir 
demain?  ajouta-t-il. 

—  Non,  s'il  est  vrad  que  vous  ayez  besoin  de  moi  îci^  répondit  le 
père  Onorio  complètement  dupe  de  son  erreur  de  personnes.  Je  vnis 
où  Ton  m'appelle,  comme  je  sors  d'où  Ton  me  chasse.  On  m'a  dit 


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12  EETUE  DBS  DEUX  MONDES» 

qu'un  père  me  réclamait ,  c'est  vous?  et  qu'un  grand-père  voulait 
jne  battre,  où  est-U?  Me  voilà!  Qu'il  en  soit  ce  que  Dieu  voudra, 
mon  pauvre  corps  est  à  lui  et  ne  vaut  pas  la  peine  qu'il  le  protège. 

Il  s'en  alla  sur  cette  plaisanterie  en  souriant  d'un  air  lugubre  et 
doux. 

Le  général  eût  bien  voulu  savoir.  M.  Lemontier  lui  fit  payer  sa 
réserve  en  lui  répondant  d'une  manière  évasive  et  en  se  hâtant  de 
prendre  congé  de  lui  jusqu'au  lendemain. 

—  Vous  retournez  à  Aix?  dit  le  général  sèchement. 

—  Non,  mon  fils  n'y  est  plus,  et  M.  de  Turdy  m'a  engagé  à  pas- 
ser quelques  jours  chez  lui. 

—  Ahl  monsieur  votre  fils... 

—  Est  allé  m'altendre  chez  moi. 

—  Alors...  nous  causerons... 

—  Quand  il  vous  plaira,  général,  répondit  M.  Lemontier  en  re- 
prenant le  chemin  de  la  bibliothèque,  où  Lucie  l'attendait. 

.  —  Ce  diable  d'homme!  pensait  le  général  en  se  couchant.  Il  était 
si  pressé  de  parler,  et  il  semble  que  ce  moine  lui  en  ait  ôté  l'enviel 
Pourquoi  donc,  sac  à  laine!  ai-je  oublié  tant  que  cela  l'italien,  que 
Je  croyais  savoir?  —  Il  s'endormit  en  feuilletant  un  vocabulaire  de 
poche  à  Tusage  des  commençans. 

M.  Lemontier  conseilla  à  Lucie  de  voh'  et  d'écouter  le  moine,  de 
le  laisser  catéchiser,  et  de  faire  accepter  à  M.  de  Turdy  la  pré- 
setnce  de  cet  apôtre  dans  sa  maison  pendant  le  temps  nécessaire. 
Et  même,  ajouta-t-il,  il  n'est  pas  impossible  que  je  vous  demande 
de  rappeler  Moreali.  Vous  avez  peut-être  été  un  peu  vite;  il  eût 
mieux  valu  ne  pas  le  chasser.  Je  suis  là,  je  veille,  et  je  me  charge 
de  recevoir  tous  les  assauts.  Nous  devons,  je  crois,  au  lieu  d'entre- 
tenir les  craintes  et  Tirritation  du  grand-père,  l'amener  à  sourire  de 
cette  vaine  persécution  et  à  la  laisser  s'user  d'elle-même  autour  de 
lui.  Du  moment  que  vous  êtes  sauvée  de  l'entraînement  religieux, 
nous  sommes  tous  sauvés.  Il  ne  s'agit  plus  que  de  faire  avorter  les 
crises  sans  les  trop  éviter.  Donnez  de  la  gatté  et  un  peu  de  malice 
prudente  au  grand-père;  je  vous  réponds  qu'appuyé  sur  nous,  et 
sûr  de  vous  désormais,  il  retrouvera  des  forées  dans  ce  petit  exer- 
cice de  sa  vitalité. 

M.  Lemontier  ne  se  trompait  pas.  Dès  le  lendemain,  M.  de  Turdy 
était  sous  les  armes,  enchanté  d'avoir  à  travailler,  lui  aussi,  au  ra- 
chat de  la  liberté  de  sa  petite-fille,  et  assez  fort  pour  reprendre  ses 
habitudes. 

Le  capucin  réclama  un  entretien  avec  Lucie.  On  le  reçut  au  salon, 
toute  la  famille  présente.  Là  Lucie  refusa  d'entendre  aucune  exhor- 
tation secrète,  mais  elle  s'engagea  à  écouter  le  moine  aussi  long- 
temps qu'il  lui  plairait  de  parler  sans  que  ni  elle»  ni  M.  Lemontier, 


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M&DEKOffilLU;  Là  QTnNTimX.  iS 

m  8cm|;nnd-père  se permissentun  mot  d'interraption.  Gela  nefair 
aiât  pas  le  compte  du  général,  qui  craignait  que  l'orateur  n'eût  pas 
ses  coudées  franches;  mais  Onorio  fit  bien,  voir  qu'il  ne  s'embarras-» 
sait  de  rien  et  qu'il  méprisait  profondément  les  subterfuges.  Il  était 
Fantithëse  du  jésuitisme,  il  était  l'anachorète  des  anciens  jours;'  il 
en  avait  la  foi,  la  vigueur  et  la  science  tbéologique.  Seulement  cet 
homme  du  passé  transporté  au  xix*  siècle,  n'ayant  plus  sa  raison 
d*être,  chantait  dans  le  vide,  et  l'écho  de  sa  voix  retournait  sur  lui- 
même  sans  rien  ébranler  de  solide  au  dehors. 

Q  parla  avec  une  grande  abondance  de  cœur  pourtant,  car  il  avait 
personnifié  Dieu  à  son  image;  il  s'entretenait  avec  lui  d'égal  à  ^;al, 
tantôt  avec  une  tendresse  touchante,  tantôt  avec  une  trivialité  co- 
mique. Il  aimait  ce  Dieu  de  sa  façon  à*  l'exclusion  abaolue  et  complète 
de  tout  être  réel.  Il  dialoguait  avec  lui  à  la  manière  des  sibylles,  ré- 
pétant ses  réponses  sans  nul  souci  de  les  rendre  ridicules  en  les 
traduisant  mal  à  l'assistance,  se  livrant  à  une  pantomime  comique 
parfois  et  parfois  sublime  de  persuasion  et  de  simplicité.  Il  dit  des 
choses  admirables  et  des  choses  révoltantes.  Il  fut  éloquent  et  pué- 
ril. Le  vieux  Turdy  riait  à  son  aise;  l'orateur  n'y  faisait  pas  la 
moindre  attention.  Le  général  admirait  de  confiance,  devinant  au 
geste  et  à  l'inflexion  apparemment  que  tout  devait  être  magnifique. 
M.  Lemontier  était  attentif,  et  quand  il  y  avait  à  louer,  il  laissait 
échi^per  un  mot  d'approbation  qui  étonnait  grandement  le  général. 
Lude  étût  grave  et  triste;  elle  sentait  profondément  le  néant  de 
cette  doctrine  de  mort  dont  un  représentant  sincère  et  courageux 
lui  disait  le  dernier  mot.  Elle  avait  traversé  avec  dégoût  les  trans- 
actions de  mauvaise  foi  de  la  propagande,  elle  entendait , mainte- 
nant la  parole  d'orthodoxie,  lé  de  profundh  de  l'humanité,  la  né- 
gation de  la  vie  divine.  On  ne  déserte  pas  sans  un  reste  de  frayeur 
-et  de  regret  l'autel  refroidi  dont  on  a  longtemps  couvé  la  flamme 
et  guetté  le  réveil.  Ce  regret  fut  le  dernier.  Quand  le  capucin  eut 
fini  de  prêcher  le  renoncement  absolu,  elle  lui  dit  simplement  : 
.  —  Je  vous  remercie,  père  Onorio,  vous  m'avez  ramenée  au  vrai 
Dîeut 

Le  grand-père  et  M.  Lemontier  l'avaient  comprise.  Le  capucin, 
exténué  de  fatigue,  se  retira  en  bénissant  l'assistance.  Le  général 
crut  triompher;  il  prit  le  bras  de  M.  Lemontier  et  l'emmena  dans  le 
jardin. 

—  Eh  bieni  lui  dit-il,  est-ce  que  ce  n'est  pas  concluant,  ce  que 
TOUS  venez  d'entendre? 

—  Concluant  pour  le  suicide,  répondit  M.  Lemontier. 
'     —  Gomment?  quoi?  il  a  parlé  sur  le  suicide? 

H.  Lemonti^  résuma  clairement  le  discours  du  capucin  et  en  fit 
toucher  du  doigt  toutes  les  conséquences  au  général.  —  La  plus 


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lA  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

grave,  ajouta-t-U,  serait  que  M"*  La  Quintmie  eût  été  pe;-suadée 
sans  retour»  car  elle  se  fersdt  religieuse  dès  demain.  Est-ce  votre 
iatention  qu'il  en  soit  ainsi,  général? 

-^  Non  pas,  sac  à  laine!  jamais I*..  Biais  croyez-vous  réellement 
que  ce  moine,  au  lieu  de  lui  parler  raison,  lui  ait  conseillé  de  faire 
desvœux? 

—  U  nous  Ta  conseillé  à  tous,  et  à  vous  tout  le  premier. 

—  A  moi  !  à  moi  I  Moi,  me  faire  capucin  7. . . 

—  Au  nom  de  la  logique  certes. 

—  Mais  vous  vous  moquez? 

—  Je  vous  donne  ma  parole  d'honneur  que  tout  ce  que  nous  fai- 
sons sur  la  terre  est  péché  au  dire  de  ce  prédicateur.  Votre  habit 
propre  et  commode  eét  un  péché,  le  dîner  sain  et  copieux  que  vous 
prendrez  tantôt  est  un  péché.  Votre  santé,  votre  activité,  votre  au- 
torité, votre  prière,  votre  croyance,  votre  affection  paternelle,  votrt 
jOlle  dle-méme,  tout  est  péché  en  vous  et  autour  de  vous. 

—  Eh  bieni  alors...  que  veut-il  donc  que  je  devienne? 

—  Ce  qu'il  est  lui-même,  un  spectre,  un  cadavre,  rien! 

—  Tenez,  monsieur  Lemontier,  reprit  le  général  en  arpentant  les 
allées  à  grands  pas,  je  sais  qu'il  y  a  des  exagérés ;...  il  y  en  a  par- 
tout!. ••  Vous  êtes  un  libéral...  Vous  savez  bien  qu'il  y  a  des  jaco- 
bins?... On  m'avait  vanté  ce  moine  comme  très  éloquent... 

—  U  l'est. 

—  Il  parait,  vous  l'avez  applaudi;  mais  vous  ne  l'avez  pas  goûté 
pour  ça,  et  ce  n'est  pas  l'homme  qu'il  fallait.  Je  vais  le  renvoyer.;. 

—  Je  doute  que  M.  de  Turdy  y  consente.  Cette  éloquence  Ta 
diverti... 

—  Oui,  c'est  un  athée,  luit  il  a  ri  tout  le  temps!  Il  ne  faut  pas 
que  la  religion  prête  à  rire  ! 

—  Vous  eussiez  ri  de  même...  si  vos  oreilles  eussent  été  plus  ha- 
bituées à  l'accent  campanien  du  prédicateur. 

—  Ah  1  il  a  un  accent  particulier,  n'est-ce  pas?  C'est  donc  cela 
que  je  perds  un  peu  de  ce  qu'il  dit!  Ah  çàl  il  a  donc  été...  gro- 
tesque? 

—  Oui,  mais  avec  beaucoup  d'esprit,  et  à  dessein.  Cette  verve 
italienne  soutenait  son  raisonnement.  Il  raillait  les  incrédules,  les 
ambitieux,  les  chrétiens  tièdes,  tous  ceux  qui  prétendent  faire  leur 
salut  sans  renoncer  aux  biens  de  ce  monde  et  aux  douceurs  de  la  fa- 
mille. U  les  contrefaisait  plaisamment,  et,  prenant  ensuite  les  fou- 
dres du  Dieu  de  Job,  il  les  pulvérisait  et  les  foulait  aux  pieds.  U  ap- 
pelait le  diable  à  son  aide,  et  Dieu  commandait  à  Satan  de  torturer 
dans  l'éternité  ces  âmes  froides  ou  perverses.  Il  y  avait  du  Dante  et 
du  Michel-Ange  parfois  dans  sa  vision  de  l'enfer.  C'était  fort  beau, 
je  vous  assure,  et  j'aurai  du  plaisir  à  Fentendre  encore. 


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•  MADEMOISELLE  LU  QUINTINtE.  15 

—  Ça  ne  vous  fait  donc  rien,  à  vous?  vous  ne  croyez  à  rien? 

—  Je  crob  en  Dieu,  général;  mais,  pas  plus  que  vous,  je  né  crois 
aa  diable. 

Le  général  ne  répondit  pas.  Il  pensait  à  sa  femme  que  la  peur  de 
Tenfer  avait  tuée.  Il  se  demandait  à  lui-même  s'il  y  croyait.  -^ 
L'image  d'un  démon  armé  d'une  fourche  se  présenta  devant  lui;  il 
cmt  voir  un  Kabyle  et  chercha  à  son  côté  désisuîné  son  bon  sabrt 
pour  taillader  ce  gringalet.  Puis  il  sourit,  et  dit  à  M.  Lemontier  :  -^ 
Non,  je  ne  crois  pas  au  diable  ;  c'est  un  époùvantaU  pour  les  caponsi 

Puis,  un  peu  mortifié  de  cette  concession  où  M.  Lemontier  l'avait 
entraîné,  il  reprit  avec  humeur  :' —  Hais  tout  cela  est  en  dehors  de 
nos  affaires,  monsieur  Lemontier,  et  nous  en  avons  de  sérieuses  à 
régler. 

—  Je  le  sais,  général,  et  je  suis  venu  ici  pour  m'entendre  avec 
Vods. 

— Nous  entendre,  je  ne  demanderais  pas  mieux,  sac  à  laine!  vous 
ne  me  déplaisez  pas  :  vous  me  paraissez  un  homme  bien  élevé  et  de 
bon  sens,  Emile  est  un  gentil  garçon;...  mais  c'est  un  exalté,  et  nous 
ne  pourrons  jamais  nous  entendre.  Yoilà^  j'ai  dit. 

—  Laissez-moi  dire  à  mon  tour. 

—  Qu'est-ce  que  vous  pouvez  dire?  Je  vous  connais  bien...  Je  ne 
vous  ai  pas  lu,  je  ne  suis  pas  un  savant;  mais  on  m'a  parlé  de  vous, 
vous  êtes  aussi  entêté  que  moi,  vous  n'abjurerez  pas  plus  vos  erreurs 
que  je  ne  ferai  fléchir  mes  croyances. 

—  Nous  ne  fléchirons  ni  l'un  ni  l'autre;  nous  laisserons  nos  en- 
firnd  complètement  libres. 

— ^  Vous  n'empêcherez  pas  ma  fille  de  pratiquer? 

—  Je  m'y  engage  de  la  part  d'Emile. 

—  Ah  I  voilà  quelque  chose  de  gagné!  vous  êtes  plus  sage  que 
lui,  je  le  disais  bien  I  mais... 

—  Mais  quoi,  général? 

—  Vous  la  détournerez  de  ses  devoirs;  vous  y  travaillez  déjà, 
vous  êtes  ici  pour  ça.  Hein?  vous  voyez!  on  ne  m'en  fait  pas  ac- 
crmre,  à  moi! 

—  Permettez,  général,  reprit  M.  Lemontier  avec  fermeté  :  si  je 
devais  travailler  à  modifier  les  idées  de  M"«  La  Quintihie,  je  m'en 
attribueras  le  droit,  n'en  doutez  pas,  et  ce  droit-là,  Émîle  ne  pour- 
rait jamais  l'aliéner  non  plus  pour  son  compte;  niais  nous  n'agi- 
rions pas  à  la  manière  des  catholiques;  nous  laisserions  à  Lucie 
liberté  absolue  d'écouter,  de  lire,  d'examiner  toutes  les  ihstructions 
et  toutes  les  exhortations  contraires  aux  nôtres.  D'où  viennent  les 
erreurs  iiivétérées  selon  nous?  Des  croyances  sans  examen  possible, 
sans  discussion  permise.  Que  les  prêtres  parlent  et  qu'ils  noùâ  lais* 
aent  parler,  nous  ne  demandons  pas  autre  chose. 


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19  BEYUB  DES  DEUX  HORDES.  ^ 

—  Gq>9ndant>..^ Emile  lui  a  déjà  persuadé  de  renvoyer  d'ici  sob- 
directeur  de  conscience,  un  homme  excellent,  dévoué^...  qui  Vautor 
rise  à  se  marier,  pourvu  que  le  mariage  soit  chrétien  et  convenable, 

.  ^—  Je  vous  jure,  monsieur,  que  mon  fils  n'a  rien  conseillé  ik  M^'*  La , 
Quîntinie,  et  que  M,  l'abbé  Fervet... 

—  Vous  savez  son  nom  ? 

—  Oui,  général,  je  sais  beaucoup  de  choses  qui  le  concernent,  ti: 
la  preuve  que,  tout  en  travaillant  à  combattre  son  influence^  je  m: 
désire  pas  Tempêcher  de  travailler  contre  la  mienne,  c'est  que  j'aî 
déjà  demandé  à  H.  de  Tux'dy  de  lever  la  sentence  de  bannissemeiil,: 
et  à  M"'  Lucie  de  faire  bon  accueil  à  votre  protégé. 

.  —Est-ce  vrai?...  allonsl  c'est  agir  en  galant  homme,  il  n'y  a  paft. 
à  direl  Je  vais  conseiller  au  capucin  de  déguerpir  et  ialre  prier. 
Tabhé  de  reparaître. 

-r  Quant  au  capucin,  dit  M.  Lemontier  avec  une  malice  grave»^ 
prenez  garde!...  M.  l'abbé  Fervet  comptait  beaucoup  sur  lui,  et . 
M*'*  La  Quintinie  a  peu^-être  le  désir  de  l'entendre  encwe. 

Le  général  s'oublia.  —  Au  diable  le  capucin!  s'écria<*t-îL  G'eot' 
un  vieux  fou  qui  a'aura  pas  compris  les  instructions  de  Fabbé,  ou 
qui  aura  voulu  faire  à  sa  tête!...  Mais  comment  savez*vous  de  qudle 
part  il  venait  ici? 

-^  Le  bon  père  me  l'a  dit  lui-même. 

— '  Allons,  c'est  un  âne!  grommela  le  gteéral  entre  ses  dents. 

Il  courut  écrire  à  l'abbé,  et  chargea  le  père  Onorio  de  lui  porter 
la  lettre.  En  même  temps,  pour  s'en  débarrasser,  il  lui  donna  quel- 
ques louis  que  le  saint  regarda  avec  un  sourire  d'étonnement  M 
jeta  sur  la  table  en  disant  :  —  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  vendent  ; 
la  parole  de  Dieu.  J'ai  besoin  de  cinq  sous  pour  ma  journée,  on  me 
les  a  donnés,  et  je  vous  remercie.  .  ' 

n  prit  la  lettre,  son  bâton,  sa  besace,  et  partit  pour  Aix,  où^Mo- 
reali  lui  avsdt  annoncé  qu'il  le  retrouverait. 

Moreali  était  un  vivant  bien  différent  de  ce  mort.  Il  n'était  pas 
cuirassé  contre  les  outrages.  Celui  qu'il  avait  reçu  de  Lucie,  malgré 
le  soin  qu'elle  avait  pris  de  l'adoucir  en  le  reconduisant  et  Thu^ 
milité  qu'il  avait  réussi  à  lui  montrer,  saignait  au  fond  de  son 
cœur.  Il  avait  la  volonté  de  faire  prédominer  en  lui  l'esprit  de  cha- 
rité; mais  s'il  n'était  déjà  plus  assez  homme  pour  aimer  réellement, 
il  Tétait  encore  trop  pour  ne  pas  haïr.  Le  père  Onorio  vit  qu'il  re- 
culait devant  l'humiliation  de  retourner  à  Turdy  après  en  avoir  été 
chassé.  —  Que  tu  es  encore  loin  de  l'état  de  perfection,  mon  pauvre 
motifigrwre!  lui  dit-il.  —  Il  l'appelait  ainsi  pour  le  railla-  de  son- 
reste  d'attache  au  monde.  —  Tu  as  encore  besoin  de  lutter^  pour 
ne  pas  bouder  et  regimberl  Tu  ne  travailles  point,  tu  te  laisses  vivre  \ 
au  gré  du  diable I  J'ai  été  comme  toi;  mais  je  prenais  les  bons 


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MADBirOlSfeLLB   U   QUINTINIE*  17 

moyens,  je  me  mortifiais,  je  portais  le  cilice...  Toi,  tu  as  toujours 
la  peau  fine  et  les  mains  blanches.  Tu  attends  les  tentation^,  au 
risque  d*y  céder,  et  quand  elles  viennent,  elles  te  trouvent  désarmer 
Je  te  le  dis  :  tant  que  tu  n'auras  pas  détruit  sans  retour  la  sensibi-^ 
Uté  du  corps  et  de  l'esprit,  tu  souffriras  sans  profit  et  sans  honneur. 

Selon  le  père  Onorio,  Fétat  de  perfection,  celui  qui  a  été  préconisé 
par  les  ascètes,  et  qui  représente  à  leurs  yeux  la  véritable  ortho-, 
dèflde^  le  premier  degré  de  la  sainteté,  c'est  d'arriver  à  ne  plus  être 
ai{>abte  ni  de  pécher  ni  de  mériter.  On  devient  une  chose,  la  chose 
de  Dieu.  H  vous  éprouve,  on  le  met  presque  au  défi  de  vous  faire 
crier,  tant  on  est  endurci  contre  toute  souffrance  humaine,  phy- 
gique  ou  morale.  11  peut  aller  jusqu'à  vous  ôter  la  foi,  comme  une 
trop  grande  compensation  et  une  trop  vive  jouissance  :  on  se  ré- 
signe, on  se  passe  de  foi,  on  devient  stupide,  tant  que  dure  l'épreuve; 
■Uttft^  pour  svbir  sans  péril  cette  épreuve  décisive,  il  faut  avoir  m 
bien  détruit  en  soi  le  goût  et  la  faculté  de  pécher  que  Satan  ne  puisse. 
rien  contre  vous.  C'est  la  victoire  de  saint  Antoine,  c'est  un  nouveau 
degré  de  sainteté. 

Aîn  ces  hommes  admettent  pour  eux  une  loi  de  progrès,  comme 
BOUS  la  réclamons  pour  les  sociétés;  mais  quel  étrange  progrès  à 
rebours  est  le  leur! 

Horeali  avait  adopté  cette  doctrine,  il  se  débattait  au  seuil  de  la 
pratique.  Il  avait  eu  trop  de  passions  et  il  avait  encore  trop  d'intel* 
ligenoe  pour  se  plier  jusqu'à  terre. 

—  Ne  me  demande  pas  de  m'humilier  devant  la  jeune  fille,  dit-il. 
Devant  le  vieillard,  devant  le  philosophe,  soit  :  j'essaierai;  mais  elle! 
jeae  le  puis,  c'est  aller  contre  la  loi  de  Dieul 

*—  Monêignarey  reprit  le  moine,  il  n'y  a  rien  à  faire  avec  toi.  La 
diair  et  le  sang  te  tiennent.  Je  m'en  retourne  à  Frascati. 

—  Non,  dit  Moreali,  j'obéirai,  je  traverserai  ce  lac,. ..  sitôt  qu'elle 
iD*aura  écrit  elle-même  ! 

—  Ab!  comme  ta  l'aimes,  gibier  de  Satan!  reprit  le  moine  avec 
raoœnt  ironique  d'un  profond  mépris.  Allons,  cède-moi  ton  ora- 
toire, je  vais  me  prosterner  là,  et  je  t'avertis  que  j'y  resterai  doaze 
heures,  douce  jours,  s'il  le  faut,  sans  bouger.  Je  m'offre  pour  toi  en 
ncrifiee,  je  ne  me  relèverai  que  quand  tu  m'auras  dit  :  —  J'y  ai  été! 

Et  il  se  jeta  par  terre  de  sa  hauteur  devant  un  autel  portatif  que 
MMeali  cachait  dans  une  petite  chambre  pour  faire  ses  dévotions, 
quel  que  fût  son  domicile. 

Le  bruit  de  ces  vieux  os  qui  résonnaient  et  semblaient  craquer 
sur  le  carreau  fit  tressaillir  Mareali.  11  releva  le  moine.  —  J'y  vais, 
dii-il«  j'y  vais  sur  l'heure  !  Prie  pour  moi,  mais  ne  m'attends  pas; 
f  y  reslern  peut-être,  mais  je  ts  jure  que  j'y  vais. 


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iS  BEVOB  DES  DBUX  MONDES. 

M.  Lemontier  s'était  entendu  de  nouveau  avec  Lucie  et  son  grand* 
père.  Il  leur  avait  annoncé  Moreali,  il  les  avait  décidés  à  le  voir^  à 
l'entendre,  à  lui  laisser  la  prédication  libre.  Cette  liberté  était  là 
légitimation  et  la  garantie  de  celle  que  M.  Lemontier  aurait  lui-même 
de  répondre  à  Moreali  et  de  tenir  tête  au  général.  Le  vieux  Turdy 
comprit  tout  et  surmonta  s^  répugnances.  Moreali  avait  désiré  un 
entretien  particulier  avec  lui.  Il  fallait  savoir  le  but  de  Moreali  afin 
de  le  déjouer,  si  c'était  un  but  perfide.  M.  Lemontier  n'avait  pas 
oublié  la  remarque  sur  laquelle  Henri  Yalmare  avait  appelé  son  at-* 
tention.  Moreali  était*il  influencé  par  des  sentimens  personnels  in- 
compatibles avec  la  gravité  de  son  âge  et  les  prescriptions  de  son 
état? 

Henri  venait  d'arriver  à  Turdy,  où  on  le  retenait  à  dîner  presque 
tous  les  jours,  quand  Moreali  se  présenta.  M.  Lemontier  engagea 
Henri  à  tout  observer  avec  le  plus  grand  calme,  surtout  dans  les 
momens  où  lui-même,  accaparé  par  le  général  ou  distrait  par  quel- 
que autre  soin,  serait  forcé  de  perdre  de  vue  la  contenance  dé 
l'abbé.  Il  lui  recommanda  encore,  si  ses  soupçons  se  confirmaient, 
de  n'en  faire  part  qu'à  lui  seul  et  de  n'en  rien  écrire  à  Emile. 

Moreali  approcha  prudemment.  Il  s'arrêta  à  la  grille  du  manobr 
et  envoya  deux  cartes  à  M.  de  Turdy  et  à  Lucie,  afin  qu'ils  ne  pus- 
sent lui  reprocher  d'être  entré  sur  la  seule  invitation  du  général. 
Lucie  prit  le  bras  de  M.  Lemontier  et  alla  elle-même  recevoir  Mo- 
reali. —  Vous  venez  en  chrétien,  monsieur,  lui  dit-elle,  soyez  le 
bienvenu.  Mon  grand- père  regrette  d'avoir  méconnu  vos  inten- 
tions; mais  voici  un  nouvel  ami,  M.  Lemontier,  qui  l'a  calmé  et  per- 
suadé. Je  suis  aussi  heureuse  d'avoir  à  vous  faire  rentrer  ici  que 
j'ai  eu  de  chagrin  à  vous  en  faire  sortir. 

Moreali  s'inclina.  La  présence  de  M.  Lemontier  lui  coupa  la  pa- 
role :  il  sentit  qu'il  le  haïssait;  Emile  ne  lui  avait  pas  inspiré  d'a- 
version. Il  se  remit  vite.  Il  fut  digne,  poli  avec  ses  hôtes,  froid  et 
comme  dédaigneusement  généreux  envers  Lucie.  On  servait  le  dî- 
ner; on  l'invita  à  rester,  et  eii  attendant  le  dernier  coup  de  cloche 
il  se  promena  au  fond  du  jardin  avec  le  général.  Il  vit  bien  vite  que 
celui-ci  avait  énormément  faibli  en  son  absence.  Le  général  se  plai- 
gnait du  capucin,  il  rendait  justice  à  l'esprit  de  tolérance  de  M.  Le- 
montier, à  la  bonhomie  sans  rancune  du  grand- père,  à  la  discré- 
tion d'Emile,  qui  était  parti  afin  de  ne  blesser  personne,  à  la  docilité 
de  Lucie,  qui  ne  se  refusait  à  aucune  tentative  de  conciliation,  à 
Henri  Valmare,  qui  avait  été  initié  malgré  lui  à  des  dissentimens 
fâcheux,  mais  qui  était  un  caractère  sûr,  un  garçon  disicret.  Bref,  le 
pauvre  général  eût  bien  voulu  être  content  de  tout  le  monde  et  né 
pas  pousser  plus  loin  sa  résistance.  N'était-ce  pas  assez  d'avoir  6b^ 
tenu  que  Lucie,  en  épousant  Emile,  fût  libre  de  pratiquer? 


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HADBICOI0SIXB  LA  QUINTINIE.  iO 

—  Vous  êtes  facQement  dupe^  monsieur  le  général!  répondit  Mo* 
reali.  Cela  ne  doit  point  étonner  de  la  part  d'un  caractère  chevale- 
resque comme  le  vôtre;  mais  les  devoirs  austères  de  mon  état  m'ont 
appris  à  connaître  les  ruses  de  l'incrédule  et  les  transactions  des 
mauvaises  conaciences.  Si  M.  Lemontier  accorde  toute  liberté  à  sa 
Ibtnre  beUe^lle^  c'est  parce  qu'il  sait  déjà  qu'elle  a  abjuré  cette 
fiberté  entre  les  mains  de  M.  Emile. 

—  Si  je  le  croyais?  fit  le  général  déjà  empourpré  de  colère;  mais 
sa^K)6ez-vous  à  ce  petit  Énrile  tant  d'ascendant  sur  elle?  Elle  ne 
Taime  pas,  elle  ne  m'a  jamais  dit  qu'elle  Taimât.  Elle  ne  tient  point 
à  lui!  Elle  est  femme,  elle  s'amuse  de  l'obstination  de  cet  original- 
Ut,  gui  prétend  l'obtenir  de  moi  malgré  eUe  et  malgré  vous.  E31e  est 
flattée  de  la  démarche  et  de  l'insistance  du  père,...  qu'elle  tient 
en  grande  estime  pour  ses  talens.  Elle  est  instruite,  c'est  une 
liseuse,  elle  aime  les  beaux  esprits.  Et  puis  elle  se  plaît  à  m'inquié- 
ter  et  à  me  taquiner  à  présent.  Elle  se  tient  sur  la  réserve,  elle 
m'en  veut  de  la  scène  de  Tautre  soir.  Tai  été  un  peu  emporté,  je 
m*en  accuse  et  m'en  confesse;  mais  vous  entendez  bien  que  je  ne 
peux  pas  lui  en  demander  pardon.  Un  père  est  un  père,  il  ne  peut 
pas  plus  avoir  de  torts  envers  ses  enfans  qu'un  chef  envers  ses  in- 
férieurs. 

—  C'est  ma  conviction!  reprît  vivement  Moreali,  C'est  la  loi  de 
Dieu  qui  prime  toutes  les  lois  humaines.  L'esprit  révolutionnaire  a 
en  vain  restreint  et  annulé  en  quelque  sorte  dans  ses  codes  l'auto- 
rité paternelle  :  elle  subsiste  en  son  entier  dans  la  conscience  du 
yrai  chrétien.  H'^'  La  Quintinie  invoquera  sans  doute  contre  vous 
ces  lois  civiles  qui  ont  assigné  un  âge  de  majorité,  c'est-à-dire 
d'impunité  aux  enfans  rebelles... 

—  Jamais!  s'écria  le  général,  rendu  à  ses  instincts  de  despo- 
tisme; je  la  tuerais  plutôt  ! 

*  —  Ne  parlons  pas  de  tuer,  reprit  en  souriant  Moreali;  sachons 
hous  faire  obéir  sans  éclat  et  sans  violence.  H"'  La  Quintinie  est  aux 
prises  avec  les  suggestions  de  l'esprit  du  siècle,  avec  Satan  lui- 
même. 

—  Oui,  oui,  dit  le  général,  qui  eût  bien  voulu  concilier  ses  pro- 
pres opinions  entre  elles;  Satan,  c'est  le  siècle,  vous  l'avez  dit;  c'est 
la  révolution  ! 

—  Eh  bien!  elle  est  chez  vous,  la  révolution!  reprit  Moreali.  Bile 
ronge  votre  famille  au  cœur,  et  vous  lui  avez  ouvert  la  porte.  M.  Le- 
montier  est  un  de  ses  brandons;  il  est  lancé  sur  votre  maison,  il  la 
dévorera  jusqu'au  scandale,  et  déjà  votre  fille  est  atteinte.  Qu'elle 
aime  ou  non  le  jeune  homme,  elle  veut  faire  acte  d'indépendance; 
elle  se  sépare  de  vous  aujourd'hui,  demain  elle  se  séparera  de  l'é- 
glise. Tenez,  monsieur  le  général,  je  n'ai  plus  rien  à  faire  ici,  moi; 


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.20  BfiTUE  DB8  DEUX  MONDES*. 

je  suis  dédaigné,  méprisé.  C'est  tout  simple!  que  suis-je  pour 
M"'  Lucie?  Ah  !  qu'un  ami  pèse  peu  dans  la  conscience  qui  a  mé- 
connu déjà  la  voix  du  sang!  C'est  à  vous  de  voir  si  vous  voulez 
tomber  dans  ce  discrédit  devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  d'avoir 
'  courbé  la  tête  sous  le  vent  révolutionnaire  et  d'avoir  fait  alliance 
intime  avec  les  ennemis  de  la  religion  et  de  la  société. 

Moreali  avait  touché  juste.  Le  qu'en  dira-^^n  conservateur  et 
'dévot  était  bien  plus  sensible  au  général  que  le  fait.  Quand  Moreali 
le  vit  ranimé,  il  le  calma.  Ils  se  parlèrent  à  voix  basse,  discutant 
un  plan  de  conduite.  Quand  le  dtner  les  appela,  ils  étaient  d'accord 
sur  tous  les  points. 

Le  dîner  fut  un  peu  égayé  par  l'esprit  d'Henri  Yalmare  et  la  sé- 
rénité maligne  du  vieux  Turdy.  M.  Lemontier  se  gardait  bien  des 
airs  de  triomphe.  Il  observait  Tenjouement  refrogné  du  général  et 
lisait  dans  son  attitude  grosse  d'orages  l'effet  de  sa  conférence  avec 
Moreali.  Quant  à  ce  dernier,  il  s'observait  si  bien  qu'il  fut  impossible 
de  surprendre  un  regard  de  lui  dirigé  vers  Lucie,  l'ombre  d'une 
émotion  quelconque  au  son  de  sa  voix  ou  au  frôlement  de  sa  robe* 

Après  le  dîner,  on  marcha  un  peu,  puis  on  rentra  au  salon.  Henri 
resta  dehors  avec  M.  Lemontier,  et  le  vieux  Turdy  provoqua  une 
explication  entre  le  général  et  sa  fille  en  présence  de  l'abbé.  Il  la 
provoqua  bénignement,  disant  qu'il  aurait  lui-même  voix  au  cha- 
pitre et  rien  de  plus,  qu'il  fallait  entendre  toutes  les  raisons,  que 
celles  de  l'abbé  pouvaient  avoir  leur  poids  sur  l'esprit  de  sa  petite- 
fille,  et  qu'il  ne  voulait  plus,  lui,  s'opposer  à*  ce  qu'elles  fussent 
^  écoutées  dans  tout  leur  développement.  Il  ajouta  que  si  ces  raisons 
persuadaient  Lucie,  il  retirerait  son  opposition.  11  allait  exiger  que 
son  gendre  assurât  la  même  autorité  à  la  décision  de  Lucie  lorsque 
Moreali  se  leva. 

—  Monsieur  de  Turdy  me  fait,  dit-il,  une  position  qui  m'honore 
et  dont  je  lui  suis  reconnaissant;  mais  en  dehors  de  l'autorité  pa- 
ternelle je  ne  reconnais  ici  aucune  autorité  directe.  La  mienne  est 
tellement  nulle  que  je  me  récuse.  Je  ne  me  suis  présenté  ici  que 
pour  demander  humblement  pardon  à  M.  de  Turdy  de  lui  avoir 
déplu.  Ce  pardon  m'est  généreusement  accordé,  je  n'ai  plus  qu'à 
me  retirer  sans  vouloir  courir  le  risque  de  lui  déplaire  encore. 

—  Vous  ne  me  déplairez  pas,  monsieur,  reprit  le  vieillard,  puis- 
que c'est  moi  qui  vous  provoque  à  parler.  Si  vous  vous  y  refusiez, 
je  croirais  que  vous  agissez  sans  franchise  et  que  vous  vous  réservez 
d'influencer  secrètement  le  général  sans  vous  compromettre  auprès 
de  moi. 

—  Ce  serait  m'attribuer,  dit  Moreali,  l'ascendant  d'un  esprit  fort 
sur  un  esprit  faible,  et  vous  ne  ferez,  monsieur,  ni  cet  affront  au 
caractère  du  général,  ni  cet  honneur  à  mon  mince  mérite. 


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JCADBMOISELLB  LA  QUINTINIE.  21 

H.  Lemontier  ratra  fort  à  propos,  le  vieux  Turdy  allait  perdre 
patience.  ÉvideiDOient  Horeali  voulait  brouiller  les  cartes.  M.  Le- 
montier sut  apaiser  tout  le  mondé,  mais  il  ne  put  engager  l'abbé  k 
exprimer  son  opinion.  Lucie  fut  indignée  de  cette  démission  perfide. 
•^  Vous  ne  réussirez  pas,  dit-elle  à  M.  Lemontier,  à  faire  parler  un 
oracle  qui  ne  croit  plus  en  lui-même.  M.  Moreali  sent  que  sa  cause 
n'est  pas  bonne,  puisqu'il  l'abandonne. 

L'dBil  du  prêtre  s'enflamma  de  colère,  mais  sa  voix  fut  calme  et 
don  ton  obséquieux  et  railleur.  —  11  n'y  a  pas  ici,  dit-il,  de  cause 
qui  me  soit  personnelle.  Il  n'y  a  que  celle  du  devoir  qui  est  la  sou- 
mission filiale.  Que  je  déserte  ou  non  cette  cause  par  mon  silence, 
vous  ne  la  gagnerez  jamais  devant  Dieu,  mademoiselle  La  Quintinie, 
et  comme  vous  savez  cela  aussi  bien  que  moi*  il  est  de  toute  inuti* 
•lité  que  je  vous  le  rappelle. 

Lucie  provoquée  fut  sévère.  Ce  n'était  peut-être  pas  ce  que  la 
prudence  eût  conseillé;  mais  M.  Lemontier  ne  lui  avait  pas  recom- 
mandé la  dissimulation.  11  voulait  au  contraire  qu'on  forçât  l'ennemi 
à  la  franchise.  Lucie  s'en  chargea  vigoureusement.  —  Monsieur 
l'abbé»  dit-elle,  si  en  ce  moment,  au  lieu  de  me  prononcer  pour  le 
mariage,  je  me  prononçais  pour  le  cloître,  mon  père  s'y  opposerait  : 
que  me  c<mseilleriez-vous? 

—  D'obéir  à  votre  père»  répondit  l'abbé  avec  précipitation  et 
conune  se  mentant  résolument  à  lui-même. 

—  Mais  vous  m'aideriez  pourtant  à  vaincre  sa  résistance? 

—  le  me  jetterais  à  ses  genoux  pour  qu'il  vous  laissât  chercher 
n'importe  dans  quel  état  les  voies  du  salut;  mais  il  est*  des  routes 
qui  ne  conduisent  les  âmes  qu'à  leur  perte,  et  vous  n'attendez  pas 
de.  moi  que  je  supplie  votre  père  de  vous  les  ouvrir. 

Le  vieux  Turdy  allait  répliquer.  —  Entendons-nous  bien,  dit  avec 
douceur  M.  Lemontier.  H.  l'abbé  ne  regarde  pas  le  mariage  en  lui- 
même  comme  une  voie  de  perdition  :  il  estime  mieux  la  voie  du 
renoncement,  c'est  son  droit;  mais  ce  qu'il  proscrit,  c'est  le  mariage 
avec  un  hérétique,  et  mon  fils  est  un  hérétique  à  ses  yeux. 

—  N'en  faites-vous  pas  gloire,  monsieur?  reprit  l'abbé. 

.  —  Non,  monsieur,  il  n'y  a  aucune  gloire  à  protester  contre  une 
loi  qui  condanme  l'esprit  d'examen.  C'est  un  devoir  très  simple 
pour  ceux  qui  croient  que  Dieu  veut  être  compris  librement,  afin 
d'être  librement  aimé. 

—  Je  ne  me  laisserai  entraîner  à  aucune  controverse,  dit  l'abbé. 
Je  suis  venu  iQÎ  avec  le  ferme  dessein  de  ne  blesser  aucune  opipibn 
et  de  ne  blâmer  aucune  personne.  Vous  me  permettrez  de  garder 
jBes  convictions,  puisque  je  refuse  d'attaquer  les  vôtres. 

—  Ce  n'est  point  là  votre  mission,  reprit  Lucie;  vous  devez  cher- 


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22  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cher  à  persuader  et  ne  pas  tant  ménager  des  amours-propres  dont 
nous  faisons  tous  si  bon  marché  devant  vous. 

—  Le  fait  est,  ajouta  M.  de  Tiirdy,  que  le  capucin  d'hier  renten7 
dait  mieux.  Il  nous  a  dit  notre  fait  sans  s'embarrasser  d'être  raillé 
pu  jeté  par  les  fenêtres.  Il  m'a  fait  rire;  mais,  en  me  traitant  de 
charogne  et  de  fumier,  il  ne  m'a  point  fâché,  et  il  a  emporté  mon 
estime,  tant  la  bonne  foi  est  une  belle  chose  I 

L'abbé  sentit  le  trait,  il  ne  broncha  pas,  et  chercha  son  chapeau 
pour  se  retirer. 

—  Encore  un  mot,  monsieur  l'abbé,  dit  le  général,  qui  recom- 
mençait à  s'effrayer  de  rester  seul;  ne  décriez-vous  pas  un  entre- 
tien particulier  avec  M.  de  Turdy?  Vous  savez  qu'il  est  assez  bien 
portant  pour  s'y  prêter,  et  qu'il  ne  refuse  plus... 

—  Je  sais  que  M.  de  Turdy  a  cette  extrême  bonté  pour  moi,  ré- 
pondit Moreali  avec  rhumilité  hautaine  dont  il  ne  s'était  pas  départi 
un  seul  instant;  mais  cet  entretien  serait  sans  objet  à  présent.  Il 
m'accusait...  de  fanatisme.  Je  suis  heureux  de  lui  avoir  prouvé  par 
ma  réserve  et  de  lui  montrer  par  ma  retraite  que  je  n'entends  pas 
livrer  bataille  contre  les  opinions  qui  prévalent  ici. 

Il  salua  et  partit.  M.  Lemontier  sentit  que  l'ennemi  se  dérobait- 
Il  espéra  un  instant  que  cette  défection  rendrait  le  général  plus  trai- 
table.  Ce  fut  le  contraire.  On  lui  avait  fait  la  leçon,  il  se  monta  pour 
en  finir  plus  vite,  et  signifia  à  Lucie  que  sa  décision  était  inébran- 
lable. Lucie  s'anima  et  déclara  encore  de  son  côté  que,  si  elle  n'é- 
pousait point  Emile,  elle  ne  se  marierait  jamais. 

—  €'e8t  comme  il  te  plaira,  répondit  le  général  irrité.  Tu  atten- 
dras ma  mort,  et,  comme  j'ai  Tintention  de  ne  pas  finir  de  si  tôt,  tu 
auras  le  temps  de  faire  tes  réflexions.  Je  regrette  que  tout  cela  se 
dise  devant  vous,  monsieur  Lemontier.  Vous  l'avez  voulu,  je  n'en 
suis  pas  moins  votre  serviteur;  mais  je  ne  peux  pas  céder.  Vous  vous 
consulterez  pour  voir  si  vous  pouvez  céder  vous-même.  C'est  l'uni- 
que solution  possible. 

Il  se  retira,  et  Lucie,  héroïque  et  tendre  avec  son  grand-père, 
l'embrassa  en  souriant.  —  Ne  vous  tourmentez  pas,  lui  dit-elle; 
ceci  est  le  paroxysme  de  T énergie  de  mon  père.  Vous  savez  bien 
qu'après  les  grandes  explosions,  les  grandes  lassitudes  le  prennent. 
Encore  quelques  jours  de  patience,  et  il  cédera. 

Mais  quand  elle  eut  reconduit  le  vieillard  à  sa  chambre,  elle  revint 
à  M.  Lemontier,  et,  se  jetant  dans  ses  bras,  elle  fondit  en  larmes. 
—  Mon  ami,  je  crois  que  tout  est  perdu,  lui  dit-eile.  Si  l'abbé  est 
parti,  c'est  parce  qu'il  s'est  assuré  que  mon  père  ne  faiblirait  plus. 

—  Courage!  lui  répondit  M.  Lemontier;  je  n'abandonne  pas  la 
partie,  moil 


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lUDEMOISBULE  ÏA  QUOCTINIE.  23 

Le  général  n'avait  pas  la  dose  de  fermeté  que  lui  attribuait  Lucie» 
et  Vabbé  n'avait  point  compté  qu'il  l'aurait.  Il  avait  tourné  l'ob- 
stacle, U  s'était  réservé  d'agir  seul. 

Le  lendemain  matin,  Lucie  apprit  avec  stupeur  que  son  père  était 
parti  dans  la  nuit.  On  lui  remit  une  lettre  de  lui  ainsi  conçue  : 

a  Ces  luttes  me  fatiguent  et  me  dégoûtent.  Je  retourne  à  mon 
poste,  où  le  devoir  me  réclame.  Puisque  vous  avez  disposé  de  votre 
cœur  sans  mon  aveu,  je  cède,  mais  sous  une  condition  expresse  : 
M-  Lemontier  quittera  le  château  de  Turdy,  et  vous  entrerez  aux 
carmélites.  Vous  y  passerez  un  mois  dans  une  claustration  absolue. 
Si,  après  ce  temps  écoulé,  à  l'abri  des  mauvais  conseils  et  des  fu* 
nestes  influences,  vous  persistez  dans  votre  choi^,  je  vous  donne 
ma  ^ole  de  n'y  plus  apporter  d'obstacles. 

«  A.-g;  La  QuiNTiifiB.  » 

Lucie  eut  d'abord  un  élan  de  joie  ardente,  puis  une  peur  froide» 
sans  pouvour  se  rendre  compte  de  ce  qu'elle  redoutait.  Elle  se  dé- 
battit contre  cet  instinct  de  pusillanimité.  Elle  savait  bien  que  son 
père  était  devenu  un  peu  perfide;  mais  il  engageait  sa  parole,  il  en 
remettait  le  gage  entre  ses  mains,  il  signait  sa  lettre.  Elle  se  repro- 
cha son  doute  et  courut  trouver  M.  Lemontier. 

—  Cette  épreuve  ne  serait  rien  pour  moi  seule,  lui  dit-elle ,  mais 
je  la  trouve  atroce  pour  mon  grand-père  et  pour  Emile;  mon  père 
n'eût  point  imaginé  cela.  Ah  !  mon  ami,  l'abbé  Fervet  me  fait  peur! 
le  voilà  qui  aime  &  faire  souffrir! 

—  Lucie,  répondit  vivement  M.  Lemontier,  qu'estr-ce  que  c'est 
que  cette  claustration  des  carmélites?  Les  prêtres  ont-ils  le  droit  de 
franchir  la  grille? 

—  Non,  aucun  sans  exception. 

—  Mais  le  jour  où  vous  chantiez  dans  cette  chapelle,  M.  Moreali... 

—  Il  était  dans  le  chœur  extérieur,  séparé  du  nôtre  par  une  grille 
et  un  voile. 

—  Hais  au  confessionnal? 

—  Un  mur  sépare  la  pénitente  du  prêtre.  D'ailleurs  je  ne  me  suia 
jamais  confessée  à  l'abbé  Fervet,  et  je  ne  me  confesserai  plus  à  au- 
cun prêtre. 

—  Jamais? 

—  Jamais!  cela  ferait  souflfrir  Emile;  mais  pourquoi  me  faites- 
vous  ces  questions-là?  Que  craignez-vous  pour  moi? 

—  Je  ne  sais,  répondit  M.  Lemontier,  qui  répugnait  à  soupçonner 
l'abbé,  et  qui  ne  voulait  pas  éclairer  Lucie  sur  certains  dangers  dont 
eUe  n'avait  certes  jamais  conçu  la  pensée;  nous  voici  aux  prises 
avec  deux  honmies  bien  différons  l'un  de  l'autre,  mais  fanatique» 


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2&  BEVUE  DES  DEUX   MONDES. 

tous  deux  :  Tabbé  qui  regarde  la  souffrance  comme  un  moyen  de 
salut,  le  capucin  qui  dirait  avec  une  parfaite  douceur  :  Tuez4a,  si 
elle  est  en  état  de  grâce  !  Us  ont  peut-être  des  complices  de  leur 
folie  et  des  ministres  dévoués  de  leurs  audaces.  Je  me  demandais 
si»  à  rinsu  de  votre  père,  ils  ne  pourraient  pas  vous  enlever  et  woœ 
faire  transférer  dans  un  autre  couvent  qui  serait  pour  vous  une  vé- 
ritable prison  où  votre  père  lui-même  aurait  de  la  peine  à  vous  dé«« 
couvrir.  Je  m'exagérais  sans  doute  le  danger.  On  n'enlève  ainsi  que 
les  personnes  qui  s'y  prêtent  par  leur  faiblesse  et  leur  crédulités 
Pourtant...  je  ne  suis  pas  tout  à  fait  sans  inquiétude.  On  peut  voua 
obséder,  vous  irriter  au  point  de  vous  rendre  malade,. ..  et  les  ma^ 
lades  sont  sans  défense. 

—  Oui!  répondit  Lucie  :  ma  mère!...  * 

—  N'acceptez  donc  pas  les  conditions  du  général,  reprit  M.«Ije- 
montier;  proposez-lui-en  d'autres,  auxquelles  nous  réfléchirons  en*^ 
semble  aujourd'hui.  Gagnons  du  temps,  et  ne  montrez  pas  l'impie 
tience  d'une  solution  trop  prompte. 

—  Ah  !  mon  ami,  répondit  Lucie;  je  vous  remercie  de  ce  conseil. 
Que  deviendrait  mon  grand-père  sans  vous  et  sans  moi?  Je  vous 
l'aurais  laissé  avec  confiance,...  ou  bien  à  Emile  I  Hais  on  exige  que 
vous  partiez,  et  certes  on  ne  veut  pas  qu'Emile  revienne.  Emile  ce- 
pendant ne  me  trouvera-t-il  pas  bien  lâche  de  reculer  devant  quel- 
ques  semaines  de  prison  quand  le  consentement  de  mon  père  est  à 
ce  prix? 

—  Emile  pensera,  commç  moi,  qu'en  fait  de  couvent  il  faut  se 
rappeler  ces  vers  de  La  Fontaine  : 

Je  Tois  fort  bien  comme  on  y  entre, 
Et  ne  vois  point  comme  on  en  sort. 

Ne  parlez  pas  de  cette  lettre  au  grand-père;  je  vais  tâcher  de  voir 
et  de  pénétrer  M.  Fervet. 

M.  Lemontier  se  rendit  à  Aix  et  y  trouva  l'abbé  avec  le  père 
Onorio.  Ce  dernier  fut  pour  lui  une  providence.  Incapable  de  men- 
tir et  de  louvoyer,  il  déjoua  toute  l'habileté  de  Moreali,  qui  voulait 
se  tenir  sur  la  réserve,  et  il  déclai*a  qu'à  la  place  du  général  (il  était 
maintenant  désabusé  de  son  erreur  de  personnes)  il  aurait  conduit 
sa  fille  au  couvent  de  force,  que  là  il  l'aurait  confiée  aux  carmé-* 
lites  et  soumise  chez  elles  à  un  régime  analogue  à  celui  de  la  pri- 
son cellulaire,  que  l'on  aurait  bien  vu  alors  si  l'on  n'avait  pas  les 
moyens  d'éluder  et  de  braver  les  lois  révolutionnaires  qui  prétendent 
protéger  et  délivrer  les  filles  majeures.  Pour  lui,  il  se  souciait  fort 
peu  de  ces  lois  païennes  et  socialistes;  il  était  prêt  à  prendre  toute 
la  responsabilité  de  la  révolte,  de  tous  les  prétendus  crimes  et  dé-^ 
lits  que  les  tribunaux  se  flattent  d'atteindre.  Il  ne  s'en  cacherait 


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MADEMOISELLE  LA  QUINTIME.  26 

pas.  On  pouvait  l'envoyer  en  prison,  au  bagne,  à  l'échafaud,  il  irait 
en  riant;  et  si  cela  ne  sei-vait  à  rien,  si,  après  avoir  gagné  du  temps 
et  tenté  de  réduire  le  corps  et  Fesprit  de  la  pénitente  par  des  ri- 
gueuis  salutaires,  on  n* avait  pas  fait  sortir  d*elle  le  démon  qui  l'ob- 
sédait; si  euGn  la  force  publique  la  réintégrait  à  son  domicile,  alors 
00  s'en  laverait  les  mains,  on  n'aurait  rien  négligé  pour  la  sauver  et 
pobr  être  agréable  à  Dieu. 

U  fit  cette  virulente  sortie  au  grand  déplaisir  de  l'abbé,  qui  voyait 
le  danger  de  dévoiler  ainsi  ses  plans;  mais  il  la  fit,  et  nul  ne  pou- 
▼ah  Tempôcber  de  la  iaire.  Habitué  à  tonner  du  haut  de  la  chaire 
et  à  voir  son  auditoire  de  paysans  romains  frissonner  sous  les  fou- 
dres de  son  éloquence,  le  capucin  n'admettait  pas  l'idée  qu'il  pût 
donner  des  armes  contre  lui,  ou  que  Ton  osât  s'en  servir. 

M.  Uemontter  sourit  de  l'aplomb  de  ce  Barbe-Bleue  tonsuré  qui 
comptait  lui  faire  peur;  mais  ce  qui  le  frappa,  ce  fut  l'anéantisse- 
iDent  de  l'abbé,  qui  n'osait  contredire  son  maître  et  qui  s'efforçait  à 
peine  d'atténuer  l'exubérance  forcenée  de  ses  menaces.  Mis  au  pied 
du  mur  autant  par  le  capucin  que  par  M.  Lemontier,  il  avoua  qu'un 
austère  régime  de  piété  attendait  M"*  La  Quintinie  aux  carmélites; 
nais  il  se  défendit  d'avoir  tendu  aucun  piège.  Le  général  n'avait-il 
pas  annoncé  à  sa  fille  qu'elle  aurait  à  subir  l'épreuve  d'une  claus- 
tiBtion  absolue?  Quant  à  la  durée  de  l'épreuve,  il  ne  partageait  pas; 
il  n'avait  jamais  partagé,  disait-il,  l'idée  de  la  prolonger  contraire^ 
ment  au  gré  du  général.  U  l'avait  fixée  à  trois  mois,  et  il  se  flattait 
qu'au  bout  de  ce  temps  M^'""  La  Quintinie  serait  complètement  reve- 
nue au  sentiment  de  ses  devoirs. 

—  Trois  mois!  s'écria  M.  Lemontier  frappé  de  surprise.  Le  gé- 
néral a-t-il  deux  paroles?  la  sienne  et  la  vôtre?  U  n'a  demandé 
qu'un  mois,  un  seul,  entendez-vous? 

-^  Vous  faites  erreur,  dit  Moreali,  vous  avez  mal  lu. 

—  Non  pas!  l'écriture  du  général  est  fort  lisible,  reprit  M.  Le- 
montier en  tirant  la  lettre  de  sa  poche. 

La  lettre  ne  présentait  pas  d'ambiguïté.  Au  moment  d'écrire  le 
chiOre  convenu  sans  doute  avec  l'abbé,  le  courage  avait  manqué  au 
géoénJ,  l'amour  paternel  avait  parlé  plus  haut  que  le  prêtre,  peut- 
6tre  aussi  la  crsdnte  que  Lucie,  épuisée  par  une  lutte  trop  longue, 
ne  reprit  en  désespoir  de  cause  l'envie  de  se  faire  religieuse. 

Cette  défection  de  M.  La  Quintinie  mortifia  l'abbé,  qui  se  mordit 
les  lèvres.  Le  capucin  haussa  les  épaules  avec  mépris  et  demanda 
qu'on  lui  traduisît  la  lettre.  Quand  il  vit  que  le  général  y  donnait 
sa  parole  d'honneur  de  céder  au  bout  d'un  temps  déterminé,  il 
fut  indigné  et  demanda  à  l'abbé  si  cela  était  convenu  avec  lui. 
L'abbé  avoua  qu'il  avait  fait  cette  transaction  avec  les  scrupules  du 
général. 


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^6  REYUE  DES   DEUX  MONDES 

—  Momignorel  lui  dit  Onorio  en  lui  lançant  un  regard  terrible, 
il  y  a  des  faibles»  des  impuissans  et  des  tiëdes  jusque  sur.les  mar?- 
<hes  de  l'autel  I 

Puis  il  tourna  le  dos  et  s'en  alla  prier,  demander  peut-être  à  son 
bon  ami,  le  petit  dieu  de  sa  feiçon,  une  inspiration  meilleure  pour 
empêcher  ce  mariage,  qu'il  considérait  comme  un  ^and  scandale 
religieux  et  comme  un  triomphe  à  arracher  aux  hérétiques. 

M.  Lemontier  tenait  enfin  l'abbé  tête  à  tête,  et  il  tenait  aussi  le 
fond  de  sa  pensée  ;  mais  il  fallait  saisir  la  véritable  cause  de  ses 
desseins,  fanatisme  ou  terreur  religieuse,  affection  trop  vive  pu  ran- 
•cune  de  prêtre  envers  Lucie.  Un  autre  soupçon  encore  avait  tra- 
versé son  esprit;  mais  il  ne  voulut  pas  s'y  arrêter,  craignant  de 
•céder  à  une  interprétation  préconçue  de  la  conduite  de  l'abbé,  et  de 
perdre  de  vue  l'objet  plus  pressant  sur  lequel  Henri  avait  appelé  la 
rectitude  de  son  examen.  Il  profita  de  l'espèce  de  confusion  où  les 
paroles  du  capucin  avaient  jeté  Horeali  pour  lui  parler  au  contraire 
avec  ménagement  et  douceur.  Il  lui  dit  qu'il  avait  assez  fait  pour 
seconder  les  vues  du  père  Onorio  et  satisfaire  sa  propre  conscience, 
«t  qu'il  serait  bien  temps  de  songer  aux  malheurs  qui  pouvaient 
frapper  M.  de  Turdy  et  Lucie  dans  cette  lutte  impitoyable.  Il  essaya 
d'émouvoir  son  cœur  et  d'y  trouver  ce  qu'il  contenait  encore  de  sen- 
timens  humains,  de  quelque  nature  qu'Us  fussent, 

L'abbé  fut  impénétrable.  S'il  n'avait  pas  la  hardiesse  et  la  puis- 
sance d'initiative  du  c^acin,  il  avait  au  besoin  la  réserve  souve- 
raine et  opiniâtre  du  prêtre  diplomate.  Rien  ne  put  l'entamer.  Il 
plaignit  en  termes  doucereux  et  glacés  les  chagrins  auxquels  s'ex- 
posait Lucie.  Il  prétendit  avoir  fait  son  possible  pour  concilier  les 
devoirs  de  son  ministère  avec  les  exigences  de  la  situation.  Il  conr 
seillait  à  Lucie  de  se  remettre  avec  confiance  aux  mains  des  saintes 
filles  du  Garmel,  et  même  de  s'exposer  avec  courage  aux  ennuis 
d'une  retraite  austère.  Si  elle  est  véritablement  attachée  à  votre 
fils,  ajouta-t-il,  qu'elle  le  lui  prouve  en  subissant  cette  épreuve  si 
courte,  et  si  elle  croit  encore  en  Dieu,  comme  elle  le  prétend, 
qu'elle  prouve  à  Dieu  son  désir  de  s'éclairer  en  s'enfermant  seule  i 
seule  avec  lui  dans  le  sanctuaire. 

—  Je  ne  lui  donnerai  point  ce  conseil,  répondit  M.  Lemontier. 
J'ai  assez  étudié  sur  pièces  l'histoire  des  couvens  pour  savoir  que 
s'ils  peuvent  abriter  des  mysticismes  sincères.  Us  peuvent  cacher 
des  fanatismes  atroces.  Lucie  est  d'une  forte  santé,  d'un  caractère 
bien  trempé  et  d'un  jugement  parfaitement  lucide;  mais  j'ignore 
jusqu'où  peuvent  aller  les  forces  d'une  femme  aux  prises  avec  l'iso- 
lement, les  menaces  et  les  persécutions.  Si  son  père  est  assez  im- 
prévoyant pour  l'y  exposer,  je  sens  qu'U  est  de  mon  devoir  de  la 
préserver,  moi,  et  je  m'oppose  au  nom  de  mon  fils  et  au  mien  à  ce 


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qu'elle  accepte  le  cruel  défi  qu*^on  lui  jette.  Je  ne  veux  pas  croire, 
monsieur,  ajouta  M.  Lemoutier,  qu'un  homme  de  votre  science  et 
de  votre  mérita  ait,  comme  l'ont  cru  quelques  personnes,  troublé 
!a  raison  de  M^*  La  Quintinîé  par  la  peur  des  supplices  étemels; 
mais  si,  contrairement  à  vos  conseils  et  à  vos  intentions,  cette  mal- 
heureuse personne  était  morte  dans  l'égarement  du  désespoir,  un 
tel  exemple  devrait  vous  rendre  plus  prudent  que  vous  ne  semblez 
vouloir  Pétre  à  l'égard  de  sa  fille. 

La  figure  de  l'aJbbé  eut  une  légère  contraction  de  souffrance  ou 
de  dédain;  mais  U  n'accepta  en  aucune  façon  le  reproche. 

—  Est-il  possible,  monsieur,  répondît-il,  qu'on  ait  osé  vous  en- 
tretenir à  Turdy  de  cette  vieÛle  histoire?  S'il  y  avait  là  quelqa0 
chose  de  vrai,  le  général  m'eût-il  accordé  sa  confiance  et  son  affec*- 
tion?  Sachez  donc  la  vérité.  M*^  La  Quintinie...  Mais  j'ai  été  son 
confesseur,  et  vous  pourriez  croire  que  je  vous  raconte  ce  que  tout 
le  monde  ne  sait  pas.  Je  dois  me  taire  et  laisser  au  ^mps  et  aux  cir- 
constances le  soin  de  vous  désabuser. 

M.  Lemontier  crut  saisir  quelque  chose  de  volontaire  dans  cette 
réticence  de  l'abbé,  et  il  lui  sembla  que  celui-ci  cherchait  à  lire 
dans  ses  yeux  s'il  savait  quelque  chose  de  partîculiei^  sur  la  vie  et  la 
mort  de  M"^  La  Quintinie.  A  son  tour,  il  le  regarda  avec  une  atten- 
tion déclarée.  Il  vît  un  nuage  envahir  ce  front  de  marbre,  et  tout  à 
coup,  prenant  le  parti  de  l'attaque  à  tout  hasard  :  —  Prenez  garde, 
monsieur  l'abbé,  lui  dit-il  d'un  ton  froid  et  ferme,  prenez  biea 
garde/... 

—  A  quoi,  monsieur?  s'écria  le  prêtre,  perdant  soudainement 
tout  empire  sur  lui-même.  De  quelle  diffamation,  de  quelle  calom*^ 
nie  me  menace-t-on  à  Turdy?  Quel  libelle  préparez-vous  contre 
l'église  et  contre  moi? 

—  Si  vous  vous  emportez  sdnsî,  réporidît  M.  Lemontier  en  sou- 
riant, nous  ne  pourrons  plus  nous  entendre,  et  pourtant  j'espé- 
rais qu'au  lieu  de  nous  invectiver,  nous  nous  quitterions  emportant 
Vestime  l'un  de  l'autre.  Vous  me  refusez  la  vôtre ,  et  me  traitez 
de  libelliste?  rien  que  cela,  monsieur  l'abbé î...  Je  ne  sab  pas  ré- 
pondre, moi,  à  de  telles  accusations;  je  n'ai  pas  encore  assez  étudié 
le  vocabulaire  terrifiant  du  père  Onorio  ! 

—  Mais  que  vouliez-vous  dire,  reprit  l'abbé  pâle  et  tremblant,  en 
me  jetant  ce  défi  au  visage  :  Prenez  garde? 

—  irétait-ce  pas  la  conclusion  de  mon  plaidoyer  pour  Lucie? 
Prenez  garde  à  sa  raison,  à  sa  santé,  à  sa  vie?  Rappelez-vous  que 
sa  mère  avait  l'esprit  faible,  et  que... 

—  Et  que  quoi?...  N'ayez  pas  de  restriction  mentale,  monsieur! 

—  Yous  m'avez  donné  l'exemple,  monsieur  l'abbé  l  Permettez- 


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28  REYUE   DBS   DEUX  MONDES.     ' 

moi  d'en  rester  là  et  de  remettre  toute  autre  explication  à  un  mo^ 
ment  où  vous  vous  sentirez  plus  bienveillant  à  mon  égard. 

L'abbé,  resté  seul,  se  sentit  baigné  d'une  sueur  froide.  —  Suis-je 
perdu,  se  demandait-il,  ou  ai-je  seulement  failli  me  perdre?  Le 
moment  d*agir  à  tout  prix  est-il  arrivé? 

n  se  demanda  s'il  consulterait  le  père  Onorio ,  et  il  répondit  : 
Non!  Il  ne  comprendrait  pas,  il  ne  voudrait  ou  ne  saurait...  S'il  me 
blâme...  Ah!  quand  j'aurai  arraché  ce  fer  de  ma  poitrine,  je  serai 
tout  à  Dieu  et  ne  reculerai  devant  aucune  pénitence. 

M.  Lemontier  trouva  Henri  à  Turdy.  On  tint  conseil.  Lucie  écrivît 
à  son  père  pour  lui  dire  qu'elle  se  soumettrait  à  de  plus  longues 
épreuves,  pourvu  qu'elle  n'eût  point  à  quitter  son  grand-père,  qui 
n'était  plus  d'âge  à  se  passer  de  ses  soins.  Elle  ne  parla  pas  de 
M.  Lemontier,  qui  se  réserva  d'écrire  lui-même  au  général  dès  qu'il 
pourrait  lui  fournir  quelque  preuve  palpable  des  véritables  inten- 
tions de  l'abbé.  On  écrivit  aussi  à  Emile  de  se  rendre  à  la  résidence 
militaire  du  général,  de  s'y  faire  voir,  et  de  se  tenir  prêt  à  commu- 
niquer avec  lui,  si  besoin  était. 

Après  le  dtner,  le  médecin  ayant  recommandé  à  M.  de  Turdy  de 
faire  un  peu  de  promenade  en  voiture  aux  heures  tiëdes  de  la  jour- 
née, Lucie  et  M.  Lemontier  l'emmenèrent  du  côté  de  La  Motte  et 
au-delà,  dans  les  gorges  pittoresques  qui  conduisent  aux  riches 
plateaux  herbus  de  Ronjoux,  ombragés  de  châtaigniers  séculaires. 
Henri,  ayant  à  donner  beaucoup  de  détails  et  d'instructions  à  Emile, 
resta  à  écrire  dans  la  bibliothèque. 

Quand  la  nuit  le  gagna,  il  se  disposait  à  allumer  les  bougies  ; 
mais  il  crut  entendre  des  pas  furtifs  dans  la  galerie  qui  conduisait 
aux  appartemens  de  Lucie  et  de  son  grand-père,  voisins  l'un  de 
l'autre  et  communiquant  ensemble  à  l'intérieur.  Cette  galerie  était 
parquetée,  le  plancher  craquait  faiblement  sous  des  pieds  discrets. 
La  lenteur  et  la  précaution  de  cette  marche  dans  l'obscurité  trahis- 
saient je  ne  sais  quelle  méfiance  qui  étonna  Henri. 

Il  se  tint  immobile,  jeta  son  cigare  dans  la  cheminée,  et  attendit 
dans  le  grand  fauteuil,  dont  le  dossier  dépassait  sa  tète.  Il  crut  un 
instant  à  la  tentative  de  quelque  larron.  Quelqu'un  ouvrit  douce- 
ment derrière  lui  la  porte  de  la  bibliothèque  et  s'arrêta  au  seuil, 
quelqu'un  que  Henri  ne  put  voir,  mais  dont  la  respiration  précipitée 
trahissait  l'émotion.  Dne  voix,  qu'il  reconnut  pour  celle  de  Misie, 
dit  tout  bas  :  Personne  I  On  se  retira,  et  on  marcha  plus  vite  et  plus 
franchement  vers  l'appartement  de  M.  de  Turdy.  Ces  pas  n'étaient 
plus  ceux  d'une  seule  personne.  Henri  les  laissa  s'éloigner  un  peu 
et  sortit  dans  la  galerie,  qui  était  dans  une  obscurité  complète.  H 
s'y  .tint  aux  écoutes.  La  voix  de  Misie  disait,  sans  beaucoup  de  pré- 


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MADEHOISELLB   Lk  QUINTINIE.  29 

caolîoQS,:.  —  Entrez  ici.  Oui,  c'est  son  boudoir.  EUe  est  sortie.  Ik 
sont  tous  dehors. 

Heari'  se  rappela  être  sorti  en  effet  du  jardin  pour  voir  monter  la 
famille  eu  voiture.  U  avait  fait  quelques  pas  sur  le  chemin.  On  avait 
peat-étre  cru  qu'il  s'en  allait  à  pied  au  Bourget,  comme  cela  lui  ar-. 
rivait  souvent.  U  était  rentré  au  manoir  sans  rencontrer  aucun  do- 
mestique. Le  hasard  avait  fait  que  Misie  ne  le  savait  pas  là. 

liais  qui  donc  introduisaitr-elle  ainsi  secrètement  dans  Tapparte^ 
ment  de  sa  maîtresse?  Henri  était  trop  porté  à  tout  redouter  de  la 
p^rt  de  Moreali  pour  ne  pas  supposer  que  lui  seul,  par  l'ascendant 
de  aoa  ministère,  pouvait  entrs^er  cette  pauvre  femme  à  une  tra- 
hisiOD. 

Surprendre  les  gens  sur  le  fait  était  bien  facile;  mais  Henri  n'eût 
rkD  su  4Ûnsi  de  leur  motif  et  de  leurs  desseins.  Alors  il  alla  écouter 
jusqu'à  la  porte  de  Lucie.  U  y  avait  plusieurs  pièces,  et  on  ne  s'è* 
tait  pas  arrêté  dans  la  première.  11  n'entendit  rien.  11  essaya  de  se 
glisôar  dans  l'appartement  de  M.  de  Turdy  :  Misie,  peut-être  dans 
la  prévision  de  quelque  surprise,  en  avait  retiré  la  clé.  Henri  resta 
pris  d'une  heure  dans  cette  angoisse,  souvent  prêt  à  perdre  pa- 
tieace,  mais  toujours  retenu  par  l'espérance  de  pénétrer  le  mystère. 
Eafin  il  entendit  Misie  qui  parlait  dans  l'antichambre  de  l'appar- 
tement  de  Lucie^  où.  elle  était  restée  selon  toute  apparence,  et  qui 
disait  :  —  Eh  bieni  monsieur  l'abbé,  est-ce  fini?  Ils  vont  ren- 
trer. 

Henri  recula  lentement  jusqu'à  la  bibliothèque,  et,  se  plaçant 
derrière  la  porte,  il  recueillit  l'entretien  suivant  dans  le  corridor  : 

—  Avez-vous  bien  éteint  les  bougies,  monsieur  l'abbé? 

—  Parfaitement,  mais  je  n'ai  pas  terminé...  Groyez-vous  qu'ils 
sortiront  encore  demain  à  pareille  heure? 

—  Oui,  je  le  croîs. 

—  Pourrai-je  revenir  avec  les  mêmes  précautions? 

—  C'est  bien  dangereux,  monsieur  l'abbé!  Vous  me  ferez  chasser! 

—  Écoutez  I  Si  je  peux  revenir,  mettez  sécher  du  linge  sur  la  ter- 
rasse, quelque  chose  de  grand,  des  draps,  que  je  verrai  de  loin  :  un 
quart  d'heure  seulement  I 

—  U  faut  bien  que  je  fasse  ce  que  vous  commandez,  monsieur 
fabbé,  puisque  c'est  pour  le  salut  de  cette  chère  maîtresse! 

—  JBien,  Misie,  Dieu  vous  en  récompensera!  Conduisez-moi  par 
Fescalier  du  vieux  cb&teau. 

Ils  passèrent  devant  Henri;  ils  étaient  arrêtés  tout  près  de  lui 
pour  se  consulter.  Il  attendit  qu'ils  fussent  loin  pour  sortir  de  l'en- 
doB  par  le  fond  du  jardin  et  aller  au-devant  de  la  voiture  qui  rame- 
nait les  maître^  du  manoir  et  M.  Lemontier.  11  invita  pe. dernier  à 
descendre  pour  se  dégourdir  un  peu  les  jambes,  et,  tout  en  suivant 


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30  REVUE   DES  DEUX  HOlfDES. 

la  voiture  qui  rentrait  au  pas,  il  le  mit  au  courant  de  ce  qui  venait 
de  se  passer» 

—  Ce  n'est  pas  le  moment  des  commentaires,  lui  répondit  tl,  Leri 
montier,  poursuivons  ce  que  tu  as  mené  avec  tant  de  prudence.  Ob^ 
servons,  et  ne  laissons  pas  soupçonner  que  nous  avons  les  yeux  ou-, 
verts.  Rentre  avec  nous  au  château  et  laisse-moi  agir.  Avant  tout 
cependant  il  faudrait  savoir  s'il  n'y  a  personne  de  caphé  dans  l'aptr 
partement  de  Lucie,  et  il  faudrait  s'en  assurer  à  l'insu  des^don^esr 
tiques.  > 

M.  Lemontier  prit  Lucie  à  part  dès  qu'elle  fut  rentrée  et  hii  de- 
manda si  Misie  faisait  le  service  de  son  appartement. 

—  Non,  dit^^e;  mais,  chargée  de  la  lingerie,  elle  entre  souvent 
ches  moi. 

—  Votre  femme  de  chambre  est-elle  dévote? 

-^  Louise?  Pas  du  tout.  Elle  est  en  réaction  contre  Hisie^  doni 
elle  est  jalouse.  • 

rr^  Voulez-vous  Toccupor  ici,  en  bas,  ainsi  que  Misie,  et  m'auto-: 
riser  à  visiter  votre  appartement? 

.    —  Certes  !  Mais  croyez-vous  donc  qu'il  y  ait  chez  moi  quelqu'un 
de  caché? 

—  Non;  mais  je  ne  sais  s'il  n'y  a  pas  quelque  tentative  de  sur^ 
prise,  quelque  préparatif  d'enlèvement.  Occupez  vos  femmes,  soyez 
très  calme,  et  laissez-moi  agir. 

Lucie  obéit  en  tremblant  un  peu.  M.  Lemontier  examina  l'appar- 
tement avec  le  plus  grand  soin.  11  s'assura  qu'il  n'y  avait  personne 
et  qu'aucun  meuble  ne  portait  de  traces  d'eflfraction.  Il  regarda  les 
serrures,  les  verrous,  les  croisées;  tout  fonctionnait  bien. 

Quand  tout  le  monde  se  fut  retiré,  il  resta  dans  la  bibliothèque 
avec  Henri,  et  ils  y  veillèrent  à  tour  de  rôle.  Lucie,  avertie  par  eux, 
examina  minutieusement  tous  les  objets  de  son  appsurtement  et  n'y 
trouva  rien  qui  ne  fût  intact  et  à  sa  place  accoutumée.  Elle  remar- 
qua seulement  que  les  bougies  qu'on  mettait  tout  entières  chaque 
soir  sur  sa  cheminée  avaient  brûlé  une  heure  envii'on.  Elle  visita 
tous  ses  papiers.  Aucun  ne  manquait.  On  n'avait  touché  à  rien». 
Qu'était-on  venu  faire  chez  elle?  Sous  le  coup  d'une  inquiétude 
d'autant  plus  irritante  qu'il  était  impossible  d'en  préciser  la  cause* 
Lucie  dormit  peu.  La  nuit  pourtant  se  passa  sans  qu'aucun  bruit 
insolite  fit  aboyer  les  chiens  et  troublât  le  sommeil  du  vieux  Turdy. 

Le  lendemain,  la  famille  monta  en  voiture  après  dtner  sans  mar- 
quer aucun  soupçon  à  Misie,  qui  bien  évidemment  était  seule  com- 
plice du  mystérieux  projet  de  Moreali.  Henri,  qui  avait  fait  semblant 
de  s'en  aller,  rentra  inaperçu  comme  la  veille,  mais  cette  fois  à  des- 
sein et  grâce  à  de  grandes  précautions*  D'une  des  fenêtres  du  logis 
neuf,  il  vit  Misie  occupée  à  étendre  sur  la  terrasse  du  vieux  château 


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M^EMOISELLB  LA  QUINTINIB.  31 

le  drap  blanc  qui  devait  servir  de  signal  à  MorealL  Alors  il  se  glissa 
et  s'enferma  dand  Fappartement  de  M.  de  Turdy.  Il  mit  le  verrou 
sur  la  porte  qui  communiquait  avec  le  boudoir  de  Lucie,  après  s*être 
assuré  qu'en  retirant  la  clé  U  verrait  et  entendmit  par  le  trou  de  la 
serrure  tout  ce  qui  se  passerait  dans  ce  boudoir.  Bientôt  après  il 
entendit  entrer  Hisie,  qui  toussa  pour  avertir  l'abbé»  puis  l'abbé 
ptela  sans  baisser  la  voix,  Misie  lui  ayant  assuré  que  cette  fois  per- 
sonne ne  pouvait  les  surprendre,  parce  que  le  valet  de  chambre 
était  sorti  et  que  Louise  avait  la  migraine. 

—  C'est  bien,  dit  Moreali,  laissez-moi  seul. 

—  Pourtant  monâeur  l'abbé  pouiTait  avoir  besoin  de  mon  aide... 

—  Non,  vous  dis-je,  j'ai  tout  ce  qu'il  me  faut. 

Misie  béâtait,  comme  si  elle  eût  été  retenue  par  un  remords  ou 
par  la  curiosité.  L'abbé  insista,  elle  sortit. 

Aussitôt  Henri  entendit  les  bruits  furtifs  d'un  travail  inexplicable, 
et  il  dut  attendre  pour  s'en  rendre  compte  que  Moreali  fût  rentré 
dans  le  petit  espace  que  son  œil  pouvait  embrasser.  U  le  vit  alors,  & 
la  darté  de  plusieurs  bougies,  interroger  minutieusement  un  carré 
de  lampas  bleu  qui  remplissait  un  panneau  de  boiserie  dont  il  avsdt 
en  parue  levé  le  cadre.  Il  était  monté  sur  une  chdse  et  atteignait 
sans  peine  le  haut  du  carré.  Quand  il  eut  exploré  tout  l'intervalle 
entre  la  muraille  et  l'étoffe  en  déclouant  et  reclouant  coin  par  coin, 
il  se  hAta  de  replacer  les  baguettes  du  cadre.  U  fit  ce  travail  avec 
une  grande  adresse  et  une  promptitude  surprenante ,  et  quand  ce 
fut  fini,  il  se  laissa  tomber  sur  un  fauteuil,  comme  épuisé  de  fatigue 
et  brisé  par  le  désappointement. 

Misie  rentrait.  —  Ahl  mon  Dieul  monsieur  l'abbé,  comme  vous 
voilà  blanc J  dit-elle;  est-ce  que  vous  vous  trouvez  mal? 

—  Ce  n'est  rien,  Misie,  un  peu  de  fatigue;  mais  je  n'ai  rien  trouvé! 

—  Alors  il  faut  qu'il  n'y  ait  rien. 

—  Prenez  garde,  Misie!  vous  m'avez  mis  ici  aux  prises  avec  un 
danger  sérieux.  C'est  vous  qui  avez  pris  l'initiative  :  auriez-vous 
parié  au  hasard?  Seriez-vous  foUe? 

Misie,  intimidée  par  le  ton  sec  et  mécontent  de  l'abbé,  répondit 
SD  balbutiant  :  Mon  Dieu,  mon  Dieu!...  je  n'ai  rien  pris  sur  moi... 
Tous  m'avez  demandé  des  détails  sur  la  mort  de  madame.  Je  vous 
û  dît  ce  que  je  croyais  savoir.  Je  sais  bien  qu'elle  rêvait  souvent 
tout  haut.  Pourtant  elle  me  l'a  dit  plus  de  trois  fois,  et  sans  paraître 
égarée  :  u  C'est  là.  Mine!  dans  ce  carré-là!  Dans  dix  ans  d'ici,  rap* 
pslle-tm  bien,  petite,  tu  chercheras  et  tu  trouveras.  C'est  mon  vœu, 
moB  seul  et  dernier  vœu!  C'est  le  repos  de  mon  Ame...  J'ai  confiance 
en  toi,  Mîsie  I  Toi  seule  ici  as  de  la  religion  !  n 

—  Mais,  en  vous  disant  c^eti  là  y  vous  disait-elle  que  ce  fût  dans 
cette  l^M8serie  qui  pouvait  être  enlevée,  renouvelée? 


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S2  BEYOE  DES  DEOX  MONDES. 

—  Elle  ne  voulait  pas  me  dire  son  secret  tout  entier,  ou  elle  ne 
savait  plus,  la  pauvre  dame  1  Aussitôt  qu'elle  avait  dit  :  «  C'est  mon 
dernier  vœu,  c'est  le  repos  de  mon  âme  !  »  elle  croyait  voir  l'enfer, 
jetait  de  grands  cris  et  perdait  la  raison. 

Henri  vit  Tabbé  essuyer  son  front  baigné  de  sueur.  C'était  une 
sueur  glacée,  car  il  était  toujours  livide. 

—  Enfin  elle  est  morte  calme,  reprit-il,  vous  me  l'avez  assui^? 

—  Très  calme,  monsieur  Tabbé. 

—  Et  sans  vous  reparler  de  l'objet  caché? 

—  Non  ;  elle  paraissait  l'avoir  oublié. 

—  Et  vous  êtes  bien  sûre  qu'on  n'a  jamais  fouillé  la  tenture? 

—  Aussi  sûre  qu'on  peut  l'être  quand  on  n'a  pas  quitté  la  mai- 
son plus  de  vingt-quatre  heures  depuis  vingt  ans. 

—  Et  vous  n'avez  jamais  vu  l'objet  auparavant? 

—  Jamais!  Je  n'ai  jamais  su  ce  que  c'était. 

—  Ni  à  qui  il  était  destiné? 

—  Non  ;  elle  disait  :  Le  nom  est  écrit  dessus. 

—  On  n'a  jamais  déplacé  ni  réparé  la  boiserie  de  cette  pièce? 

—  On  a  refait  la  peinture.  J'y  ai  eu  l'œil  ;  on  ne  s'est  aperçu  d'au- 
cun secret,  et  j'ai  tant  regardé  avant  et  depuis!...  Vous  avez  re- 
gardé aussi,  il  n'y  en  a  pas!... 

—  Misie!  sur  tout  ce  que  vous  avez  de  plus  sacré,  vous  n'avez 
jamais  parlé  de  cela  à  personne? 

—  Jamais,  monsieur  l'abbé;  je  vous  l'ai  juré,  je  le  jure  encore! 

—  Pas  même  à  mademoiselle  ? 

—  Oh  I  pour  cela  non  !  M,  de  Turdy  m'avait  dit  que  le  jour  où  je 
répéterais  à  mademoiselle  un  seul  mot  de  ce  que  madame  avait  dît 
dans  ses  derniers  temps,  il  me  mettrait  à  la  porte.  Monsieur  ne  vou- 
lait pas  que  sa  petite-fille  eût  l'esprit  frappé  de  ces  choses-là.  J'avais 
juré  à  monsieur  d'obéir,  et  la  religion  me  défendait  de  me  parjurer. 

—  C'est  bien,  Misie,  vous  avez  fait  votre  devoir;  mais  vous  aviez 
promis  à  madame  de  chercher  l'objet,  et  vous  êtes  sûre  d'avoir 
cherché  partout? 

—  Oui,  monsieur  l'abbé,  j'ai  fait  mon  possible.  Il  n'y  a  pas  un 
endroit  de  la  tenture  où  je  n'aie  passé  les  mains,  pas  un  coin  des 
boiseries  où  je  n'aie  regardé  et  frappé.  Je  n'aurais  jamais  osé  dé- 
clouer, par  exemple,  et  pour  soulever  les  boiseries  jl  aurait  fallu  un 
ouvrier...  Les  maîtres  auraient  eu  beau  être  absens,...  les  autres 
domestiques  m'auraient  trahie.  Et  puis  je  n'y  croyais  plus,  à  ce  que 
madame  avait  dit...  Mais  il  est  temps  de  vous  en  aller,  monsieur 
l'abbé.  Vous  n'avez  rien  découvert,  c'est  qu'il  n'y  a  rien,  allez!  Il 
ae  faut  plus  s'en  tourmenter,  la  pauvre  dame  rêvait... 

—  Et  pourtant,  Misie,  vous  pensiez  que  la  découverte  de  ce  vœu, 
comme  elle  disait,  eût  pu  sauver  l'âme  égarée  de  sa  fille? 


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HÂDEM0I8EIXE   LA  QUINTINIE.  33 

—  Je  m'étais  fait  cette  idée*-làl...  Et  quand  vous  m'avez  ques- 
tionné sur  l'amitié  de  mademoiselle  pour  M.  Emile,  cela  m'est  re- 
venu oomme  un  rêve  que  j'avais  oublié.  Mais  vrai,  monsieur  l'abb&I 
voilà  neuf  heures  bien  sonnées.  Il  me  semble  que  j'entends  la  voi- 
ture qui  gagne  la  côte.  Venez,  venez,  reprenez  vos  outils,  n'oubliez- 
vous  rien  ? 

Dès  qu'Henri  eut  rejoint  M.  Lemontier,  il  lui  fit  part  de  sa  décou- 
verte. Il  fut  convenu  que  tout  serait  rapporté  à  Lucie,  mais  non  à 
M.  de  Turdy,  dont  on  avait  jusque-là  respecté  la  tranquillité  d'es- 
prit en  ne  l'initiant  pas  aux  nouvelles  crises  de  la  situation. 

Dès  le  lendemain,  Lucie  donna  à  Misie  la  conmûssion  d'un  achat 
de  linge  à  Lyon,  et  elle  la  conduisit  elle-même  au  chemin  de  fer  dans 
sa  voiture.  Elle  emmenait  le  grand-père  et  sa  femme  de  chambre 
dfner  et  coucher  à  Chambéry  chez  la  vieille  teinte,  après  avoir  donné 
i  tous  les  domestiques  diverses  occupations  au  dehors.  M.  Lemon- 
tier resta  donc  seul  à  Turdy.  Henri  vint  l'y  rejoindre.  Ils  s'enfer- 
mèrent chez  Lucie  avec  les  outils  nécessaires  à  une  perquisition 
complète;  mais  ils  conunencèrent  par  raisonner  leur  exploration.  Si 
M"*  La  Quintinie  avait  fait  murer  Vobjely  elle  eût  été  forcée  d'avoir 
recours  à  d'autres  confidens  de  son  secret  que  Misie.  Misie  eût  su  et 
eût  dit  à  l'abbé  cette  circonstance  si  propre  à  donner  de  la  réalité 
au  dépôt  :  ou  il  n'y  avait  pas  de  dépôt,  et  tout  s'était  passé  dans 
l'imagination  de  la  malade,  ou  le  dépôt  avait  été  confié  à  la  muraille 
au  moyen  d'un  secret  qu'on  pouvait  espérer  trouver,  même  après 
les  recherches  de  Misie  et  de  l'abbé.  Au  bout  de  deux  heures  d'un 
examen  minutieux,  M.  Lemontier  ayant  fait  sauter  avec  une  pointe 
le  mastic  dont  les  peintres  avaient  rempli  une  fente  assez  large 
entre  deux  baguettes  sculptées,  il  remarqua  au  fond  de  cette  fente 
un  corps  sans  résistance  qu'il  put  attirer  avec  l'outil.  C'était  de  la 
ouate  et  non  de  l'étoupe  ordinaire.  Il  introduisit  une  pince  très  fine 
et  retira  un  sachet  de  cuir  de  Russie  cousu  avec  soin ,  conmie  une 
amulette,  mais  assez  grand  pour  contenir  plusieurs  lettres  ou  une 
petite  liasse  de  papiers  bien  serrés.  En  introduisant  là  cet  objet,  on 
avait  simplement  profité  d'un  accident  de  la  boiserie,  accident  que 
les  ouvriers  avaient  fait  disparaître  par  la  suite,  sans  rien  soupçon- 
ner de  ce  qu'il  recelait.  M.  Lemontier  mit  l'objet  dans  sa  poche  sans 
rouvrir. 

—  Puisque  tout  nous  favorise,  dit-il  à  Henri,  je  veux  agir  vite 
auprès  de  l'abbé. 

—  Vous  ne  le  trouverez  pas  à  Aix,  répondit  Henri.  J'y  ai  été  ce 
matin.  J'ai  su  que  Moreali  et  le  capucin  allaient  passer  la  journée  à 
Hautecombe. 

—  J'irai,  reprit  M.  Lemontier.  Va-t'en  à  Chambéry,  dis  à  Lucie 

XLV.  3 


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M  BBTUE  DES  DEUX  MONDES.^ 

que  toat  va  bien,  et  qu'elle  revienoe  deomin  sans ^crajjitew  Tu  re- 
viendras, toi,  m'attendre  ici,  où  noafi.paseeirons  la  nmt  sans  nouveau 
trouble. 

M.  Lemontier  prit  une  barque  et  gagna  raJt4)aye  de  Hautecombe, 
où  le  père  Onorio,  irrité  du  bruit  et  des  frivoles  occupations  des 
baigneurs  d'Aix,  avait  été  s'installer  pour  quelques  jours. 

Il  était  trois  heures  quand  M.  Lemontier  rejoint  l'abbé^  qui, 
avant  de  se  remettre  en  route  pour  Aix,.  priait,  prosterné, d^ns  une 
chapelle.  Il  lui  mit  la  main  sur  l'épaule,  en  lui  disant  avec  autorité  : 
—  J'ai  à  vous  parler,  monsieur! 

Moreali  ne  tressaillit  pas,  et,  après  avoir  baisé  la  poussière  avec 
affectation,  comme  pour  montrer  qu'il  s'humiliait  devant  Dieu,  il  se 
leva. et  regarda  son  adversaire  d'un  air  de  dédain,  souriant.  Ils  sor- 
tirent ensemble  et  s'ei\foncërent  dans  la  montagne,  Lemontier  mar- 
chant le  premier,  jusqu'à  ce  qu'il  se  trouvât  assez  à  l'écart  des  che- 
mins frayés  et  dés  distractions  qui  s'y  promènent. 

—  Monsieur,  dit-il  à  l'abbé,  J'ai  été  plus  heureux  que  voas  :  j'ai 
trouvé  ce  que  vous  avez  en  vain  cherché  hier  et  avant-^hier  dans  le 
boudoir  de  M"*  La  Quintinie. 

Moreali  resta  immobile,  comme  recueilli,  assez  maître  de  lui  pour 
ne  trahir  ni  colère,  ni  terreur,  ni  surprise.  Il  pensa  que  Misie  l'avait 
trahi;  il  ne  voulut  pas  dire  un  mot  par  lequel  il  put  être  compromis 
plus  qu'il  ne  l'était.  Un  frisson  nerveux  le  faisait  sui-sauter  de  temps 
en  temps,  mais  il  se  dominait  avec  une  étonnante  force  de  volonté. 
M.  Lemontier  dut  prendre  toute  l'initiative  de  l'explication. 

—  Avez-vous  quelque  raison  de  croire,  dit^l,  que  cet  objet  vous 
ait  été  destiné? 

—  Sans  doute  la  destination  était  indiquée  sur  l'objet  même? 

—  Non,  monsieur,  l'objet  ne  porte  aucune,  espèce  de  suscrip- 
tion. 

—  Alors  je  le  réclame,  il  m'appartient. 

—  C'est  tout  ce  que  je  voulais  savoir,  monsieur.  Vous  avez  cher- 
ché à  vous  emparer  d'une  chose  que  vous  supposiez  devoir  vous  ap- 
partenir; mais  n'eùt-il  pas  été  plus  simple  de  vous  en  ouvrir  à  M.  de 
Turdy,  au  général,  ou  à  M"**  Lucie  elle-même,  et  de  leur  réclamer 
cette  chose,  vous  fiant  à  leur  honneur,  s'il  est  vrai  que  cela  con- 
tienne le  dernier  vœu  d'une  mourante?  Votre  excessive  méfiance  des 
autres  a  porté  ses  fruits.  A  son  tour,  la  famille  doit  se  méfier  et  s'as- 
surer que  le  sachet  trouvé  par  moi  couvre  un  envoi  à  votre  nom. 
Un  des  membres  de  cette  famille,  à  votre  choix,  découdra  l'enve- 
loppe et  verra  la  suscription,  s'il  y  en  a  une. 

L'abbé,  se  dominant  toujours,  répondit  :  —  Des  trois  personnes 
de  cette  famille,  l'une  est  absente,  et  n'est  pour  rien  dans  la  pro- 


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MAOEMOtSBLLE   LA   QUINTIKIE.  35 

peâtioir  que  tous  me  faites.  Envoyez-lui  l'objet.  Je  m'en  rapporte- 
nû  à  sa  prudence  et  à  âa  loyauté. 

—  C'est-à-dire  que  vous  lui  écrirez  télégraphiquement  que  c'est 
qodque  secret  de  confession,  et  qu'il  faut  vous  le  restituer  sans 
l'ouvrir?  Mais  il  n'en  peut  être  aini^  que  quand  nous  aurons  acquis 
la  certitude  du  fait  en  voyant  votre  nom  sur  l'adresse. 

*   —  Le  général  s'en  assurera. 

—  Alors,  reprît  M.  Lemontier  eu  appuyant  sur  les  mots,  vous  ne 
craignez  pas  que  cette  confession,  au  lieu  de  vous  être  destinée»  ne 
soit  adressée  au  général  lui-même?  ' 

La  figure  de  Moreali  se  décomposa  et  devint  effrayante.  Cette 
idée  s'était  présentée  à  lui  si  souvent  qu'il  se  crut  perdu. 

—  Monsieur  Lemontier,  dit-il,  vous  avez  déjà  ouvert  le  paquet  ! 

—  T<on,  monsieur,  répondit  paisiblement  Lemontier,  je  n'en  avais 
pas  le  drdt. 

—  Vous  le  jurez! 

—  Sur  mon  honneur!  mais  vous  n'avez  confiance  en  personne, 
pas  même  au  père  Onorio,  qui  ne  vous  eût  certes  pas  autorisé  aux 
recherches  furtives  que  vous  avez  faites,  au  risque  d'être  surpris  et 
traité  comme  un  voleur  de  nuit! 

L'abbé  se  leva  comme  s'il  eût  voulu  aller  se  jeter  aux  pieds  du 
capucin.  M.  Lemontier,  qui  s'était  assis  près  de  lui  sur  une  roche,  le 
retint  et  le  força  de  se  rasseoir  en  lui  disant  :  Le  temps  presse,  je 
ne  puis  attendre  maintenant  que  vous  vous  consultiez:  11  me  faut 
une  réponse.  Dépositaire  de  cet  objet,  j'ai  aussi  des  devoirs  à  rem- 
plir. Je  ne  me  permets  avec  vous  aucun  commentaire  ;  mais  je  ne 
puis  défendre  à  mon  jugement  d'entrevoir  des  vérités  terribles.  Je 
ne  crois  pas  que  Lucie  doive  jamais  les  soupçonner.  Je  ne  crois  pas 
non  plus  que  ni  le  père  ni  l'époux  de  M"*^  La  Quintinie,  qui  les  ont 
peut-être  pressenties  antrefois,  doivent  les  connaître  aujourd'hui. 
C'est  la  pensée  de  ce  danger  extrême  qui  m'a  fait  venir  à  vous  pour 
vous  demander,  non  pas  la  révélation  de  vos  secrets,  mais  la  valeur 
ou  la  vanité  de  mes  craintes.  Un  mot  suffit  à  chacune  de  mes  ques- 
tions. Qui  peut  ouvrir  ce  paquet?  M.  de  Turdy.^ 

—  Non! 

—  Le  général? 

—  Non! 

—  Lucie? 

—  NonI 

—  Vous  alors  î 

—  Moi  seul. 

—  Même  s'il  est  adressé  à  un  autre? 

—  Vous  n'y  consentirez  pas? 


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S6  BETUB  DBS  DEUX  UOHDBSi 

—  A  mon  tour,  je  dis  non. 

—  Si  je  vous  disais  de  l'ouvrir  I     ' 

—  Je  dirais  encore  non. 

—  D'en  prendre  connaissance  avec  moi? 

—  Non,  toujours  non. 

—  Avec  l'autorisation  de  Lucie? 

—  Vous  la  lui  demanderiez? 

—  Non,  je  vous  en  chargerais.  ^ 

—  Ceci  change  la  situation,  nous  serions  au  moins  daa^  la  l^a* 
lité,  Lucie  étant  seule  et  unique  héritière  de  tout  ce  que  sa  mère  a 
laissé.  De  plus  elle  est  majeure  ;  je  me  charge  de  lui  demander  son 
consentement.  Où  vous  retrouverai-je  demain,  rnoosieur  l'abbé? 

—  Pourquoi  pas  ce  soir? 

—  Impossible.  M"""  La  Quintinie  est  absente  jusqu'à  demain  matin, 

—  Elle  est  à  Ghambéry?  Âllons-y  ensemble,  monsieur I  Par  le 
chemin  de  fer  d'Aix,  nous  y  serons  de  bonne  heure  encore,  je  ne  puis 
passer  la  nuit  dans  ces  angoisses. 

—  Vous  les  avouez  enfin?  Allons,  je  n'en  abuserai  pas^  je  serai 
plus  généreux  que  vous.  Partons. 

Ils  n'échangèrent  plus  un  mot.  En  traversant  le  lac,  U*  I^mon- 

tier  observa  la  contenance  morne  et  pourtant  digne  de  l'abbé.  II 

était  vaincu,  mais  non  brisé.  U  suivait  de  l'œil  le  làlage  ouvert  par 

la  barque,  et  semblait  livré  à  une  méditation  profonde  plutôt  qu'au 

^  sentiment  amer  de  la  défaite. 

En  chemin  de  fer,  il  parut  ranimé  comme  s'il  eût  trouvé,  sous  l'in- 
fluence de  cette  marche  rapide,  une  solution  ou  une  résolution.  A 
Ghambéry,  il  se  tint  dans  la  rue  pendant  que  son  compagnon  entrait 
chez  M>^*  de  Turdy.  Lucie,  prise  à  part,  dit  à  M.  Lemontier  qu'elle 
lui  donnait  plein  pouvoir  de  disposer  du  paquet  comme  il  l'enten-* 
drait,  et  même  de  ne  jamais  lui  dire  ce  qu'il  contentât.  Elle  s'eQ 
remettait  aveuglément  à  sa  prudence  et  à  son  honneur.  U  courut 
rejoindre  Moreali  avec  un  mot  de  la  main  de  Lucie,  qui  l'autorisait 
complètement.  Ils  allèrent  s'enfermer  dans  la  maison  du  comte  de 
Luiges,  lequel  était  toujours  à  Aix» 

—  Attendez  !  dit  l'abbé  au  moment  où  M.  Lemontier,  prenant  un 
canif  sur  le  bureau  du  comte,  allait  ouvrir  le  sachet,  j'ai  besoin  de 
mes  forces,  de  ma  raison,  de  ma  mémoire.  Je  suis  fatigué,  j'ai  faimt 

—  J'ai  faim  aussi,  répondit  M.  Lemontier.  Allons  chercher  une 
table  d'hôte  queloonque.  Je  vous  invite  à  dîner,  si  vous  voulez  bien 
le  permettre. 

—  Inutile  de  sortir,  reprit  l'abbé;  je  vais  envoyer  chercher... 

M.  Lemontier  refusa.  L'abbé  le  regarda  en  face,  et  ses  yeux  se 
remplirent  de  larmes;  mais  il  ne  se  plaignit  pas  du  terrible  soupçon 


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3U2»lB}ISELi:.E  LA  QUIlITimE.  37 

muet,  trop  provoqué  par  sa  conduite  précédente.  Ils  sortirent,  dî- 
nèrent ensemble  sans  se  parler  et  rentrèrent  chez  le  comte.  C'était 
une  vieiUe  maison,  riche,  silencieuse,  servie  par  de  vieux  domes- 
tiques dévots;  le  jour  baissant,  ils  i^ortèrent  une  lampe  et  dispa- 
rurent. 

M.  Lemontier  coupa  la  soie  tout  automr  du  sacbet  et  en  tira  une 
grosse  lettre,  qui  devint  fort  mince  après  le  d^duUlement  de  trois 
enveloppes  épaisses.  La  première  ne  portait  qu6  ces  mots  :  pour 
être  enverfe  dam  dix  nn»;  la  seconde  :  pour  Être  lue  le  Jour  de  la 
première  communion  de  ma  fille;  la  troisième  enfin ,  que  M.  Le- 
nKmfîer  n'ouvrit  pas,  portait  cette  adresse  bien  lisible  :  à  mon  mariy 
le  colonel  La  Quiniinie. 

—  Voilà  ce  que  j'avais  prévu,  dit-il,  c'est  une  confes^on  au  véri- 
tabie  confesseur,  une  confesàon  qui  vous  épouvante,  et  à  présent, 
monsieur  l'abbé,  regardez-vous  votre  adversaire  comme  un  ennemi 
sans  délicatesse  et  sans  générosité? 

Horeali  cacba  sa  figure  dans  ses  mains  et  fondit  en  larmes,  puis, 
tendant  ses  deux  mtôis  humides  et  froides  sur  la  table  :  —  Pardon- 
nez-moi, dit-il,  pardonnez-moi  en  chrétien  et  en  philosophe  I 

—  Je  vous  pardonne  tout  ce  qui  m'est  personnel,  répondit  Le- 
montier; mais  je  ne  puis  toucher  vos  mains  en  signe  d'estime  ou 
d'amitié,  je  les  crois  souillées  d'un  crime  que  ce  repentir  tardif  ne 
peut  expier  en  un  instant. 

—  Monsieur  Lemontier!  s'écria  Moreali  avec  énergie,  je  ne  suis 
pas  sa  coupable  que  vous  le  croyez  :  Lucie  n'est  pas  ma  fille  I  J'ai 
aimé  sa  mère  avec  passion,  je  l'aime  elle-même  comme  l'enfant  de 
mes  entrailles  spirituelles,  mais  je  n'ai  pas  séduit  M""'  La  Quintinie, 
je  n*aî  manqué  ni  à  mon  vœu  de  chasteté,  ni  à  mon  devoir  de  con- 
fesseur et  d'ami.  S'il  y  a  dans  cette  lettre  dont  vous  prendrez  con- 
naissance, je  le  veux,  une  révélation  contraire  à  la  confession  que 
je  vais  vous  fûre,  cette  révélation  est  l'osuvre  du  délire;  mais  j'ai 
mes  preuves,  moi  :  elles  sont  là,  dans  ce  bureau  dont  j'ai  la  clé,  et 
je  veux  les  mettre  sous  vos  yeux...  quand  vous  m'aurez  écouté,  non 
comme  un  ami,  vous  vous  y  refusez,  mais  comme  un  juge.  Je  vous 
accepte  pour  ce  que  vous  voulez  être. 

—  C'est  mon  droit,  répondit  Lemontier,  car  j'ai  celui  de  devenir 
le  père  de  Lucie,  et  j'en  ai  la  volonté.  Je  dois  et  veux  savoir  par 
conséquent  quels  liens  l'unissent  à  vous.  Parlez.  —  Il  remit  la  lettre 
de  M^  La  Quintinie  dans  le  sacbet,  y  posa  son  coude,  fixa  sur 
Tabbé  ses  yeux  clairs  et  calmes,  et  le  philosophe  attendit  la  confea- 
aion  du  prêtre. 

George  Sand. 

(La  dtmière  partie  au  prochain  n*.  ) 


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DE 


L'ÉQUIVALENCE  DE  LA  CHALEUR 


DU  TRAVAIL  MÉCANIQUE 


I.  Exposé  de  la  théùrie  mécanique  de  la  chaleur,  présenté  à  la  Société  chimique  de  Paris  le  7 
et  le  91  février  1802,  par  M.  Yerdet.  —  II.  Commentaire  aux  travaux  publié»  sur  la  char- 
leur  considérée  au  point  de  vue  mécanique,  par  M.  Résal,  ingéniear  des  mines,  1861.  — 
m.  De  la  Contraction  musculaire  dans  ses  rapports  ante  la  température  animale,  par 
M.  J.  Bédard.  —  IV.  Étude  Ustorique  mxr  la  théorie  de  la  chaleur,  par  M.  Ch.  Laboolaxe. 
—  Y.  De  l'équivaienl  mécanique  de  la  chaleur,  par  M.  J.-B.  Bélanger,  1863. 


La  physique  moderne  est  entrée  depuis  vingt  ans  dans  une  phase 
particulière.  A  mesure  qu'on  a  mieux  étudié  la  gravitation,  la  cha- 
leur, la  lumière,  Télectricité,  le  magnétisme,  l'affinité  chimique,  et 
qu'on  a  mieux  connu  les  lois  spéciales  de  chacune  de  ces  propriétés 
de  la  matière,  on  a  distingué  plus  nettement  leurs  relations  néces- 
saires; on  a  reconnu  pour  plusieurs  d'entre  elles  qu'elles  s'engen- 
drent les  unes  des  autres  suivant  des  règles  précises,  et  l'on  a  été 
conduit  à  étendre  et  à  généraliser  ce  principe:  A  vrai  dire,  ce  n'est 
qu'un  retour  à  la  méthode  primitive  et  naturelle.  Après  avoir  séparé 
la  science  en  plusieurs  branches  pour  la  commodité  de  l'esprit  et 
la  facilité  de  l'étude,  on  devait  être  ramené  à  l'unité  initiale.  Après 
l'analyse  devait  venir  la  synthèse;  mais  ce  mouvement  s'est  pré- 
senté, dans  ces  vingt  dernières  années,  avec  tous  les  caractères 
d'une  nouveauté.  Cette  évolution  de  l'esprit  scientifique  s'est  mar- 


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EQUIVALENT  MECANIQUE  DE  LA  CHALEUR.  39 

quée  dans  le  livre  de  M.  Grove  sur  la  Corrélation  des  Forces  physi- 
que*. Il  faut  avouer  que  le  physicien  anglais  mêle  bien  des  incerti- 
tudes à  quelques  aperçus  ingénieux,  qu'il  esquive  les  difficultés 
principales,  qu'il  agite  plus  de  questions  qu'il  n'en  résout,  qu'il 
entre  rarement  au  cœur  du  sujet,  et  qu'il  n'apporte  à  l'appui  de  sa 
théorie  qu'un  très  mince  bagage  de  faits.  Il  eut  du  moins  le  mérite 
d'exposer  avec  quelques  vues  d'ensemble  des  idées  qui  étalent  dis- 
séminées dans  des  travaux  de  toute  sorte,  et  d'en  faire  tant  bien 
q^e  mal  mi  corps  de  doctrines. 

Depuis  que  le  livre  de  M.  Grove  a  paru,  c'est-à-dire  depuis  une 
quinzaine  d'années  (1),  on  a  fait  dans  la  voie  qu'il  avait  vaguement 
esquissée  des  progrès  sérieux.  On  a  renversé  quelques-unes  des 
barrières  qui  séparaient  les  différentes  parties  de  la  physique,  et  la 
vue,  s'étendant  plus  librement,  a  saisi  des  rapports  qui  jusqu'alors 
étaient  restés  cachés.  En  entrant  plus  avant  dans  les  faits,  on  a 
commencé  à  débarrasser  la  science  des  fluides  hypothétiques,  des 
entités  latentes,  des  qualités  occultes,  des  redondances  fallacieuses. 
C'est  ainsi  que  la  chaleur  et  la  lumière  en  sont  venues  à  présenter 
des  phénomènes  tellement  connexes  que  plusieurs  physiciens  osent 
insinuer  qu'elles  sont  une  seule  et  même  chose,  et  qu'il  n'y  a  de 
différence  que  dans  notre  perception.  De  ces  rapports  nouvellement 
établis  enti-e  des  phénomènes  qui  avaient  été  longtemps  regardés 
comme  à  peu  près  étrangers  l'un  à  l'autre,  nous  pourrions  citer  en- 
core quelques  exemples.  Nous  nous  bornerons  à  en  signaler  un  des 
plus  remarquables,  et  ce  sera  l'objet  de  cette  étude  :  nous  voulons 
parler  de  l'équivalence  de  la  chaleur  et  du  travail  mécanique. 

La  théorie  de  cette  équivalence,  commencée  vers  1842  par  un 
physicien  de  Manchester,  M.  Joule,  et  par  un  médecin  allemand, 
M.  Jules-Robert  Mayer,  s'est  répandue  peu  à  peu  dans  le  monde 
scientifique.  D'abord  obscurcie  par  bien  des  confusions,  elle  s'est 
dégagée  lentement  du  brouillard.  Elle  brille  aujourd'hui  d'un  vif 
éclat.  Elle  est,  dans  l'étude  de  la  corrélation  des  phénomènes  natu- 
rels, la  partie  la  plus  claire  et  la  plus  certaine.  Elle  forme,  dans  cet 
ensemble  encore  trop  peu  défini,  un  groupe  complètement  achevé. 
Si  quelques  doutes  existaient  encore  à  ce  sujet  dans  certains  es- 
prits, ils  ne  peuvent  manquer  d'être  levés  par  les  deux  excellentes 
leçons  que  M.  Verdet  a  faites  au  mois  de  février  de  l'année  dernière 
à  la  Société  chimique  de  Paris.  Il  a  résumé  tous  les  faits  relatifs  à 
cette  théorie  fondamentale,  et  les  a  présentés  avec  la  précision  et 
Télégance  que  donnent  à  de  semblables  exposés  les  formules  de 
l'analyse  mathématique.  Si  cette  forme  ne  nous  permet  pas  de  le 

(1)  11  fat  tnduit  en  français  en  1856  par  M.  Tabbé  Moigno. 


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&0  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

suivre  ici  dans  les  détails  techniques  de  ses  leçons,  nous  essaierons 
du  moins  d'en  retracer  les  traits  principaux. 

I. 

Beaucoup  de  faits  pourraient  servir  d'origine  à  l'exposition  de  la 
théorie  nouvelle.  On  n'a  que  l'embarras  du  choix.  Nous  sommes  en 
eflet  comme  enveloppés  par  les  manifestations  de  la  chaleur  et  du 
travail  mécanique.  Il  suffirait  de  prendre  Tune  d'entre  elles,  la  pre- 
mière venue,  et  de  l'examiner  de  près,  pour  y  découvrir  la  rela- 
tion des  deux  élémens  qui  nous  occupent.  M.  Verdet  prend  pour 
point  de  départ  l'étude  de  la  machine  à  vapeur,  et  il  se  conforme 
ainsi  à  l'ordre  historique  des  idées.  C'est  en  effet  par  l'usage  tou- 
jours croissant  des  moteurs  à  vapeur  que  l'attention  a  été  appelée 
sur  les  phénomènes  dont  nous  allons  parler.  Ce  sont  les  machines  à 
vapeur  qui  ont  mis  sans  cesse  sous  nos  yeux  et  fait  entrer  dans  la 
pratique  journalière  de  notre  vie  le  spectacle  du  travail  créé  avec 
de  la  chaleur.  C'est  en  contemplant  les  immenses  résultats  que 
notre  siècle  obtenait  au  moyen  de  ces  organes,  en  voyant  tous  ces 
mouvemens  produits,  ces  poids  énormes  soulevés,  ces  métaux  tra- 
vaillés, ces  efforts  de  toute  sorte  réalisés,  en  regardant  tous  ces 
bras  de  fer  s'agiter,  toutes  ces  roues  toiu*ner,  c'est,  disons-nous, 
en  examinant  d'une  part  tout  ce  travail  accompli  et  en  se  repor- 
tant d'autre  part  au  foyer  incandescent  qui  était  Torigine  de  toute 
cette  force,  c'est  en  rapprochant  cet  effet  et  cette  cause,  que  l'in- 
stinct public,  avant  même  d'avoir  la  consécration  de  la  science,  a 
pu  s'écrier:  «Ce  travail  vient  de  cette  chaleur!  Ce  travail  n'est 
qu'une  transformation  de  cette  chaleur!  » 

Examinons  donc  le  jeu  d'une  machine  à  vapeur,  et  prenons,  pour 
fixer  les  idées,  une  machine  à  détente  et  à  condensation.  La  ma- 
chine produit  un  travail  quelconque.  Elle  a  pris  son  mouvement 
uniforme.  Que  se  passe-t-il  dans  l'intervalle  de  temps  qui  corres- 
pond au  mouvement  de  va-et-vient  du  jpiston?  De  l'eau  ayant  une 
température  basse  est  amenée  du  condenseur  dans  la  chaudière  et 
s'y  vaporise;  une  certaine  quantité  de  vapeur  est  introduite  sous  le 
piston,  elle  le  presse  et  se  détend;  le  piston  se  meut  et  la  vapeur 
retourne  au  condenseur,  où  elle  revient  à  l'état  d'eau  à  basse  tem- 
pérature. Pendant  cette  série  de  phénomènes,  un  travail  extérieur 
est  produit  par  la  machine.  La  série  se  renouvelle  et  avec  elle  un 
nouveau  travail,  et  ainsi  de  suite.  Si  nous  ne  considérons  que  les 
déplacemens  des  corps  qui  sont  en  jeu  et  les  effets  mécaniques  sen- 
sibles aux  yeux,  nous  n'apercevons  pas  d'où  vient  le  travail  exté- 
rieur qui  a  été  produit.  Après  la  période  correspondante  à  un  mou- 


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ÉQUIVALENT  MECANIQUE  DE  LA  CHALEUR.  41 

vement  alternatif  du  pîsto^,  toutes  les  pièces  de  la  machine  se 
retrouvent  comme  elles  étaient  avant  cette  période;  elles  sont  iden- 
tiquement dans  le  même  état;  elles  possèdent  la  môme  vitesse,  la 
même  capacité  de  mouvement.  Quant  à  l'eau,  si  on  la  suit  du  con- 
denseur &  la  chaudière^  de  la  chaudière  au  corps  de  pompe»  du  corps 
de  pompie  ^u  condenseur,  on  voit  qu'elle  se  retrouve  tout  entière, 
car  les  quantitéja  qui  peuvept  s'en  perdre  dans  la  pratique  sont  né- 
gligeables danç  notre  raisonnement  théorique.  Aui^  dépens  de  quoi 
s'est  donc  produit  le  travail?  Qu'est-ce  qui  s'est  consommé?  Ce 
Q'est  pas.  dan3  l'usure  de  la  machine,  ce  n'est  pas  dans  la  vapeur 
qui  peut  éventuellement  disparaître  du  système  que  nous  trouve- 
rons une  raison  sufiisante  de  ce  travail,  car  ce  sont  là  des  accidens 
légers  qui  ne  sont  point  en  proportion  convenable  avec  le  résultat 
constaté.  Encore  une  fois  d'où  vient  ce  résultat?  Ici  notre  pensée  se 
reporte  naturellement  au  foyer,  au  charbon  qui  brûle  et  qui  com- 
munique de  la  chaleur  à  l'eau  pour  la  transformer  en  vapeur.  Cette 
vapeur,  après  avoir  agi  sur  le  piston,  retourne  dans  le  condenseur 
et  Y  abandonne  de  la  chaleur  en  revenant  à  l'état  liquide.  Chaleur 
communiquée  à  la  vapeur,  chaleur  restituée  par  la  vapeur,  ces  deux 
quantités  sont-elles  égales? 

Si  elles  le  sont,  nous  demeurons  en  face  d'un  phénomène  inex- 
plicable. Notre  machine  fait  sortir  du  travail  de  rien.  La  quantité 
de  chaleur  que  le  foyer  a  communiquée  à  la  vapeur  au  commence- 
ment d'une  période  se  retrouve  à  la  fin  dans  le  condenseur  tout  en- 
tière et  toute  prête  à  être  de  nouveau  utilisée.  Quant  à  la  quantité 
de  chaleur  que  le  foyer  a  perdue  par  d'autres  motifs,  il  est  clair  que 
nous  n'avons  pas  à  en  tenir  compte  et  qu'elle  n'a  pas  contribué  au 
travail.  Voilà  donc  une  création  de  travail  sans  dépense,  un  effet 
sans  cause! 

Si  au  contraire  la  vapeur,  après  avoir  travaillé,  apporte  au  con- 
denseur moms  de  chaleur  qu'elle  n'en  a  reçu  de  la  chaudière,  tout 
s'explique,  et  le  travail  produit  par  la  machine  devient  évidemment 
pour  nous  l'équivalent  de  la  chaleur  qui  a  disparu. 

On  voit  donc  que  nous  nous  trouvons  en  face  d'un  phénomène 
fondamenlal,  d'une  expérience  décisive  à  faire.  Hâtons-nous  de  dire 
qu'elle  a  été  faite,  et  qu'elle  a  pleinement  confirmé  la  seconde  de 
nos  deux  hypothèses,  la  disparition  d'une  certaine  quantité  de  cha- 
leur qui  se  transforme  en  travail.  Hâtons-nous  de  poser  cette  con- 
clusion à  ce  premier  exposé  de  la  nouvelle  doctrine;  mais  avouons . 
tout  de  suite  que  l'expérience  dont  nous  parlons  a  eu  une  histoire 
malheureuse,  qu'elle  a  servi  quelque  temps  à  infirmer  les  résultats 
que  nous  sommes  aujourd'hui  en  droit  d'en  tirer,  et  que  maintenant 
peut-être  encore,  par  un  reste  des  fausses  lueurs  dont  elle  avait 


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A2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'abord  obscurci  k  question,  elle  éloigpe  de  la  vérité  quelques  es- 
prits timorés.  Les  essais  furent  faits  par  M.  Him,  ingénieur  civil  à 
Colmar,  à  Foccasion  d'un  prix  proposé  par  la  Société  de  physique 
de  Berlin  sur  la  question  de  l'équivalence  de  la  chaleur  et  du  tra- 
vail mécanique.  M.  Him  avait  opéré  sur  de  puissantes  machines;  il 
s'était  servi  des  moteurs  d'une  grande  usine  pendant  leur  marche 
industrielle  ;  il  avait  répété  et  poursuivi  ses  études  pendant  plu- 
sieurs années.  Ses  résultats  semblaient  donc  à  l'abri  des  diverses 
causes  d'erreur  qui  entachent  souvent  les  travaux  de  laboratoire 
exécutés  sur  une  échelle  trop  restreinte.  Ses  conclusions  n'en  étaient 
donc  que  plus  désastreuses  quand  il  prétendait  retrouver  dans  le 
condenseur  toute  la  chaleur  que  la  vapeur  avait  enlevée  à  la  chau- 
dière. Le  président  de  la  Société  de  physique  de  Berlin  écrivait  à 
M.  Him  en  1857  :  «Vous  avez  fait,  monsieur,  vis-à-vis  de  notre  pro- 
gramme, à  peu  près  ce  que  Jean-Jacques  fit  vis-à-vis  de  celui  de 
l'académie  de  Dijon.  La  société  demande  la  détermination  exacte  de 
l'équivalent  mécanique  de  la  chaleur  :  vous  vous  êtes  efforcé  de 
prouver  qu'un  tel  équivalent  n'existe  pas.  Cependant  un  examen 
approfondi  de  vos  expériences  a  amené  la  commission  à  penser  que, 
loin  de  démontrer  ce  nouveau  principe,  ces  expériences,  si  l'on  en 
discute  les  résultats  d'une  certaine  manière,  tendraient  bien  plutôt 
à  prouver  l'existence  de  l'équivalent  en  question  et  même  fourni- 
raient des  chiffres  assez  concordans  avec  ceux  qu'ont  déduits  d'au- 
tres expérimentateurs.  »  Une  longue  controverse  s' engagea  alors 
entre  M.  Clausius,  qui  examinait  les  mémoires  présentés  à  la  So- 
ciété, et  M.  Him,  qui  soutenait  ses  premières  affirmations  par  de 
nouveaux  travaux.  La  vérité  se  dégageait  d'autant  plus  difficilement 
à  travers  cette  discussion  qu'il  n'était  pas  toujours  facile  d'analyser 
les  expériences  de  M.  Him,  développées  avec  une  abondance  uix 
peu  germanique  dans  d'assez  volumineux  mémoires.  La  lumière  a 
pourtant  fini  par  se  faire;  l'inexactitude  des  raisonnemens  que 
•  M.  Him  appliquait  à  ses  données  expérimentales  a  été  mise  en  évi- 
dence, et  ses  chiffres  mêmes,  sainement  interprétés  par  M.  Clau- 
sius, ont  donné  le  résultat  que  nous  avons  annoncé.  La  dernière  et 
la  plus  utile  des  consécrations  n'a  point  même  manqué  à  cette  con- 
clusion définitive.  Au  mois  de  juÛlet  1862,  M.  Hira  a  publié  un 
nouveau  mémoire  où  il  rectifie  ses  premières  assertions,  adorant  ce 
qu'il  avait  brûlé  et  brûlant  ce  qu'il  avait  adoré. 

Cette  transformation  de  la  chaleur  en  travail ,  que  nous  avons 
essayé  de  faire  entrevoir  dans  un  cas  déterminé,  dans  le  jeu  d'une 
machine  à  vapeur,  nous  allons  tout  à  l'heure  la  retrouver  dans 
l'examen  des  faits  les  plus  divers.  Nous  trouverons  également  la 
transformation  inverse,  et  nous  verrons  à  chaque  instant  le  travail 


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EQUIVALENT  MÉCANIQUE  DE  LA  CHALEUR.  M 

se  transformer  en  chaleur.  Si  nous  faisons  mouvoir  par  un  effort 
mécanique  une  roue  à  palettes  dans  un  réservoir  d'eau,  nous  échauf* 
ferons  cette  eau  ;  bien  d'autres  faits  de  cette  nature  apparaîtront. 
Nous  pourrons  alors  attribuer  une  généralité  absolue  au  phénomène 
de  la  transformation  réciproque  de  la  chaleur  et  du  travail  ;  mais; 
comme  nous  nous  proposons  avant  tout  d'indiquer  rapidement  Ten- 
semble  de  la  théorie  nouvelle,  nous  admettrons  dès  maintenant  que 
cette  généralité  est  démontrée,  et  nous  poserons  sans  plus  tarder 
une  nouvelle  question.  Dans  la  transformation  qui  nous  occupe,  y 
a-t-il  un  rapport  constant  entre  la  quantité  de  chaleur  qui  disparaît 
et  la  quantité  de  travail  qui  apparaît?  On  connaît  les  unités  aux- 
quelles ces  quantités  se  comparent;  l'unité  calorifique,  la  calorie, 
est  la  quantité  de  chaleur  qui  est  capable  d'élever  d'un  degré  ther- 
mométrique la  température  d'un  kilogramme  d'eau;  l'unité  de  tra- 
vail, le  kilogrammëtre,  est  la  quantité  de  travail  qui  est  capable 
d'élever  à  la  hauteur  d'un  mètre  un  poids  d'un  kilogramme.  Quand 
des  calories  se  transforment  en  kilogrammètres  ou  réciproquement, 
y  a-t-il  entre  ces  deux  quantités  un  rapport  numérique  constant? 
fine  calorie  produit-elle  dans  tous  les  cas  le  même  nombre  de  kilo- 
grammètres? Un  kilogrammètre  donne-t-il  dans  tous  les  cas  le 
même  nombre  de  calories? 

Si  Ton  consulte  les  faits,  on  y  trouve  une  réponse  affirmative.  Un 
nombre  considérable  d'expériences  répétées  depuis  vingt  ans,  qui 
ne  seront  point  toutes  citées  ici,  mais  dont  les  plus  mémorables  du 
moins  seront  mentionnées  dans  le  cours  de  cette  étude,  se  pressent 
pour  attester  la  fixité  du  nombre  qui  représente  l'équivalence  de  la 
chaleur  et  du  travail.  Une  calorie  équivaut  à  425  kilogrammètres, 
non  pas,  on  le  pense  bien,  que  toutes  les  expériences  aient  donné 
ce  nombre  exact  :  ce  serait  un  résultat  trop  contraire  à  la  pratique 
des  recherches  expérimentales;  mais  c'est  la  moyenne  que  M.  Ver- 
det  propose  d'adopter  après  avoir  examiné  une  série  de  travaux 
assez  concordans  pour  nous  donner  pleine  confiance  dans  le  nombre 
qui  ressort  d'une  comparaison  faite  avec  soin.  C'est  le  nombre  qui 
de\Ta  désormais  servir  aux  calculs  industriels  et  scientifiques.  Dès 
maintenant  donc,  et  sous  le  bénéfice  des  confirmations  expérimen- 
tales, dont  les  pages  qui  vont  suivre  seront  l'objet,  on  peut  consi- 
dérer comme  acquise  la  fixité  du  nombre  qui  représente  l'équiva- 
lence. C'est  ce  nombre  qui  est  généralement  connu  sous  le  nom 
d'équivalent  mécanique  de  la  chaleur. 

Passant  maintenant  de  l'ordre  des  faits  à  l'ordre  des  raisonne- 
mens,  nous  demanderons  si  on  aurait  pu  concevoir  qu'une  calorie 
ne  donnât  pas  toujours  le  même  nombre  de  kilogrammètres.  Et 
d'abord  n'oublions  pas  que  le  phénomène  est  réversible,  et  que  nous 


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hh  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

pouvons,  suivant  les  cas,  convertir  de  la  chaleur  en  travail  ou  du 
travail  en  chaleur.  Imaginons  un  instant  qu'il  n'y  ait  pas  <îans  cette 
transformation  réciproque  un  rapport  fixe;  supposons  qu'il  y  ait 
des  machines,  des  organes,  des  systèmes,  par  lesquels  on  puisse 
obtenir  des  rendemens  variables  (et  nous  ne  parlons  pas,  bien  en- 
tendu, du  rendement  utile,  qui  peut  varier,  mais  du  rendement  in- 
trinsèque, calculé  en  tenant  compte  de  toutes  les  transformations 
utiles  ou  non)  :  il  est  clair  qu'en  accouplant  ces  machinesl,'  ces  or- 
ganes, ces  systèmes  dans  l'ordre  le  plus  avantageux,  et  les  aban- 
donnant à  leur  action  seule,  nous  pourrions,  au  moyen  d'une  quan- 
tité de  chaleur  ou  de  travail  donnée,  obtenir  des  quantités  de  chaleur 
ou  de  travail  croissant  d'une  façon  illimitée,  résultat  tout  à  fait 
inadmissible.  C'est  là  ce  qu'on  appelle  une  démonstration  par  l'ab- 
surde. 

En  donnant  le  nombre  425  pour  l'équivalent  mécanique  de  la 
chaleur,  il  n'est  peut-être  pas  inutile  d'aller  au-devant  d'une  ob- 
jection :  on  est  quelquefois  surpris  au  premier  instant  de  la  gran- 
deur de  ce  nombre. —  Eh  quoi!  se  dit-on,  tant  de  kilogrammètres 
pour  une  seule  calorie  !  —  Mais  l'étonnement  se  dissipe  vite;  il  tient 
à\ine  appréciation  inexacte  des  unités  qui  sont  en  présence,  et  dis- 
paraît dès  qu'on  se  rend  un  compte  suffisant  de  leurs  valeurs  res- 
pectives. La  calorie  est  une  unité  moins  modeste  qu'il  ne  semble 
d'abord,  et  l'on  en  reprend  une  idée  plus  avantageuse  quand  on 
réfléchit  au  temps  que  met  une  masse  d'eau  pour  s'échauffer  sur 
un  foyer  ordinaire.  Le  kilogrammètre  au  contraire  n'a  point  l'im- 
portance que  semble  lui  attribuer  la  pompe  de  son  nom  ;  A25  kilo- 
grammètres ne  représentent  en  somme  que  le  travail  d'un  cheval- 
vapeur  pendant  six  secondes  environ.  Par  conséquent  le  travail  d'un 
cheval- vapeur  pendant  une  heure  correspond  à  600  calories.  Ce 
résultat,  ainsi  présenté,  n'aura  sans  doute  plus  rien  qui  puisse 
étonner  les  personnes  mêmes  qui  auraient  été  portées  à  le  trouver 
singulier  sous  la  forme  où  il  se  produisait  précédemment. 

Dès  que  l'esprit  a  conçu  la  notion  de  l'équivalence  de  la  chaleur 
et  du  travail,  Ù  demande  à  en  pénétrer  le  principe,  à  en  saisir  non 
plus  la  manifestation,  mais  la  signification  intime.  Maître  des  faits, 
il  veut  en  posséder  la  raison.  Quand  il  a  vu  la  transformation  de  la 
chaleur  en  travail,,  il  veut  savoir  pourquoi  et  comment  cette  trans- 
formation s'accomplit,  quel  est  le  procédé  que  la  nature  y  emploie. 
Il  se  trouve  en  face  de  ce  phénomène  comme  en  présence  d'un  tour 
d'escamoteur.  Voici  bien  les  calories  avant  l'opération!  Voici  main- 


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ÉQUIYALENX  lOSGAïaQUE  DE  LK  CHALEUR.  && 

tenant  le  travail  accompli  qu'on  lui  montre  en  échange  des  calories 
qui  ont  disparu!  Mais  quel  est  le*  secret  de  cette  étonnante  substi- 
tution? —  A  vrai  dire,  on  n'a  dans  aucun  cas  surpris  ce  secret  sur 
le  vif;  mais  la  théorie  en  donne  une  explication  plausible. 

C'est  ûnsi  qu'on  a  toujours  vu  la  physique  placer  des  hypothèses 
sur  les  pihénomènes  qu'elle  étudiait.  On  conçoit  d'ailleurs  qu'une 
explication»  fû^-eUe  mauvaise,  n'infirme  en  rien  ce  qui  a  été  ob- 
servé. Le  danger  commencerait  seulement  du  jour  où  l'on  voudrait 
dénaturer  les  observations  et  plier  les  faits  pour  les  amener  de  force 
dans  les  données  d'une  hypothèse.  Pourvu  que  l'on  se  garde  de  ce 
périU  l'hypothèse  est  utile  par  les  vérifications  qu'elle  suggère,  par 
les  aperçus  qu'elle  ouvre. 

Avant  donc  d'aller  plus  loin,  avant  d'entrer  dans  la  série  des  faits 
qui  mettront  tout  à  l'heure  la  notion  de  l'équivalence  dans  une  com- 
plète lumière,  noiis  nous  arrêterons  encore  un  instant  pour  esquisser 
l'hypothèse  qui  a  été  faite  à  ce  sujet,  et  qui  réunit  aujourd'hui  les 
suffrages  les  plus  éminens;  mais  il  est  nécessaire  qu'on  n'oublie  pas, 
quelle  que  soit  l'opinion  qu'on  s'en  forme,  que  les  faits  fondamen- 
taux auxquels  elle  s'applique  demeurent  hors  de  doute.  Que  cet 
aperçu  théorique  obtienne  ou  non  l'assentiment  du  lecteur,  nous 
n'en  serons  pas  moins  en  droit,  après  l'avoir  indiqué,  de  reprendre 
sur  le  terrain  des  faits  la  suite  de  notre  exposé. 

Et  d'abord  les  travaux  publiés  pendant  ces  vingt  dernières  années 
sur  la  chaleur  démontrent  qu'elle  est  un  mouvement  vibratoire. 
MeUoni,  dans  un  mémoire  lu  à  l'académie  de  ]>[aples  le  2  février 
18^2  et  inséré  la  même  année  dans  la  Bibliothèque  universelle  de 
Genève,  avait  longuement  comparé  les  phénomènes  de  la  chaleur 
rayonnante  et  les  phénomènes  lumineux.  De  cette  étude,  il  avait 
conclu  que,  quand  un  corps  porté  à  une  certaine  température  est 
placé  au  milieu  de  corps  qui  ont  une  température  plus  basse,  un 
mouvement  vibratoire  se  propage  dans  le  milieu  ambiant.  Qu'est-ce 
qui  vibre?  Sont-ce  les  molécules  matérielles  et  ordinaires  des  corps 
interposés?  Est-ce  au  contraire  un  éther  jusqu'ici  insaisissable  à 
tontes  nos  recherches,  et  qui  remplirait  les  interstices  de  ces  molé- 
cules? C'est  ce  que  MeUoni  ne  pouvait  dire;  mais  il  affirmait  la  vi- 
bration. Il  cherchait  d'ailleurs  une  preuve  expérimentale  en  essayant 
de  produire  directement  des  interférences  de  rayons  calorifiques 
comme  on  produisait  déjà  des  interférences  de  rayons  lumineux.  Il 
n'obtint  pas  lui-même  cette  sanction  de  son  hypothèse  ;  mais,  cinq 
aimées  plus  tard  MM.  Fizeau  et  Foucault  montrèrent  que  l'on  peut,  en 
ajoutant  de  la  chaleur  à  de  la  chaleur,  produire  du  froid,  tout  comme 
en  ajoutant  de  la  lumière  à  de  la  lumière  on  produit  de  l'obscurité. 
L'hypothèse  de  Helloni  ét£Ût  ainsi  démonti*ée  par  les  faits. 


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i6  REVUE  MS   DEUX  MONDES»;     . 

C'est  donc  en  étudiant  la  chaleur  daas  son  passs^ge.  d'un  corps  à 
un  autre  à  travers  l'air  ambiant  qu'on  en  a  saisi  la  nature  intime  ; 
mais  si  dans  cette  propagation  on  a  constaté  d'une  n^niëre  certaine 
qu'elle  est  un  mouvement  vibratoire,  n'est^il  pas  naturel  d'admettre 
qu'il  en  est  également  ainsi  dans  l'intérieur  même  des  corpa? 

Ce  que  nous  appelons  chaleur  devient  donc  pour  nous  un  mouve^ 
ment  de  molécules.  Dirons-nous  que  ce  senties  dernière»  molécules 
du  corps  même  qui  vibrent?  Dirons^nous  que  ce  sont  les  molécules 
d'une  substance  éthérée  qui  en  remplit  les  pcH*e&?  Peu  nous  importe* 
Il  nous  suffit  de  constater  l'existence  d'un  mouvement  moléculairee 
Mais  d'une  autre  part  qu'est-ce  que  le  travail,  sinon  le  mouvement 
d'une  masse?  Ainsi  l'idée  de  chaleur  comme  celle  de  travail  se  ré- 
solvent maintenant  pour  nous  dans  l'idée  commune  de  mouvement, 
et  rien  ne  doit  plus  nous  étonner  si  ces  deux  phénomènes  sont  liés 
par  une  équivalence  que  régissent  les  lois  ordinaire^»  de  la  mécanique. 

Rien  ne  se  perd,  rien  ne  se  crée  dans  la  nature.  Ex  nihilo  nihUj 
in  nihilum  nil  passe  reverti.  Cela  est  vrai  non-seulement  des  mo- 
lécules matérielles,  mais  aussi  de  la  force  ou  cause  de  mouvement 
qui  est  la  propriété  essentielle  de  chaque  molécule.  Si  donc  une 
molécule  ou  une  masse  possède  à  un  moment  donné  une  certaine 
capacité  de  mouvement,  elle  n'en  perdra  une  portion  qu'en  la  cé- 
dant à  une  autre  molécule  ou  à  une  autre  masse.  11  y  a  longtemps 
que  Descartes  a  dit  :  u  Je  tiens  qu'il  y  a  une  certaine  quantité  de 
mouvement  dans  toute  matière  créée  qui  n'augmente  et  ne  diminue 
jamais,  et  ainsi,  lorsqu'un  corps  en  fait  mouvoir  un  autre,  il  perd 
autant  de  mouvement  qu'il  en  donne,  comme  lorsqu'une  pierre 
tombe  de  haut  contre  la  terre,  si  elle  ne  retourne  pas  et  qu'elle 
s'arrête,  je  conçois  que  cela  vient  de  ce  qu'elle  ébraple  cette  terre 
et  ainsi  lui  transfère  tout  son  mouvement.  »  Descartes  exprimait 
ainsi  une  vérité  fondamentale  de  la  mécanique;  mais  il  ne  compa^ 
rait  entre  eux  que  deux  mouvemens  du  même  ordre.  Observons  ce^ 
pendant  que  dans  l'exemple  qu'il  donne  il  y  a  nécessairement  de  la 
chaleur  produite  par  le  choc,  et  que  sa  proposition  n'est  viaie  qu'à 
la  condition  d'assimiler  complètement  cette  production  de  chalem^ 
à  une  communication  de  mouvement.  Nous  sommes  ainsi  amenés  à 
comparer  entre  eux  et  à  regarder  comme  s'engendi*ant  directement 
les  uns  des  autres  ces  mouvemens  visibles  qui  constituent  le  travail 
dans  son  acception  ordinaire,  et  ces  mouvemens  moléculaires  que 
nos  yeux  ne  peuvent  apercevoir  et  qui  constituent  la  chaleur.  Quand 
un  travail  engendre  de  la  chaleur,  c'est  donc  qu'une  quantité  de 
mouvement  passe  de  la  masse  d'un  corps  aux  molécules  de  ce  corps 
ou  d'un  corps  différent.  Si  c'est  au  contraire  la  chaleur  qui  a  en- 
gendré un  travail ,  on  peut  dire  qu'une  quantité  de  mouvement  est 


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ÉQDIYALBirr  HACAm^E   M  LA   CHALEUR.  IfJ 

passée  des  motdcules  du  corps  à  la  masse  de  oe  corps  ou  d'on  corps 
dillërent. 

Pc>ur  coDcefoir  comment  les  derniers  atomes  d'un  corps  peuvent 
être  aramés  d'une  TitesBO  considérable  qui  n'est  pas  apparente^  mais 
çui  peut,  à  un  moment  donnée  se  convertir  en  effets  d'un  autre  ordre, 
?eu^on  un  exemple  grossier?  On  voit  quelquefois  un  boulet  de 
canon  s'avancer  lentement  sur  le  sol;  il  parait  presque  mort,  et  on  ' 
croirait  que  le  moindre  effort  va  suffire  pour  l'arrêter;  mais  en  réalité 
le  boulet  tourne  sur  lui^-mème  avec  une  vitesse  énorme.  Qu'on  vienne 
à  mettre  le  pied  sur  lui  et  à  en  dénaturer  le  mouvement  en  en  fixant 
ainsi  un  point,  le  boulet  blesse  ou  tue  l'imprudent  qui  l'a  touché. 

Nous  poirrons  dire  maintenant,  pour  résumer  notre  hypothèse, 
qoe  tout  corps,  à  un  moment  donné,  possède  une  certaine  vertu 
intérieure,  qui  peut  se  manifester  soit  sous  forme  de  chaleur,  soit 
sous  fcmne  de  travail.  Il  est  à  cet  ^ard  un  terme,  celui  de  force 
vive,  que  le  langage  usuel  a  souvent  emprui^  à  la.  science,  en  le 
détournant,  il  est  vrai,  de  son  acception  rigoureuse.  On  nous  per- 
mettra de  suivre  cet  erremcait.  Nous  dirons  ainsi  que  la  force  vive 
qn'un  ccnrps  possède  àim  instant  donné,  peut,  suivant  les  circon-* 
stances,  se  révéler  sous  deux  aspects,  force  vive  calorifique,  force 
vive  mécanique,  de  telle  sorte  que  les  deux  manifestations  soient 
complémentaires  et  reproduisent  le  total  de  la  force  vive  qui  était 
rcfafermée  dans  le  corps. 

avant  d'en  finir  avec  cet  aperça  théorique,  examinons,  à  l'aide 
des  lumières  qu'il  nous  donne,  le  jeu  de  la  machine  à  vapeur  dcmt 
BOUS  avons  déjà  parlé  plus  haut.  Nous  supposons,  avons-nous  dit, 
fat  machine  en  pleine  marche,  ayant  pris  son  mouvement  uniforme. 
Qu'on  veuille  l]4en  considérer,  comme  précédemment,  l'intervalle  de 
temps  qui  sépare  deux  momens  où  le  piston  occupe  exactement  la 
mêitte  position.  A  la  fin  de  cette  période,  toutes  les  parties  de  la 
noachine  possèdent  la  même  quantité  de  force  vive  qu'au  commen- 
cement, car  leur  masse  d'une  part  est  invariable,  et  d'autre  part 
elles  ont  la  même  dudeur  et  la  même  vitesse,  puisque  nous  suppo- 
sons le  jeu  régulier.  Dans  cet  intervalle  cependant  un  travail  ex- 
térieur a  été  produit,  un  poids  a  été  élevé  ou  toute  autre  résistance 
a  été  vaincue,  et  ce  travsdl  n'a  pu  se  produire  qu'aux  dépens  d'une 
partie  de  la  force  vive  qui  était  dans  la  machine;  mais  puisque  nous 
venons  de  voir  que  cette  machine  en^  possède  encore  la  même  quan- 
tité, c'est  donc  qu'en  même  temps  qu'elle  en  perdait  d'une  part  elle 
en  gagnait  de  l'autre  une  quantité  égale..  En  même  temps  qu'elle  en 
dépensait  sur  l'arbre  moteur  (nous  laissons  de  côté  le  travail  que  la 
machine  produit  sans  qu'il  soit  recueilli  utilement),  elle  en  emprun*- 
tait  autant  au  foyer  de  la  chaudière.  Cette  machine  nous  apparaît 


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AS  UYUE  ras  DEUX  MONDES* 

donc  comme  un  véhicule  de  force  vive.  Elle  absorbe  de  la  force  vive 
mesurable  en  calories,  eUe  rend  de  la  force  vive  mesurable  en  kilo-* 
grammètres.  Et  puisque,  dans  l'état  de  fonctionnement  uniforme  dû 
nous  Texaminons,  elle  ne  garde  rien  pour  elle,  puisqu'elle  dépense 
tout  ce  qu'elle  reçoit,  il  y  a  entre  les  quantités  de  force  vive  mesu^ 
rées  à  l'entrée  et  à  la  sortie  un  rapport  d'équivalence,  nous  pouvons 
dire  d'égalité.  Pour  chaque  calorie  qui  entre,  il  y  a  A25  kilogram** 
mètres  qui  sortent. 

III. 

Mais  abandonnons  le  champ  de  l'hypothèse  pour  revenir  sur  le 
terrain  des  faits,  et  c'est  mûntenant  que  nous  allons  voir  nos  pre- 
mières données  se  confirmer  par  une  série  de  vérifications*  À  la 
lumière  de  cette  notion  nouvelle,  il  y  a  toute  une  révision  de  la 
science  à  £ûre.  Partout  où  il  y  a  simultanément  phénomène  calori- 
fique et  phénomène  mécanique,  c'est-à-dire  dans  presque  tous  les 
cas  que  la  pratique  et  la  théorie  peuvent  nous  présenter,  la  nouvelle 
loi  introduit  entre  les  deux  phénomènes  une  relation  nécessaire,  jus- 
qu'ici inconnue,  et  qui,  maintenant  démontrée,  fera  découvrir  des 
vérités  intéressantes,  reconnattre  des  erreurs  ou  combler  des  lacunes. 
Toutes  les  lois  physiques  et  chimiques  ont  désormais  besoin  d'être 
considérées  sous  un  nouvel  aspect;  l'astronomie,  la  physiologie  vont 
s'éclairer  de  lueurs  inattendues.  Il  ne  s'agit  pas  ici,  comme  on  le 
pense  bien,  de  faire  cette  révision  générale  de  la  science;  il  ne  s'agit 
même  pas  d'indiquer  comment  elle  peut  être  faite  :  nous  nous  con- 
tenterons de  citer  quelques  exemples,  empruntés  pour  la  plupart 
aux  leçons  de  M.  Verdet. 

Que  va  devenir,  pour  commencer  par  là,  l'ancienne  notion  du 
frottement?  Depuis  longtemps,  lorsque  deux  corps  se  mouvaient  au 
contact  l'un  de  l'autre  avec  des  vitesses  différentes,  une  certaine 
partie  du  travail  développé  par  le  corps  frottant  disparaissait  sans 
que  l'on  s'en  rendit  un  compte  bien  net.  La  science  (^cielle  était 
fort  réservée  à  cet  endroit.  Elle  posait  dans  ses  calculs  un  coefficient 
relatif  au  frottement  et  elle  se  hâtait  de  passer  outre.  Elle  se^  gar- 
dait d'appuyer  sur  ce  phénomène,  qui  ne  laissait  pas  de  se  présen- 
ter sous  des  dehors  assez  singuliers.  Quant  à  l'opinion  commune,  elle 
regardait  assez  volontiers  le  frottement  comme  une  force  mystMeuse 
qui  absorbait  par  elle«-méme  une  ca*taine  quantité  de  travail  entre 
les  deux  surfaces  frottantes.  On  se  laissait  aller  à  admettre  une  sorte 
d'annulation  de  travail  sans  mesurer  la  portée  dangereuse  d'une 
pareille  doctrine.  Ce  n'est  pas  qu'on  ne  sût  déjà  que  tout  fi-ottement. 
est  accompagné  d'un  dévebppement  de  chaleur;  mais  il  semUait 


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BQUirALSHT'.iaCANIQUB  IfiE  lA   CHALEUR.  h9 

qve  ee  fut  là  un  phénomène  toat  à  fait  accessoire.  Les  choses 
GhaQge&l  de  fiuse  actuellement,  et  c'est  ce  phénomène  autrefois  né- 
gligé qui  nous  rend»  compte  maintenant  de  ce  qui  avait  pu  paraître 
mjfsiérieiix.  Tout  le  travaÙ  consommé  dans  le  frottement,  et  qui  ne 
seretrouYe  pas  sous  une  autre  forme  appréciable,  se  retrouve  sous 
forme  de  chaleur.  Toute  équivoque  disparaît,  et  le  bilan  du  travail 
moteur  s'établit  ayeo  exactitude. 

Cette  conversion  directe  du  travail  en  chaleur,  à  laquelle  corres- 
pondent des  phénomènes  usuels  et  faciles  à  reproduire,  avait  néces- 
ssûrement  frappé  de  bonne  heure  certains  esprits.  Elle  a  été  l'objet 
d'expériences  fréquentes,  saisissantes,  et,  ayant  de  se  résoudre  en 
une  h  précise,  elle  a  vaguement  préoccupé  divei*s  savans  qui  sont 
restés  aux  «hords  de  la  vérité.  Rumford  fut  un  de  ces  précurseurs. 
C'était  un  Anglais  d'Amérique^  un  esprit  éclairé  et  indépendant,  un 
peu  inquiet  et  porté  à  dédaigner  les  vieilles  théories.  Tour  à  tour  ^ 
colonel  anglais  dans  les  luttes  contre  les  Américains,  ministre  de  la 
guene  chea  l'électeur  de  Bavière,  puis  phikuathrope  à  Paris,  où  il 
avait  épousé  la  veuve  de  Lavoisier,  il  fut  savant  à  ses  heures  et  à  sa 
manière*  Ses  travaux,  malheureusement  un  peu  trop,  sommaires, 
n'ent  pas  toujours  eu  l'influence  qu'ils  auraient  mérité  d'avoir.  Ses 
mteMÀres  sur  la  chaleur,  publiés  en  180A,  contenaient  les  faits  les 
plus  intéressans. 

On  admettait  alors,  sur  la  foi  de  Lavoisier  et  de  Laplace,  que  le 
calorique  était  une  matière  renfermée  dans  les  interstices  des  corps, 
et  qui  en  sortait  ou  y  rentrait  sous  l'influence  de  certaines  causes. 
Bumford,  mécontent  de  cette  hypothèse,  entreprit  de  la  soumettre 
à  une  expérience  décisive.  «  Si  le  calorique,  disait-il,  est  une  ma- 
tière logée  dans  les  corps  de  façon  à  en  remplir  les  intervalles  po- 
reux, comme  Teou  remplit  les  pores  d'une  éponge,  il  est  clair  qu'un 
même  corps  n'en  contient  qu'une  quantité  déterminée  et  ne  pourra 
en  émettre  indéfiniment.  C'est  ainsi  qu'une  éponge  gonflée  d'eau, 
suspendue  par  un  fil  au  milieu  d'une  chambre  remplie  d'air  sec, 
donne  de  Thumidité  à  cet  air;  mais  l'éponge  est  bientôt  épuisée 
d'eau  et  mise  en  état  de  ne  plus  pouvoir  en  fournir.  Au  contraire 
une  cloche,  étant  frappée  aussi  longtemps  qu'on  voudra,  donne  tou- 
jomrs  du  son  sans  aucun  signe  d'épuisement.  L'eau  est  une  substance, 
et  il  n'en  est  pas  de  même  du  son.  i>  Pour  examiner  à  ce  point  de 
▼ne  les  phénomènes  calorifiques,  Rumford  faisait  tourner  une  barre 
de  bronze  sur  une  autre  barre  semblable  dans  un  vase  rempli  d'eau; 
k  luurre  tonniante  était  chargée  d'un  poids  de  5,000  kilogrammes 
et  faisait  82  révolutions  par  minute.  Rumford  observait  réchauffe- 
ment de  l'eau,  qui  était  considérable  et  capable  de  mettre  de  grandes 
\  de  liquide  en  ébullition;  mais  le  dégagement  de  chaleur  pnn 

1  ILV.  4 


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50  REVUE  DES  DEUX  ]fONDE6. 

doit  par  les  barres  frottantes  était^il  indéfini  ou  limité?  C'est  à  vé^ 
rifier  ce  fait  que  Runiford  s'attachait,  et  il  trouvaift  que,  tant  que  la 
barre  tournait,  la  chaleur  se  dégageait  indéfiniment.  11  prouvait  en- 
suite, par  un  examen  minutieux,  qu'on  ne  pouvait  attribuer  le 'dé- 
gagement de  chaleur  ni  à  la  décomposition  de  l'eau,  ni  à  la  décom- 
position de  l'air,  ni  aune  foule  d'autres  phénomènes  omcomitans 
auxquels  on  aurait  pu  être  tenté  de  l'attribuer.  Montrant  ainsi  que 
cette  chaleur  sortait  indéfiniment  des  barres  frottantes,  il  en  con- 
cluait, comme  nous  l'avons  dit  tout  à  l'beure,  que  le  calorique  ne 
peut  pas  être  une  matière,  mais  qu'il  est  xm  mouvement.  Qui  ne 
voit  qu'il  n'y  avait  qu'un  pas  à  faire  pour  en  tirer  une^  conclusion 
plus  intime,  et  pour  dire,  comme  nous  le  disons  maintenant,  que 
cette  chaleur  indéfiniment  dégagée  par  les  barres  de  bronze  n'était 
qu'une  transformation  du  travail  indéfiniment  employé  à  produire 
le  mouvement  de  rotation?  11  y  a  plus,  l'expérience  de  Rumford  se 
prétait  à  une  détermination  numérique  de  l'équivalence  des  deux 
phénomènes  :  d'une  part  le  travail  employé  à  la  rotation  était  faci- 
lement appréciable,  et  de  l'autre  les  procédés  calorimétriques  pour- 
valent  aisément  faire  connaître  la  quantité  de  chaleur  absorbée  par 
l'eau.  Aussi  plusieurs  déterminations  numériques  du  nombre  fon- 
damental de  l'équivalence  ont-elles  été  faites  dans  des  essais  ana- 
logues à  celui  de  Rumford. 

Par  d'autres  voies,  Rumford  approchait  encore  de  la  notion  de 
l'équivalence  de  la  chaleur  et  du  travail.  Faisant  forer  une  pièce  de 
canon  à  la  fonderie  royale  de  Munich,  il  constatait  réchauffement 
de  la  masse  de  bronze.  Et  comme  on  essayait  de  rendre  compte  de 
cet  échauffement  en  admettant  une  différence  de  capacité  calorifique 
entre  le  bronze  massif  et  le  bronze  en  limaille,  il  ee  hâtait  de  mettre 
à  néant  cette  fausse  explication  &ï  mesurant  directement  la  capa- 
cité calorifique  du  bronze  dans  les  deux  cas  et  en  prouvant  qu'elle 
ne  variait  point.  Mais  voici  un  autre  fait  bfen  4:urietix.  Il  expéri- 
mentait un  canon  de  fusil  dans  lequel  il  introduisait  toujours  la 
même  charge  de  poudre,  et  tantôt  il  n'y  mettait  pas  de  balle,  tantôt 
il  y  plaçait  une,  deux,  trois  et  même  quatre  balles;  les  unes  sur  les 
autres.  «  J'étais  dans  l'habitude,  dit-il,  de  saisir  avec  la  main  gauche 
le  canon  aussitôt  après  chaque  décharge  pour  le  tenir  pendant  que 
je  l'essuyais  en  dedans  avec  une  baguette  garnie  d'étoupes,  et  j'étais 
fort  surpris  de  trouver  que  le  canon  était  beaucoup  plus  échauffé 
par  l'explosion  d'une  charge  de  poudre  donnée  quand  il  n'y  avait 
point  de  balle  devant  la  poudre  que  quand  une  ou  plusieurs,  balles 
étaient  chassées  par  la  charge.  »  Quoi  de  plus  saisissant  que  cette 
expérience  dans  laquelle  une  certaine  quantité  de  chaleur  disparaît 
en  même  temps  qu'un  travail  est  produit,  et  dans  laquelle  cette 


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ÉQCIYÀLBNT<M£GAmQU£   D£  lA  CHALEUR.  51 

cwFélatioa  est  assez  manifeste  pour  être  sensible  à  la  main?  Et  ne 
aeraitnon  pas  tenté  de  s'étonner,  si  Tbistoire  des  découvertes  bu;- 
naaines  n'était  pleine  de  ces  anomalies,  que  Rumford  n'en  ait  pas 
donné  la  véritable  explication?  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  expérience 
méfite  d'être  reprise  avec  précision,  et  nous  la  recommandons  à  nos 
officie»  d'artillerie;  il  leur  serait  sans  doute  facile  de  constater 
qu'un  canctt  s'échauffe  moins  lorsqu'il  tire  à  boulet  que  lorsqu'il 
tîie  à  blanc  avec  une  simple  gargousse,  et  l'étude  de  ce  phénomène 
pcmiraitleur  donner  d'utiles  enseignemens. 

L'expérience  de  Rumford  sur  le  frottement  a  été  reprise  avec  les 
eorpe  les  plus  divers  «et  sous  des  formes  variées  dès  que  l'on  eut 
compris  ce  qu'on  en  pouvait  tirer«  M.  Joule,  dont  le  nom  se  présente 
à  chaque  instant  quand onétudie  la  nouvelle  théorie,  faisait  tourner 
une  petite  roue  à  palettes  dans,  une  masse  d'eau  ;  le  mouvement 
étftit  donné  par  la  chute  d'un  poids.  Il  mesurait  donc  facilement  le 
travûl  correspondant  à  la  rotation.  L'échauffement  de  l'eau  s'obser- 
vait directement  au  thermomètre^  Il  trouva  ainsi  pour  le  riq)port 
d'équivalence  le  nombre  &2i.  Une  autre  série  d'expériences  faites 
en  remplaçant  l'eau  par  du  mercure  donna  le  nombre  &25.  L'eau 
ou  le  mercure,  conune  on  voit,  servait  en  même  temps  à  M.  Joule 
de  corps  firettant  et  de  calorimètre.  Dans  une  troisième  série  d'es- 
sais, M.  Joule  fit  frotter  un  anneau  de  fer  sur  un  disque  de  même  na- 
tore  dans  une  masse  d'eau,  ce  qui  était,  à  proprement  parler,  l'ex- 
périence même  de  Rumford;  il  arriva  par  ce  procédé  au  nombre 
A25.  M.  Favre  fit  firotter  de  l'acier  contre  de  l'acier  et  donna  pour 
résultat  de  ses  essais  le  nombre  &13.  On  pourrait  citer  plusieurs 
autres  déterminations  de  ce  genre,  et  si  l'on  en  a  fait  beaucoup,  on 
eB  fera  sans  doute  encore  uaplus  grand  nombre  par  la  suite.  Ces 
expériences  demandent  un  soin  minutieux  et  une  ingénieuse  appré- 
ciaticm  des  circonstances  qui  peuvent  motiver  des  corrections  dans 
les  données  numériques;  mais  rien  de  plus  simple,  de  plus  satisfai- 
sant pour  l'esprit  que  leur  principe.  Le  frottement  y  apparaît  di- 
rectement comme  un  des  phénomènes  dans  lesquels  le  travail  se 
transforme  en  chaleur. 

C'est  donc  avec  des  notions  plus  saines  que  l'on  peut  maintenant 
examiner  ce  qui  se  passe  dans  les  cas  innombrables  où  deux  corps 
se  meuvent  au  contact  l'un  de  l'autre.  Et  l'on  n'est  plus  tenté  d'ad- 
mettre que  dans  le  jeu  d'une  machine,  qui  a  pour  effet  de  soumettre 
diverses  surfaces  à  des  frottemens,  une  partie  de  la  force  motiîce 
soit  mystérieusement  absorbée.  Une  portion  de  cette  force  se  perd 
à  communiquer  du  mouvement  soit  à  l'air  ambiant ,  soit  aux  sup- 
ports de  la  machine;  c'est  là  une  perte  que  l'on  peut  suivre.  Une 
antre  partie  est  employée  à  user  les  surfaces  frottantes,  à  décom- 


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62  lf£¥UE  DES  MUX  MON^S.  . 

poser  les  liquides  dont  elles  sont  enduites;  ce  sont  encore  là  des 
effets  que  Ton  peut  apprécier.  Mais  cette  notable  portion  du  travail 
moteur  qui  était  consommé  sans  qu'on  pût  en  rendre  compte  par 
ces  divers  motifs,  on  sait  maiuitenant  qu'elle  ne  disparaît  comme 
travail  qu'autant  qu'elle  se  retrouve  comme  cbaleur.  Cette  chaleur 
pourra  se  perdre  en  échauffant  les  organes  de  la  machine,  elle 
pourra  se  répandre  sans  effet  utile  dans  l'atmosphère;  mais  du  moins 
rien  ne  demeurera  inexpliqué,  et  nous  pourrons  poursuivre  dans 
toutes  leurs  phases  les  transformations  successives  du  travail  mo- 
teur, Dira-t-on  que  c'est  là  un  mince  résultat,  qu'on  ne  pourra 
suivre  ces  changemens  que  par  l'imagination,  et  que  la  pratique 
n'en  atteindra  pas  la  mesure  ?  Et  d'abord  rien  ne  prouve  qm'on  ne 
puisse  pas  tirer  de  précieuses  applications  de  cette  notion  nouvelle 
du  frottement;  mais  en  tout  cas,  qu'on  ne  s'y  méprenne  pas,  elle 
nous  délivre  d'une  grande  hérésie  scientifique  que  bien  des  per- 
sonnes ont  côtoyée  sans  doute,  et  où  U  est  à  penser  que  quelques- 
unes  sont  tombées  autrefois.  Supposer,  comme  on  était  tenté  de  le 
faire  jadis,  à  propos  du  frottement,  qu'un  travail  moteur  s'anéantit 
sans  rien  produire,  c'est  xme  erreur  du  même  ordre  que  de  croire 
qu'un  travail  moteur  peut  naître  de  rien.  Ce  sont  deux  absurdités 
réciproques  et  solidaires.  Les  vieilles  idées  courantes  stu*  le  frotte- 
ment renfermaient  donc,  plus  ou  moins  cachées  dans  leurs  flancs, 
toutes  les  billevesées  qui  ont  signalé  la  recherche  du  mouvement 
perpétuel. 

Des  considérations  du  même  ordre  s'appliqueraient  à  la  théorie 
des  chocs,  où  les  phénomènes  calorifiques  entrent  pour  une  part 
considérable.  Si  on  tire  avec  une  carabine  rayée  contre  une  cible 
très  résistante,  on  constate  que  la  balle  est  brûlante  après  le  choc. 
La  chaleur  développée  par  ce  choc,  si  on  la  supposait  concentrée 
tout  entière  dans  le  plomb  dont  la  balle  est  formée,  en  élèverait  la 
température  à  plus  de  500  degrés.  Elle  serait  donc  plus  que  suffi- 
sante pour  liquéfier  le  plomb.  Si  on  tire  à  boulet  sur  une  cible  très 
dure,  on  voit  souvent  jaillir  un  éclair  de  lumière  au  moment  où  le 
boulet  frappe  la  cible.  On  peut  dire  qu'en  général  nous  estimons 
trop  bas  la  quantité  de  chaleur  qui  est  due  aux  chocs.  On  a  calculé 
que  si  un  corps  tombe  de  la  hauteur  où  l'attraction  terrestre  est  à 
peine  appréciable ,  il  donnera  en  touchant  la  terre  deux  fois  plus 
de  chaleur  que  n'en  dégagerait  la  combustion  d'un  poids  égal  de 
charbon. 

Nous  venons  de  voir  l'étude  du  frottement  tout  à  fait  régénérée. 
Celle  de  la  dilatation  des  corps  va  aussi  se  transformer  complète- 
ment en  vertu  des  idées  nouvelles.  Ici  vient  se  placer  d'abord  une 
expérience  mémorable,  fondamentale,  exécutée  en  1845  par  M.  Joule, 


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ÉQDIYALBNT'lKÉGàlfKlUE  DE   LA  ^mALEDR.  68 

et  qui  anéantit  une  erreur  depuis  longtemps  accréditée.  On  admet* 
tait  généralement,  il  y  a  quelques  années  encore,  et  cette  opinion 
trouvait  place  dans  renseignement  classique,  que  la  dilatation  d'un 
corps,  cdlé  de  l'air  par  exemple,  absorbait  de  la  chaleur.  Tout  le 
inonde  se  rappelle  que  dans  les  cours  de  physique  on  mettait  un 
thermomètre  sons  le  récipient  de  la  machine  pneumatique  :  on  ob- 
servait rabaissement  de  température  qui  suivait  les  premiers  coups 
de  piston  donnés  pour  faire  le  vide,  et  on  déclarait  sans  plus  ample 
an^yse  que  la  difatation  de  l'air  absorbait  la  chaleur  qui  disparais- 
^sait  en  cette  circonstance;  mais  ne  va-t-il  pas  falloir,  en  face  de 
l'expéiience  de  M.  Joule,  modifier  l'énoncé  de  cette  explication? 

H.  Jèule  prit  deux  récipieds  métalliques  de  capacité  égale,  réunis 
par  un  court  tuyau  que  fermait  un  robinet.  Dans  l'un  des  récipiens, 
il  introduisit  de  Tair  sous  la  pression  de  vingt-deux  atmosphères, 
le  robinet  de  communication  étant  fermé;  dans  l'autre,  il  fît  le  vide. 
Le  système  des  deux  récipiens  était  entièrement  plongé  dans  un  ré- 
servoir plein  d'eau  où  des  thermomètres  sensibles  permettaient 
tf  apprécier  les  phénomènes  calorifiques  qui  viendraient  à  se  pro- 
duire. L'expérience  ainsi  préparée,  le  robinet  qui  fusait  communi- 
quer les  deux  récipiens  fut  ouvert;  l'air  comprimé  se  précipita  dans 
l'espace  vide,  et  dans  un  instant  très  court  le  système  des  deux 
vases  fut  rempli  d^air  sous  la  pression  de  onze  atmosphères.  Cette 
dilatation  du  gaz  absorba-t-elle,  oui  ou  non,  de  la  chaleur?  L'an- 
cienne physique  eût  répondu  oui  sans  hésiter  ;  elle  admettait  que 
dans  toute  dilatation  une  certaine  quantité  de  chaleur  disparaissait. 
Cependant  l'expérience  de  M.  Joule  montra  qu'aucune  chaleur  n'é- 
tait absorbée;  les  thermomètres  plongés  dans  le  réservoir  d'eau 
demeurèrent  immobiles.  Certes  il  y  avait  là  de  quoi  confondre  les 
esprits  nourris  dans  les  anciens  erremens;  mais  nous  qui  sommes 
maintenant  en  possession  du  principe  de  l'équivalence  de  la  chaleur 
et  du  travail,  ne  sommes-nous  pas  portés  naturellement  à  com- 
prendre ce  résultat,  si  nous  réfléchissons  que,  pour  remplir  le  réci- 
pient où  le  vide  a  été  fait  d'avance,  l'air  n'a  aucun  travail  à  accom- 
plir? Pas  de  travail  produit,  partant  pas  de  chaleur  consommée. 
Nous  sommes  ainsi  amenés  à  rectifier  l'assertion  des  anciens  physi- 
ciens et  à  dire  que,  quand  un  gaz  se  dilate  dans  les  conditions  ordi- 
naires, ce  n'est  point  la  dilatation  même  du  gaz  qui  absorbe  de  la 
chaleur,  mais  bien  le  travail  qu'il  est  ordinairement  obligé  d'ac- 
complir pour  se  dilater. 

M.  Joule  fut  d'ailleurs  conduit  à  retourner  son  expérience  pour 
en  trouver  la  confirmation.  En  supprimant  le  travail  de  la  dilata- 
tion, il  avait  évité  tout  refroidissement.  Si  au  contraire  il  obligeait  le 
giz  à  produire  un  travail  pour  se  dihiter,  il  devait  constater  une  ab- 


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5i  REVUE  DE$  DEUX  IION0ES. 

sorption  de  chaleur.  Âpres  avoir  rempli  son  premier  récipient  d'air 
comprimé  à  vingt -deux  atmosphères,  il  obligea  le  ga^  à  se  rendre 
sous  une  cloche* renversée  sur  la  cuve  à  eau  et  à  s'y  loger  sous  une 
pres^on  de  onze  atmosphères*  L'air  avait  donc  pour  s'établir,  sous 
la  cloche  une  certaine  masse  d'eau  à  déplacer.  A  ce  U*avail  devait 
correspondre  dans  le  système  une  déperdition  de  chaleur.  C'e^t  ce 
que  les  thermomètres  accusèrent  nettement.  Rien  de  plus  concluant 
que  le  résultat  de  ces  deux  expériences.  Rien  de  plus  nati^rel  d'ail- 
leurs que  de  threr  de  la  seconde  une  détermination  numérique  de 
l'équivalent  mécanique  de  la  chaleur.  M.  Joule  le  fit  et  trouva  dans 
ces  essais  le  nombre  khi- 

Cette  expérience  capitale  vaut  qu'on  s'y  arrête  et  qu'on  examine 
attentivement  comment  les  choses  s'y  passent.  Si  l'on  se  reporte  au 
premier  essai  que  nous  avons  indiqué,  à  celui  dans  lequel  l'air  passe 
du  récipient  où  il  est  comprimé  à  vingt-deux  atmosphères  au  réci- 
pient où  le  vide  a  été  fait,  et  si  Ton  regarde  de  plus  près  le  jeu  du 
phénomène,  une  objection  peut  se  présenter  à  l'esprit.  Le  gaz,  di- 
^ns-nous,  remplit  rapidement  les  deux  récipiens  sous  une  pres- 
»on  de  onze  atmosphères,  sans  travail  et  sans  refroidissement.  Ce- 
pendant, s'il  nous  prend  fantaisie  d'isoler  par  la  pensée  dans  le 
premier  récipient  une  petite  masse  d'air  et  de  la  considérer  spécia- 
lement à  l'exclusion  des  particules  voisines,  nous  serons  bien  forcés 
de  reconnaître  que  cette  petite  masse  d'air,  pour  se  dilater,  doit 
presser  les  molécules  qui  l'entourent,  développer  ainsi  du  travail,  et 
partant  se  refroidir.  Cela  est  si  vrai  que  le  résultat  final  est  en  effet 
un  refroidissement  dans  le  second  essai,  où  la  masse  entière  du  gaz, 
au  lieu  de  trouver  le  vide  devant  elle,  rencontre  un  corps  qu'elle 
doit  déplacer.  Mais  ne  semble-t-il  pas  dès  lors  que  la  petite  masse 
que  nous  venons  d'isoler  par  la  pensée  doit  se  comporter  de  la 
même  manière  dans  les  deux  cas,  puisqu  à  tout  prendre  elle  a  dans 
les  deux  cas  un  effort  à  faire  sur  ce  qui  l'entoure  immédiatement, 
et  ne  peut-il  pas  paraître  extraordinaire  qu  elle  se  comporte  diffé- 
remment suivant  ce  qui  se  passe  aux  extrémités  de  la  masse?  «  Sup- 
poser, dit  M.  Verdet,  que  tantôt  elle  se  refroidit,  tantôt  elle  con- 
serve sa  température,  c'est  pour  ainsi  dire  supposer  qu'elle  est 
instruite  de  ce  qui  se  passe  en  dehors  d'elle,  et  qu'elle  se  conforme 
à  une  loi  de  la  nature  de  la  même  façon  qu'un  être  animé  et  doué 
d'intelligence.  On  n'ose  guère  en  général,  contre  une  tliéorie  forte 
déjà  de  l'assentiment  des  plus  hautes  autorités  scientifiques,  expri- 
mer tout  haut  de  pareilles  difficultés,  dont  l'énonce  a  quelque  chose 
d'étrange  et  de  malsonnant;  mais  on  les  garde.au  fond  de  l'esprit 
et  on  en  reçoit  quelquefois  une  défiance  secrète  contre  la  science 
tout  entière.  »  Examinons  donc  de  plus  près.  Dans  le  premier  cas 


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EQUIYAlEm^  MEGANIQUB  DE   LA   CHALEUR.  55 

sans  doute,  de  même  que  dans  le  second,  il  y  a  travail  produit,  par 
conséquent  refroidissement;  mais  immédiatement  les  parois  résis- 
tantes du  récipient  d*arrivée  arrêtent  le  mouvement,  le  gaz  revient 
à  l'état  d'équilibre.  Dans  cette  perte  de  mouvement,  le  travail  dis- 
paru se  retrouve  sous  forme  d'une  certaine  quantité  de  chaleur  qui 
est  restituée  au  système,  et  cette  quantité  est  précisément  égale  à 
celle  qui  avait  été  consommée  dans  le  premier  moment  de  l'expé- 
rience. De  là  vient  qu'en  définitive  les  thermomètres  n'accusent  au- 
cun changement.  Cette  explication  peut  d'ailleurs  être  vérifiée  et 
Tendue  sensible  aux  yeux  :  il  suffit  de  plonger  le  premier  récipient 
dans  un  vase  d'eau,  le  second  récipient  dans  un  vase  différent.  On 
reconnaît  alors  le  refroidissement  qui  correspond  à  la  première 
phase  de  l'expérience,  l'échaufiement  qui  suit  ce  premier  phéno^ 
mène,  et  on  constate  facilement  l'équivalence  des  deux  effets  con- 
sécutifs. 

Toutes  ces  expériences  de  M.  Joule  ont  été  répétées  avec  le  soin 
le  plus  scrupuleux  par  M.  Victor  Regnault,  le  grand  vérificateur  des 
travaux  modernes.  Ainsi  développées  et  étudiées  sous  toutes  leurs 
faces,  sanctionnées  par  ce  contrôle  éminent,  elles  démontrent  clai- 
rement que  la  dilatation  de  l'air  n'absorbe  par  elle-même  aucune 
chaleur.  Il  n'y  a  de  chaleur  consommée  que  par  le  travail  qui  ac- 
compagne la  dilatation.  L'effet  est  ainsi  restitué  à  sa  véritable  cause, 
et  tout  le  monde  comprendra  la  valeur  de  cette  rectification  ap- 
portée aux  anciennes  idées. 

Une  nouvelle  pensée  guide  ainsi  l'esprit  quand  il  considère  les 
rapports  de  la  chaleur  avec  les  changemens  moléculaires  des  corps. 
On  va  voir  la  notion  de  capacité  calorifique  se  transformer  et  s'é- 
clairer. Commençons  cependant  par  dire  que  les  considérations  qui 
vont  suivre  ne  s'appliquent,  du  moins  dans  la  forme  simple  où  nous 
devrons  les  présenter,  ni  aux  corps  solides,  ni  aux  corps  liquides. 
Là  en  effet  la  cohésion  des  molécules,  particularité  mal  connue  et 
encore  inabordable,  masque  les  résultats.  Nous  n'aurons  en  vue  que 
les  gaz  que  l'on  appelle  gaz  permanens,  dont  les  molécules  pa- 
raissent complètement  libres  les  unes  par  rapport  aux  autres.  Des 
recherches  justement  célèbres  avaient  été  faites  depuis  longtemps 
sur  la  Alatation  de  ces  gaz.  On  savait  que  lorsqu'on  échauffe  l'un 
d'eux,  le  nombre  de  calories  qu'il  absorbe  sous  l'unité  de  poids  pour 
élever  d'un  degré  sa  température  varie ,  suivant  que  pendant  ré- 
chauffement on  maintient  son  volume  constant  à  l'aide  d'une  enve- 
loppe inextensible,  ou  qu'on  lui  permet  au  contraire  de  se  dilater 
en  laissant  seulement  constante  la  pression  à  laquelle  il  est  soumis. 
A  ces  deux  cas  correspondaient  pour  un  même  gaz  deux  capacités 
calorifiques  différentes  :  capacité  calorifique  à  volume  constant,  ca- 


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56  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pacité  calorifique  à  pression  constante,  cette  seconde  toujours  pjus 
grande  que  la  première.  Pour  Tair  atmosphérique  par  exwiple^  cçs 
deux  quantités  étaient  dans  le  rapport  de  1  à  1^421,  La  physiqve 
avait  ainsi  dressé  des  tables  qui  donnaient  pour  chaque  gaz  le?  deux 
capacités  calorifiques,  et  la  différence  de  ces  deux  quantité^  i^^vait 
reçu  un  nom,  elle^  s'appelait  la  chaleur  latente  de.  dilatation.  C'était 
bien  en  effet  Texcédant  de  chaleur  qui  était  consommé  sans  pro^ 
duire  un  excédant  de  température  dans  celui  de?  deux  cas  où.  Je  gai 
prenait  un  accroissement  de  volume.  La  physique  en  restait  là., 
Chacun  des  gaz  avait  ses  deux  chaleurs  spécifiques,  indépend^ut^ 
en  quelque  sorte  Tune  de  l'autre;  aucun  rapport  nécessaire  ne  se/n- 
blait  lier  ces  quantités  entre  elles.  Aujourd'hui  la  question  a'édair- 
cit  à  la  lueur  du  principe  nouveau,  et  ce  qui  était  latent  devient 
patent.  Cet  excès  de  chaleur  qui  est  absorbé  dans  le  cas  où  le  gaz 
prend  un  accroissement  de  volume  devient  pour  nous  l'équivalent 
exact  du  travail  mécanique  que  ce  gaz  développe  en  se  jiUatant. 
En  mène  temps  que  le  rôle  de  la  chaleur  latente  de  dilatation  se 
trouve  ainsi  expliqué,  une  relation  fixe,  une  équation  mathématique 
s'établit  entre  les  deux  capacités  calorifiques  d'un  même  gaz»  puis* 
que  le  nombre  de  calories  qui  représente  leur  difl*érence  équivaut 
à  un  travail  mécanique  que  nous  pouvons  apprécier  et  exprimer  en 
kilogrammètres. 

Voilà  amsi  deux  données  qui  ne  paraissaient  pas  autrefois  soli- 
daires l'une  de  l'autre,  et  dont  nous  découvrons  la  relation  néces- 
saire. L'équation  à  laquelle  elles  doivent  satisfaire  nous  permet 
donc  de  faire  ime  série  de  vérifications,  vérifications  d'autant  plus 
précieuses  que  les  valeurs  numériques  des  chaleurs  spécifiques  à 
volume  constant  et  des  chaleurs  spécifiques  à  pression  constante 
ont  été  autrefois  déterminées,  pour  les  différons  corps  gazeux,  par 
des  expériences  directes,  très  soignées,  très  précises,  et  avant  qu'on 
soupçonnât  le  lien  qui  devait  unir  ces  deux  quantités.  Cette  équa- 
tion prend  donc  une  importance  capitale.  Si  l'on  suppose  connu  le 
nombre  qui  représente  l'équivalence  de  la  chaleur  et  du  travail , 
elle  peut  servir  à  contrôler  toutes  les  valeurs  anciennement  déter- 
minées pour  les  chaleurs  spécifiques.  Si  au  contraire  on  regarde 
ces  valeurs  comme  des  données  acquises,  elle  fournira  une  série  de 
déterminations  numériques  du  nombre  fondamental  de  l'équiva- 
lence. Toutes  les  déterminations  qui  ont  été  faites  par  ce  procédé 
oscillent,  ainsi  qu'on  pouvait  s'y  attendre,  autour  du  nombre  &25» 
qui  peut  être  regardé  comme  leur  valeur  moyenne. 

L'expérience  des  deux  récipiens  de  M.  Joule,  les  indications  som- 
maires que  nous  venons  de  donner  sur  les  capacités  calorifiques 
montrent  dans  quel  esprit  a  été  révisée  l'étude  de  la  dilatation  des 


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ÉQUIVALENT  MECANIQUE  DE  LA  CHALEUR.  67 

corps.  C'est  là  d'ailleurs  la  question  qui  depuis  cinq  ou  six  ans  a 
joué  sans  cesse  le  premier  rôle  dans  la  théorie  mécanique  de  la 
ctaaletir*  Nulle  part  on  n'est  plus  près  des  faits  primordiaux  qu'il 
importe  de  constater.  Entre  le  mouvement  vibratoire  qui  constitue 
la  chaleur  et  le  mouvemetit  de  dilatation  moléculaire  qui  augmente 
le  tolcune  du  corps,  la  relation  est  directe,  facile  à  définir.  Elle  se 
prttc  à  l'analyse  mathématique.  Aussi  a-t-elle  été  pour  les  géo- 
mètres robjet  de  calculs  très  étendus  et  très  complets.  Cette  étude, 
intéressante  par  elle-même,  en  a  pris  une  importance  spéciale. 
Elle  est  devenue  une  sorte  de  place  d'armes  dans  l'intérieur  de 
laquelle  on  a  établi  les  vérités  fondamentales  qui  servent  de  base 
à  la  théorie  dont  nous  poursuivons  en  ce  moment  l'exposition.  La 
dilatation  des  corps  solides  ou  liquides,  par  la  raison  qu'on  a  pu 
entrevoir  tout  à  l'heure,  a  présenté  des  difficultés  d'analyse  qui' 
D'OBt  pas  permis  d'aller  au  fond  des  choses;  mais  celle  des  gaz,  des 
vapeurs,  a  été  complètement  étudiée  dans  des  mémoires  originaux, 
parmi  lesquels  on  doit  citer  un  récent  Commentaire  aux  travaux 
publiés  sur  la  chaleur  considérée  au  point  de  vue  mécanique^  par 
M.  Résal,  ingénieur  des  mines, — un  mémoire  sur  VÉquivalent  mé- 
conique  de  la  chaleur,  de  M.  Bélanger,  professeur  à  l'École  centrale, 
et  un  traviûl  de  M.  Gh.  Combes  en  cours  de  publication  dans  le 
Bulletin  de  la  Société  d'encouragement. 

Introduites  dans  l'étude  de  la  chimie,  les  idées  nouvelles  n'y  fu- 
•  rent  point  stériles.  On  avait  bien  songé  depuis  longtemps  à  com- 
parer au  travail  mécanique  proprement  dit  cette  autre  sorte  de  tra- 
vail qui  est  due  aux  affinités  chimiques  :  c'était  là  une  question  tout 
à  fait  pratique,  puisqu'on  résumé  les  actions  chimiques  sont  l'ori- 
gine de  presque  tout  le  travail  qui  se  produit  parmi  nous ,  et  que 
Tune  d'elles,  la  combustion  du  charbon,  fait  tourner  la  plus  grande 
partie  de  nos'machmes;  mais  entre  le  travail  chimique  et  le  travail 
mécanique  on  n'avait  aucun  terme  de  comparaison.  La  chaleur, 
envisagée  au  point  de  vue  où  nous  l'avons  maintenant  montrée,  se 
présenta  comme  une  mesure  commune  de  ces  deux  natures  de  tra- 
vaux, comparables  sans  doute  entre  eux  par  une  conception  théo- 
rique (1),  ïùdis  complètement  dissemblables  en  fait.  La  chaleur  au 
contraire  devenait  pratiquement  comparable  aux  uns  et  aux  autres. 
Ainsi  ce  fut  un  fait  facile  à  constater  qu'un  kilogramme  d'hydro- 
gène, en  se  combinant  avec  l'oxygène,  dégage  3&,&62  calories,  et 

{1}  On  peat  regarder  Tacte  de  la  oombinaisoD  entre  molécules,  entre  les  atomes  de 
roxygèoe  et  ceux  du  charbon  par  exemple,  comme  semblable  à  l'acte  de  la  chute  d*un 
CQfps  contre  la  terre.  Si  le  charbon  brûle,  c*est  que  les  atomes  du  gaz  comburant  se 
précipitent  sur  lui.  De  la  masse  et  de  la  vitesse  de  ces  atomes  on  conclurait  le  travail 
dft  à  cette  chute. 


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58  R£VUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  se  combinant  av«c  le  chlore,  23,783;  qu'un  kilogramme  de  gra- 
phite naturel,  en  se  brûlant  à  l'oxygène,  produit  7,^796  calories, 
1  kilogramme  de  zinc  565,  et  ainsi  de  suite.  Or  c'est  une  notion  qui 
nous  est  maintenant  acquise  que  chacune  de,  ces  calories  peut  se 
convertir  en  i25  unités  de  travail  mécanique,  Nou3  savons  donc 
quel  effort  pourrait  vaincre ,  quel  poids  pourrait  élever  chacune  de. 
ces  combinaisons  chimiques,  si  par  quelque  moyen  on  arrivait  à  la 
convertir  tout  entière  en  effets  mécaniques. 
.  Ici  se  place  une  expérience  déjà  ancienne,  mais  des  plus  impor- 
tantes, et  qui  est  due  à  M.  Favre.  M,  Favre  a  étudié  un  circuit  vol- 
taîque  qu'il  plaçait  dans  un  grand  réservoir  de  mercure  formant 
thermomètre,  et  où  les  diverses  parties  de  son  appareil  pouvaient 
être  introduites  à  volonté.  Il  y  mettait  un  élément  composé  d'une 
plaque  de  ziac  et  d'une  lame  de  platine  plongée  dans  de  l'eau  aci- 
dulée, et  réunies  par  un  fil  de  cuivre  gros  et  court.  11  a  d'abord, 
mesuré  ainsi  directement  la  chaleur  dégagée,  et  a  trouvé  qu'à  la 
dissolution  de  33  grammes  de  aine,  c'est-à-dire  d'un  équivalent 
chimique  de  ce  métal,  correspondait  un  dégagenaent  de  calories  rç-r 
présenté  par  le  nombre  fractionnaire  18,68,  c'est-à-dire  la  quantité 
de  chaleur  nécessaire  pour  élever  d'un  degré  18,680  grammes 
d'eau.  Il  a  remplacé  ensuite  le  fil  de  cuivre  gros  et  court  introduit 
dans  le  calorimètre  par  un  fil  long  et  mince  enroulé  en  spirale  et 
placé  hors  du  calorimètre.  La  quantité  de  chaleur  observée  a  été 
moindre,  et  d'autant  moindre  que  le  fil  de  jonction  était  plus  long;  « 
mais,  s'il  rétablissait  dans  le  calorimètre  ces  différens  fils  de  jonc- 
tion, il  retrouvait  toujours  exactement  la  même  quantité  de  chaleui* 
que  dans  le  premier  cas.  Ainsi  dans  ces  déterminations  prépara- 
toires il  était  bien  évident  que  33  grammes  de  zinc,  en  se  dissol- 
vant, donnaient  ime  quantité  totale  de  chaleur  constamment  égale. 
Ensuite  M.  Favre,  laissant  toujours  dans  une  cavité  du  calorimètre 
son  fil  enroulé  en  spirale,  en  fit  l' électro-aimant  d'une  petite  ma- 
chine électro-magnétique  à  laquelle  il  donna  un  travail  extérieur 
à  accomplir;  elle  montait  un  poids  au  moyen  d'une  poulie.  Le  phé- 
nomène alors  changea  de  face.  L'expérimentateur  trouva  que  la 
quantité  de  chaleur  correspondant  à  la  dissolution  de  33  grammes 
de  zinc  était  inférieure  au  nombre  indiqué  plus  haut.  Il  fit  varier  le 
travail  accompli  par  la  petite  machine,  et  il  constata  que  la  chaleui- 
dégagée  variait  dans  un  rapport  constant  avec  ce  travail;  poui'  cha- 
que kilogrammètre  produit,  une  quantité  déterminée  de  calories 
disparaissait.  Ainsi  dans  le  moteur  électrique  de  M.  Favre,  comme 
dans  les  autres  appareils  que  nous  avons  déjà  décrits,  l'équivalence 
des  deux  termes  que  nous  étudions  était  immédiatement  démontrée 
par  deux  séries  de  valeurs  dkectement  appréciables.  Ici  tant  de  tra- 


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ÉQUÏVALÉmr'MêCA^Ï<lftE  4)È   tA  CHALEUR .  59 

vail  produit,  là  tant  de  chaleur  absorbée.  De  ces  essais,  M.  Favre  a 
tiré  le  nombre  44$,  un  peu  supérieur  à  celui  dont  M.  Verdet  a  pro- 
posé l'adoption. 

II  ne  paraît  pas  difficile,  nonà  pouvons  le  dire  en  passant,  de  dé- 
couTrir  la  raison  poUlr  laquelle  M.  Favre  a  trouvé  un  nombre  trop 
élevé.  En  indiquant  cette  raison,  nous  sommes  amenés  à  parler  in- 
cidenmment  des  effets  mécaniques  de  l'électricité,  sur  lesquels  nous 
ne  voulons  point  d'ailleurs  nous  étendre  aujourd'hui,  parce  que 
nous  nous  réservonij  d'en  parler  avec  quelque  détail  dans  une  autre 
occasion.  L'action  chimique  développée  dans  la  pile  de  M.  Favre  se 
manifeste  à  la  fois  sous  foime  calorique  et  sous  forme  électrique; 
il  y  a  chaleur  sensible  au  thermomètre  et  courant  électrique  sen- 
sible au  galvanomètre.  Je  sais  bien  que  ces  deux  effets  sont  liés  par 
une  relation  simple  et  directe  (la  chaleur  est  proportionnelle  au 
carré  de  Tîntensité  du  courant);  mais  est-ce  à  dire  pour  cela  qu'ils 
ne  soient  qu'une  seule  et  môme  chose?  Est-ce  à  dire  que,  si  l'on 
tient  compte  de  l'un  des  effets,  il  devient  loisible  de  négliger  l'autre? 
Évidemment  non.  En  même  temps  qu'une  certaine  quantité  de  cha- 
lenr  se  transforme  en  travail,  dans  l'expérience  de  M.  Favre,  une  cer- 
taine quantité  d'électricité  cesse  de  s'accuser  au  galvanomètre,  et 
rien  ne  nous  autorise  à  faire  abstraction  des  effets  mécaniques  de  ce 
phénomène.  Si  donc  M.  Favre  rapporte  à  une  même  calorie  un  trop 
grand  nombre  de  kilogrammètres,  c'est  peut-être  qu'il  lui  attribue 
une  portion  de  travail  qui  doit  en  bonne  justice  être  mise  au  compte 
de  l'électricité.  Encore  une  fois,  nous  ne  faisons  que  jeter  cette  in- 
dication en  passant.  Elle  répond  à  cette  idée  que,  si  l'on  étudie  la 
connexité  qui  lie  l'affinité  chimique,  la  chaleur  et  le  travail  méca- 
nique, il  est  nécessaire,  en  dernière  analyse,  d'y  faire  entrer  aussi 
l'électricité.  C'est  une  action  à  quatre  personnages.  L'un  d'eux, 
dira-t-on,  joue  un  rôle  accefôoire  au  point  de  vue  mécanique.  Ac- 
cessoire, peut-être,  mws  négligeable,  certainement  non  1  Rien  n'em- 
pêche cependant  de  faire  abstraction  momentanément  de  l'un  d'eux, 
à  la  condition  de  bien  connaître  la  réserve  que  l'on  fait,  et  de  ne 
pas  se  laisser  entraîner  par  cette  omission  dans  des  raisonnemens 
inexacts.  Cette  réserve,  cette  omission,  nous  la  ferons  d'ailleurs 
aujourd'hui,  afin  d'isoler  et  de  mettre  en  relief  la  relation  directe 
qui  a  été  signalée  entre  la  chaleur  et  le  travail ,  et  que  nous  nous 
sommes  proposé  en  ce  moment  d'étudier  tout  spécialement.  C'est 
en  effet  là,  dans  l'action  générale,  la  portion  la  mieux  connue  et  la 
mieux  définie.  Quant  au  rôle  particulier  qu'y  joue  l'électricité,  il 
est  jusqu'ici  resté  plus  obscur,  et  nous  demanderons  en  tout  cas  la 
permission  de  le  laisser  aujourd'hui  complètement  dans  l'ombre. 

Tout  en  évitant  de  parler  des  phénomènes  électriques,  nous  ne 


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60  KEYUE  DES  DI»7K  MONDES,  i/  ^    < 

pouvons  cependant  passer  sous  sU^ace  une  brillante  expérience  de 
M.  Foucault,  qui  eut  un  grand  retentissement  il  y  a  quelques  an- 
nées. On  sait  le  talent  de  mise  en  scène  avec  lequel  M*  Foucault 
rend  populaires  les  vérités  physiques.  Il  prenait  un  gros  disque  dé 
cuivre  qu'il  plaçait  entre  les  deux  pôles  d'un  électro-^aiaiaat;  UB 
système  d'engrenages  et  une  manivelle  permettaient  d'imprimer  au 
disque  un  mouvement  de  rotation  rapide.  Lorsqu'aucun  courant  ne 
traversait  les  bobines  de  Télectro^aimant,  on  faisait  tourner  le  disqoû 
avec  la  plus  grande  facilité^  et  sans  qu'il  s'échauffât  sensiblemeot^ 
mais  si  l'on  venait  à  faire  passer  un  courant  à  travers  les  bobines^ 
les  réactions  qui  s'établissaient  entre  leur  fer  aimanté  et  le  disque 
de  cuivre  étaient  telles  qu'on  éprouvait  pour  faim  tourner  celuinû 
une  résistance  considérable  :  un  homme  suffisait  à  peine  à  cet  effort^ 
et  le  travail  qu'il  dépensait  ainsi  écbaufiait  graduellement  le  disque 
jusqu'à  une  température  qui  a  quelquefois  atteint  95  degrés*  Ainsi 
dans  cette  expérience  saisissante  le  thermomètre  enregistrait  direo- 
tement,  sous  forme  de  chaleur,  l'effort  développé  sujr  la  manivelle 
pour  entretenir  la  rotation  du  disque. 

IV. 

Mais  la  théorie  mécanique  de  la  chaleur  ne  nous  donne-t*^Ile 
d'enseignemens  qu'au  sujet  des  corps  inorganiques  ou  inanimés? 
Les  corps  vivans  ne  sont-ils  pas  à  la  fois  le  siège  de  phénomènes 
calorifiques  et  de  phénomènes  mécaniques?  Et  n'est^n  pa3  en  droit 
de  penser  qu'ils  sont  régis,  eux  aussi,  par  l'équivalence  de  ces  deux 
phénomènes?  Si  en  effet  les  corps  vivans,  dans  ce  qui  touche  plus 
particulièrement  au  principe  de  l'action  vitale,  édiappent  évidem-^ 
ment  aux  lois  ordinaires  de  la  physique  et  de  la  mécanique,  il  est 
au  contraire  naturel  d'admettre,  tant  que  l'expérience  ne  dément 
pas  cette  opinion,  qu'ils  y  sont  soumis  en  ce  qui  concerne  le  jeu  de 
leurs  organes.  La  volonté  a  sans  contredit  en  elle-même  des  modes 
d'action  tout  particuliers;  mais,  dès  qu'elle  doit  agir  sur  la  matière, 
eUe  se  trouve  évidemment  liée  par  les  lois  matérielles,  comme  un 
étranger  qui  aurait  à  se  conformer  aux  règlemens  du  pays  où  il  vit. 

Non-seulement  les  preuves  les  plus  décisives  montrent  qu'il  y  a 
dans  les  corps  vivans  aussi  bien  que  dans  le  monde  inorganique 
conversion  de  la  chaleur  en  travail  et  du  travail  en  chaleur,  mais  il 
est  remarquable  que  ce  soit  en  réfléchissant  au  jeu  de  la  vie  ani- 
male que  le  docteur  Jules-Robert  Mayer  ait  été  amené  à  trouver  les 
bases  de  la  théorie  nouvelle.  Elle  est  complètement  esquissée  dans 
son  mémoire  sur  le  mouvement  organique  et  la  nutrition  (18&5)« 
Les  travaux  du  docteur  Mayer  sont  peu  connus  en  France,  mais 


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ÉQDIYALraT'UiCAMQrE   DE  lA  CHALEUR.  61 

deux^teies  d'expériences  récentes  mettent  m  évidence  la  relation 
qui  Ëe  dans  les  corps  vivans  la  chaleur  au  travail.  Nous  voulons 
parler  des  i^lierciies  de  M.  Him  et  de  celles  du  docteur  Béclard. 

M.  fiim  a  abordé  de  fh)nt  la  question  et  cherché  une  solution 
ittnBmààe^  en  opérant  sur  le  corps  même  de  l'homme. 

C'est  un  &it  indiqué  d'abord  par  Lavoisier  et  Laplace,  confirmé 
par  les  expériences  de  Dul<Mig  et  Despretz,  éclairé  ensuite  par  les 
txaifisx  de  MM.  Pawe  et  Silbermann,  et  maintenant  définitivement 
loquis  àlapbymologie,  que  la  chaleur  animale  est  due  entièrement, 
oa  du  moins  presque  entièrement,  aux  actions  chimiques  que  pro- 
duit la  respiration;  ce  qui  peut  en  être  dégagé  par  d'autres  actions, 
par  la  nutrition^  par  la  chrcolation  du  sang,  est  complètement  né- 
gligeable. L'oxygène  inspiré  brûle  dans  le  corps  des  matières  hy- 
dio^carboDées,  et  l'animal  expire  de  l'acide  carbonique  et  de  l'eau. 
L'mlenâté  de  cette  action  respiratoire  varie  beaucoup  avec  l'âge,  le 
sexe^  Vétat  de  santé  des  divers  individus.  M.  Him  s'est  proposé  de 
fétodier  sur  m  même  individu  à  l'étal;  de  repos  et  à  l'état  de  mou- 
vement. 

Pour  parler  d'abord  de  l'état  de  repos,  on  sait  que  le  corps  hu- 
main conserve  une  température  tout  à  fait  constante,  dont  la  valeur 
est  de  37  degrés  environ  dans  nos  climats.  On  peut  donc  dire  que 
la  ebaleor  développée  à  l'intérieur  du  corps  par  l'action  respira- 
teîra  (1)  en  sort  incessunment  tout  entière  sous  diverses  formes, 
éEvaporation  pulmonaire  et  cutanée,  échaùffement  de  l'air  expiré, 
rayonnement,  contact  des  corps  ambians.  M.  Him  a  commencé  par 
vérifier  cette  supposition,  qu'il  a  trouvée  sensiblement  exacte. 

H  plaçait  on  homme  dans  un  espace  hermétiquement  clos,  en  le 
hissant  d'abord,  pendant  un  temps  donné,  à  l'état  de  repos  absolu. 
Le  sttjet  absorbait  l'air  par  le  nez  au  moyen  de  deux  petits  tubes 
inUKxiaits  dans  ses  narines  et  qui  communiquaient  avec  un  gazo- 
mètre dont  le  d^it  était  facilement  mesuré;  il  expulsait  les  pro- 
duits de  la  respiration  par  un  autre  tube  introduit  dans  sa  bouche, 
etqin  aboutissait  à  ma  second  gazomètre,  où  l'acide  carbonique  et 
la  vaipeur  d'eau  pouvaient  être  dosés.  La  température  de  ces  divers 
gax  éluit  soigneusement  mesurée,  ainsi  que  l'échauffement  de  l'en- 
ceinle  dû  à  la  chaleur  perdue  par  le  sujet,  M.  Hirn  trouvait  que 
pour  chaque  gramme  d'oxygène  brûlé,  l'homme  émettait  au  dehors 
environ  5  calories  1/2.  Ce  résultat  confirmait  suffisamment  le  rai- 

(1>  Cette  chaleor,  oa.  vient  de  le  voir,  vairie  beaucoup  suivant  les  individus.  On  peut 
cependant,  si  Ton  veut  en  donner  une  moyenne  grossière,  l'évaluer  à  100  calories  par 
beore,  la  combustion  pendant  une  beure  étant  estimée  à  10  grammes  de  charbon  et 
M  grammes  d^ydngène;  or  un  gramme  de  charbon  en  brûlant  dégage  8,08  calories, 
<il  ffUflM  driiydMeène  en  dégage  34,5. 


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62  HEVUE  DES  DfiUX  MONiœS. 

sonnement  d'après  lequel  toute  la  chaleur  de  la  combustion  devait 
se  retrouver  au  d^ors. 

Voilà  pour  l'état  de  repos.  Mais  quand  rhommë  exécute  un  trar- 
vail,  les  choses  se  passent-elles  de  môme?  —  M.  Him  enferma  en- 
core son  sujet  dans  la  cbambrette  d'expérimentation  et  lui  doniia 
pour  travail  d'élever  sans  cesse  son  propre  corps  sur  une  roue  à 
échelons,  qui  tournait  de  manièi-e  qu'il  n'eût  pointa  changer  réel^ 
lement  de  place.  Il  est  clair  d'une  part  que  l'homme  produit  éga- 
lement un  travail  s'il  déplace  une  masse  étrangère,  ou  s'il  dé^ 
place  sa  propre  masse  en  prenant  un  point  d'appui  à  Texlérieur  ; 
l'on  comprend  d'un  autre  côté  qu'en  soulevant  sans  cesse sapropre 
charge  sur  cette  espèce  d'escalier  mobile,  le  sujet,  au  point  de  vue 
de  la  mécanique,  produisait  le  même  effet  que  s'il  eût  gravi  un  es«- 
calier  fixe.  Dans  ces  conditions,  M.  Him  trouva  que  pour  i  gramme 
d'oxygène  brûlé  il  n'était  plus  émis  dans  l'enceinte  que  2  calo- 
ries 1/2  environ.  Ainsi  dans  ce  cas  l'action  respiratoire  de  l'homme 
est  représentée  par  une  moindre  quantité  de  chaleur  en  raison  dû 
travail  dû  à  l'ascension  sur  la  roue.  Les  deux  quantités  se  complë* 
tent  :  ce  qui  manque  en  chaleur  se  retrouve  en  travail.  Le  fait  n'a 
plus  rien  qui  puisse  nous  étonner,  et  il  y  aurait  eu  au  contraire  de 
quoi  nous  surprendre  si  la  production  d'un  effet  mécanique  n'avait 
pas  diminué  la  manifestation  des  effets  calorifiques.  M.  Him  montre 
ainsi  que  tous  les  efforts  extérieurs  que  l'homme  exedxe- viennent  ea 
déduction  de  la  chaleur  qu'il  dégage;  mais  s'il  a  su  mettre  le  phé- 
nomène en  évidence,  les  conditions  de  son  expérience  étaient  troip 
complexes,  les  corrections  à  faire  à  ses  diverses  données  trop  dé- 
licates pour  qu'il  pût  avec  quelque  exactitude  apprécier  numéri- 
quement la  conversion  de  la  chaleur  en  travail.  M.  Him  annonce 
d'ailleurs,  dans  son  nouveau  mémoire  publié  l'an  dernier,  qi^'il 
recommence  les  mêmes  recherches  dans  de  meilleures  conditions. 

M.  Béclard  a  pris  pour  point  de  départ  l'étude  de  la  contraction 
musculaire  et  a  observé  pendant  plusieurs  années  les  phénomènes 
qui  s'y  rapportent. 

On  savait  depuis  longtemps  que  la  contraction  d'un  muscle  dé- 
gage de  la  chaleur,  parce  qu'elle  est  accompagnée  d'une  action 
chimique,  d'une  absorption  d'oxygène.  Alexandre  de  Humboldt  avait 
autrefois  signalé  ce  fait,  auquel  il  avait  été  amené  par  induction, 
sans  pouvoir  d'ailleurs  le  vérifier.  MM.  George  Liebig  et  Helmholtz 
avaient  plus  tard  repris  cette  opinion.  Enfin  M.  Matteucci  avait  di- 
rectement démontré  l'absorption  de  l'oxygène  en  employant  des 
muscles  de  grenouilles.  Prenant  quelques  trains  de  derrière  de  gre- 
nouilles préparés,  il  en  plaçait  un  certain  poids  dans  un  flacon  et 
un  môme  poids  dans  un  second  vase.  11  faisait  contracter  les  uns  et 


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EQUIVAUKT  BI£GANIQUE   DE   tK  CHALEUR.  63 

laiasait  les  aiUres  en  repos;  puis  il  iatroduLsâit  de  Teau  de  chaux 
dans  les  deux  récipiens  et  dosait  ainsi  la  quantité  d'acide  carbo- 
Bâque  produite^  de  façon  à  connaître  la  quantité  d'oxygène  absorbée. 
Des  ej^^&ences  réitérées  lui  avaient  montré  que  les  musdes  cou- 
tmclés  absorbaient  beaucoup  plus  d'oxygène  que  les  autres. 

La  contraction  musculaire  est  donc  une  oxydation  qui  dégage^ 
comme  toute  oxydation,  une  certaine  quantité  de  chaleur;  mais,  si 
on  se  contente  de  considérer  ce  phénomène  en  lui-*même,  il  paraît 
difficile  d'en  rien  tirer  qui  puisse  servir  à  la  théorie  qui  nous  oc- 
cupe. La  contraction  musculaire  en  eiTet  implique  des  phénomènes 
de  volonté  4iu'il  semUe  impossible  d'isoler,  et  des  particularités  in- 
térieures dont  l'analyse  parait  impraticable.  Quand  nous  ramenons, 
par  exâ[i^>le,  notre  avant-bras  de  manière  qu'il  fasse  un  angle  droit 
avec  le  bras,  nous  pouvons  agir  à  la  fois  sur  les  muscles  fléchisseurs 
et  sur  les  muscles  extenseurs,  et  développer  ainsi  d'une  façon  ab- 
solue des  efforts  dont  la  mesure  dynamique  et  calorifique  ne  pré- 
senterait rien  de  certain.  C'est  donc  d'une  autre  manière  que  M.  Bé- 
clard  a  abordé  ce  problème.  U  s'est  proposé  de  comparer,  sous  le 
rapport  calorifique,  une  même  contraction  musculaire  dans  deux  cas 
diOérens  :  celui  où  elle  n'est  accompagnée  d'aucun  travail  extérieur 
et  celui  où,  au  contraire,  un  travail  extérieur  l'accompagne. 

A  l'ori^ne  de  ses  recherches,  il  opéra  au  moyen  d'aiguilles  ou 
bameçoBs  thermo-électriques  formés  de  deux  métaux,  cuivre  et . 
fer,  qu'il  enfonçait  dans  les  tissus  musculaires  des  animaux  et  qu'il 
oiettait  en  communication  avec  un  galvanomètre  dont  les  déviations 
accusaient  les  variations  de  température  des  muscles.  U  se  servait 
particulièrement  de  grenouilles;  il  les  fixait  sur  une  tablette,  et  il 
déterminait  des  contractions  dans  une  des  pattes  de  l'animal.  Tantôt 
cette  patte  se  contractait  à  vide,  tantôt  elle  devait  soulever  un  poids 
au  moyen  d'une  corde  passant  sur  une  poulie.  Mais  M.  Bédard  ne 
tarda  pas  à  recixmaltre  qu'il  ne  pouvait  rien  conclure  d'expériences 
dans  lesquelles  l'animal,  sous  l'impression  d'une  cause  excitante, 
contractait  son  muscle,  sans  que  la  contraction  eût  un  rapport  bien 
déterminé  avec  l'effort  à  vaincre.  Il  se  décida,  pour  avoir  des  résul- 
tats plus  sûrement  appréciables,  à  opérer  sur  l'homme.  U  fallait  dès 
lors  renoncer  à  l'emploi  des  aiguilles  ou  hameçons  thermo-électri- 
ques, car  ces  engins  ne  pouvaient  être  introduits  dans  les  tissus 
charnus  sans  danger  sérieux,  surtout  si  les  expériences  se  répétaient 
fréquemment.  L'emploi  de  ces  appareils  présentait  aussi  d'autres 
ioconvéniens.  Le  vernis  dont  on  recouvrait  les  aiguilles  pour  empê- 
cher qu'elles  ne  fussent  attaquées  chimiquement  par  les  sécrétions 
du  corps  venait  à  se  fendiller;  des  courans  dus  à  des  actions  chimi- 
ques pouvaient  dès  lors  modifier  les  mouvemens  de  l'aiguille  du  gal- 


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QA  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vanomètre  et  masquer  les  résultats  calorifiques.  M.  Béclard  s'assura 
qu'en  appliquant  sur  la  peau  du  bras  un  simple  thermomètre  et 
enveloppant  le  tout  d'un  corps  mauvais  conducteur  de  la  chaleur, 
d'une  bande  de  laine  par  exemple,  le  thermomètre  accusait  nette- 
ment les  variations  de  temp  Liure;  il  se  décida  dès  lors  à  recourir 
à  ce  moyen  direct  d'observation.  11  opéra  d'ailleurs  sur  lui-même 
et  fit,  pendant  les  étés  des  années  1858  et  1859,  une  série  continue 
d'expériences  dirigées  avec  le  soin  le  plus  minutieux. 

Nous  n'essaierons  pas  de  marquer  toutes  les  précautions  ingé- 
nieuses que  prit  l'expérimentateur  pour  écarter  toutes  les  causes 
d'erreur,  pour  rendre  tous  les  résultats  comparables  entre  eux  et 
pour  dégager  le  phénomène  principal  des  faits  accessoires  qui  au- 
raient pu  le  modifier.  Nous  indiquerons  au  moins  la  forme  générale 
de  ses  expériences.  Il  était  assis  sur  un  siège  complètement  fixe,  les 
deu\bras  tombant  naturellement  le  long  du  corps  et  les  avant-bras 
coudés  à  angle  droit.  Au-dessus  de  lui,  une  corde  s'enroulait  sur 
deux  poulies  et  venait,  armée  de  deux  mannettes,  tomber  auprès  de 
chacune  de  ses  mains.  Les  deux  mains  saisissaient  ces  mannettes,  la 
paume  tournée  en  haut.  C'était  en  effet  dans  cette  position,  M.  Bé- 
clard l'avait  vérifié,  que  la  plus  grande  partie  de  l'effort  se  concen- 
trait sur  les  muscles  biceps  brachial  ^t  brachial  antérieur  sur  lesquels 
il  avait  appliqué  son  thermomètre.  La  main  droite  avait  d'ailleurs 
pour  fonction  d'agir  sur  un  poids  de  5  kilogrammes  attaché  à  la 
manne tte  droite.  La  main  gauche  au  contraire  tenait  simplement  la 
manette  correspondante,  à  laquelle  aucun  poids  n'était  suspendu. 

Quant  au  principe  môme  des  expériences,  il  consistait,  comme  on 
l'a  déjà  vu  précédemment,  à  observer  successivement  une  même 
contraction  musculaire,  d'abord  à  l'état  statique,  c'est-à-dire  sans 
aucun  travail  extérieur  accompli,  et  ensuite  à  l'état  dynamique, 
c'est-à-dire  avec  accomplissement  d'un  travail  extérieur.  Le  carac- 
tère de  ces  essais  est  donc  une  comparaison  continuelle  entre  la 
contraction  statique  et  la  contraction  dynamique.  Les  effets  thermo- 
métriques correspondant  à  la  première  ne  sont  jamais  observés  que 
pour  être  mis  en  regard  des  effets  analogues  qui  correspondent  à  la 
seconde.  Et  c'est  de  ce  rapprochement  que  M.  iBéclard  tire  ses  en- 
seignemens. 

Deux  séries  d'essais,  chacune  double  en  raison  des  deux  termes  à 
déterminer,  lui  fournissent  ses  conclusions. 

Dans  la  première  série,  la  main  droite  commençait  par  soutenir  le 
poids  immobile  pendant  cinq  minutes  :  état  statique.  Pour  constater 
l'état  dynamique,  cette  même  main  droite,  pendant  le  même  inter- 
valle de  temps,  élevait  le  poids  jusqu'à  une  faible  hauteur  (16  cen- 
timètres] un  assez  grand  nombre  de  fois;  le  poids  redescendait 


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ÉQUIVAtENT  MÉCANIQUE  DE  LA  CHALEUR.  (^ 

après  chaque  ascension  sans  que  la  main  eût  à  le  soutenir  pendant 
la  descente  :  c'était  la  main  gauche  qui  était  chargée  de  remplii 
cette  fonction  à  Taide  de  la  cordé  et  des  poulies.  En  comparant  les 
observations  thermométriques,  M-  Béclard  trouva  que  la  chaleur 
due  à  la  contraction  statique  surpassait  d'un  degré  la  chaleur  due  à 
la  contraction  dynamique.  Cette  chaleur,  qui  disparaissait  lorsque 
le  muscle  contracté  élevait  un  poids,  était  évidemment  l'équivalent 
du  travail  extérieur  que  le  muscle  produisait. 

Une  seconde  série  d'expériences  fut  faite  pour  ainsi  dire  en  sens 
inverse.  La  main  droite  commençait  toujours  par  soutenir  le  poids 
à  l'état  de  repos;  mais  ensuite,  au  lieu  de  monter  le  poids,  elle  le 
soutenait  à  la  descente  un  certaùi  nombre  de  fois,  la  main  gauche 
se  chargeant  alors,  au  moyen  de  la  corde  et  des  poulies,  de  produh*e 
les  ascensions.  Qu' arriva- 1- il?  C'est  que  les  phénomènes  calorifi- 
ques devinrent  inverses.  Le  muscle  prit  une  température  plus  élevée 
quand  il  soutenait  le  poids  à  la  descente  que  quand  il  le  maintenait 
à  l'état  de  repos.  De  même  que,  dans  la  première  série  d'essais,  le 
travail  qu'il  accomplissait  lui  laissait  moins  de  chaleur  que  l'état 
statique,  de  même,  dans  la  seconde  série,  le  travail  qui  en  dehors 
de  lui  s'accomplissait  lui  en  laissait  une  plus  grande  quantité. 

M.  Béclard  mettait  d'ailleurs  encore  ces  résultats  en  relief  par 
une  série  accessoire  d'expériences  qui  résumait  en  quelque  sorte 
les  précédentes.  Il  commençait  par  opérer  avec  la  main  droite  toutes 
les  ascensions  du  poids  pendant  que  la  main  gauche  le  soutenait  à 
chaque  descente;  puis  au  contraire  il  le  soutenait  à  chaque  des- 
cente avec  la  main  droite  pendant  que  la  main  gauche  opérait  toutes 
les  ascensions.  Les  différences  calorifiques  observées  dans  les  essais 
précédens  s'ajoutaient  naturellement  dans  cette  dernière  expéri- 
mentation, et  le  phénomène  étudié  s'accusait  ainsi  plus  nettement. 

De  ces  recherches  sur  la  contraction  musculaire,  on  peut  donc 
tirer  l'enseignement  suivant  :  la  contraction  musculaire  est  une 
oxydation,  et  si  elle  ne  produit  aucun  travail  extérieur,  elle  dégage 
une  certaine  quantité  de  chaleur  proportionnelle  à  la  quantité 
d'oxygène  qui  est  absorbée;  mais  si  elle  produit  un  travail,  elle  dé- 
gage une  quantité  de  chaleur  plus  petite,  de  telle  sorte  que  la 
quantité  de  chaleur  et  la  quantité  de  travail  développées  soient 
complémentaires  l'une  de  l'autre.  La  chaleur  qui  apparaît  dans  le 
muscle  contracté  comme  résultat  de  l'action  chimique  est  diminuée 
de  toute  celle  qui  s'est  transformée  en  travail  mécanique. 

La  forme  simple  et  précise  des  travaux  de  M.  Béclard  devait  le 
porter  à  chercher  la  valeur  numérique  du  rapport  qui  lie  le  travail 
produit  à  la  chaleur  correspondante.  Il  connaissait  directement  le 
nombre  de  kilogrammètres  développés  par  le  mouvement  du  poids; 

XLV.  5 


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M  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

mais  il  pouvait  moins  facilement  déduire  de  ses  observations  ther- 
mométriques  le  nombre  absolu  de  calories  que  les  muscles  perdaient 
ou  gagnaient  dans  les  différens  cas.  Il  supposa  dans  ses  calculs  que 
la  masse  musculaire  échauffée  était  équivalente  en  poids  à  un  demi- 
kilogramme.  Il  supposa  que  la  capacité  du  tissu  musculaire  pour  la 
chaleur  était  égale  à  celle  de  l'eau.  C'étaient  là  d'ailleurs  des  con- 
jectures assez  incertaines.  Aussi  a-t-il  donné,  en  le  reconnaissant 
lui-même,  un  nombre  beaucoup  trop  grand  pour  l'équivalent  mé- 
canique de  la  chaleur.  Toutefois  l'inexactitude  de  la  mesure  n'ôte 
rien  à  la  certitude  du  fait  observé. 

Que  ressort-il  en  résumé  des  travaux  de  M.  Hirn  et  de  M.  Bé- 
clard?  C'est  que  la  combustion  respiratoire,  qui  joue  un  rôle  pré- 
pondérant dans  la  vie  matérielle,  développe  à  l'intérieur  du  corps 
une  quantité  de  chaleur  qui  peut  se  répandre  tout  entière  au  deh(M^ 
sous  forme  calorifique,  qui  peut  aussi  partiellement,  suivant  la  vo- 
lonté de  l'homme,  se  convertir  en  mouvement  ou  en  travail.  Nous 
disons  mouvement  ou  travail,  car  encore  une  fois^  que  l'homme  dé- 
place des  objets  extérieurs  ou  qu'il  se  déplace  lui-même  en  prenant 
un  point  d'appui  au  dehors,  qu'il  gravisse  l'escalier  de  M.  Hirn  ou 
qu'a  soulève  le  poids  de  M.  Béclard,  c'est  tout  un.  Comment  d'ail- 
leurs s'exerce  cette  action  de  la  volonté  qui  transforme  partielle- 
ment la  chaleur  animale  en  effets  mécaniques?  Comment  le  nerf  qui 
est  le  véhicule  de  la  volonté  excite-t-il  le  muscle?  C'est  là  un  pro- 
blème physiologique  que  nous  n'avons  point  à  aborder  ici.  Nous 
pouvons  seulement  faire  en  passant  une  remarque  qui  ne  manque 
pas  d'une  certaine  importance  et  qui  se  déduit  naturellement  de 
tout  ce  qui  précède.  C'est  que  le  nerf  n'a  pas  besoin  d'avoir  en  lui- 
même,  comme  on  le  lui  a  quelquefois  demandé,  tout  le  mouvement 
qu'il  suscite  dans  le  muscle.  Il  n'intervient  au  contraire,  suivant  ce 
que  nous  venons  d'exposer,  que  pour  susciter  l'action  du  mécanisme 
a^u  moyen  duquel  le  muscle  emprunte  directement  à  la  chaleur  ani* 
maie  le  travail  qu'il  doit  produire. 

Il  est  naturel  de  se  demander  dans  quelles  limites  peut  se  faire  cet 
emprunt.  Une  partie  seulement  de  la  chaleur  animale  peut  se  con- 
vertir en  travail.  Est-ce  une  fraction  plus  ou  moins  forte  de  la  cha- 
leur totale?  On  peut  répondre,  d'après  les  données  de  M.  Hirn,  que 
c'en  est  à  peu  près  la  moitié;  mais  ici  il  est  important  de  s'entendre 
sur  la  valeur  absolue  que  prend  cette  chaleur  totale  suivant  que 
l'homme  est  à  l'état  de  repos  ou  à  l'état  de  travail.  Une  objection 
pourrait  en  effet  se  présenter  au  nom  de  l'expérience  vulgaire,  et  il 
n'est  pas  inutile  de  la  prévoir.  Le  mouvement,  le  travail,  disent 
MM.  Hirn  et  Béclard,  se  produisent  aux  dépens  de  la  chaleur  ani- 
male, dont  ils  consomment  une  notable  partie.  Et  cependant  tout  le 


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EQUIVALENT  MECANIQUE  DE  LA  CHALEUR.  67 

monde  ssdt  qpie  pour  se  réchauffer  on  se  donne  du  mouvement 
Gommenl  disparaît  cette  contradiction  apparente?  Comment  la  vé- 
rité des  théories  que  nous  avons  esquissées  se  concilie-t--eUe  avec  la 
réalité  des  phénomènes  usuels?  Oui»  le  travail  correspondant  au 
mouvemeot  consonmie  de  la  chaleur,  mais  en  même  temps  il  pré^ 
cipite  l'action  respiratoire  jusqu'à  l'augmenter  quelquefois  dans  la 
proportion  de  1  à  10»  La  combustion  s'aoeélère  de  façon  à  fournir 
aux  effets  qui  lui  sont  demandés,  et  il  n'est  pas  étonnant  que  dans 
cette  action  régulatrice  elle  dépasse  le  but  et  fournisse  un  excédant 
de  calorique.  On  peut  remarquer  à  ce  sujet  que  cette  dépense  ex- 
cédante et  pour  ainsi  dire  inutile  est  d'autant  moindre  chez  les  di- 
vers sujets  qu'ils  sont  mieux  constitués  et  plus  assouplis  au  genre 
de  travail  qu'ils  produisent.  L'organisme  emploie  d'ailleurs  pliH 
sieurs  moyens  pour  augmenter  la  combustion  d'oxygène  à  mesure 
qu'on  lui  demfimde  du  travail;  les  inspirations  deviennent  plus  fré<- 
qventes,  jusqu'à  produire  parfois  Tessoufflement;  l'air  est  inspiré 
plus  profimdément,  de  telle  sorte  que  l'homme  geint  quelquefois  en 
le  chassant  ;  enfin,  pour  une  même  quantité  d'air  -.  introduite,  une 
proportion  plus  grande  d'oxygène  est  dans  certains  cas  retenue  par 
les  poumons. 

Si  nous  passons  maintenant  du  règne  animal  au  règne  végétal, 
une  différence  essentielle  apparaît  dans  les  phénomènes  de  la  vie* 
On  peut  dire  que  la  vie  végétale  est  le  contraire  de  la  vie  animale. 
Dans  celle-<i,  en  voit  l'oxygène  absorbé  décomposer  dans  les  corps 
les  matières  hydrocarbonées  et  en  sortir  à  l'état  d'eau  et  d'acide 
carbonique.  Le  végétal  fait  l'inverse;  il  absorbe  de  l'eau  et  de  l'a^ 
dde  carbonique  et  rejette  de  Toxygène  en  retenant  les  hydrocar^ 
buces  qui  proviennent  de  cette  transformation.  Si  donc  dans  l'ani- 
mal les  corps  mis  en  présence  se  combinent  suivant  leurs  affinités 
chimiques  naturelles,  dans  le  végétal  ils  forment  au  contraire  des 
combinaisons  diamétralement  opposées  à  celles  auxquelles  ils  sont 
portés.  Le  végétal  nous  apparaît  donc  comme  un  milieu  où  sont 
constamment  séparés  des  élémens  qui  ont  une  tendance  à  se  com- 
biner et  dont  la  combinaison  dégagerait  de  la  chaleur  comme  le 
fiât  tout  travail  dû  aux  affinités  chimiques.  Qu'est^e  que  cela  fait 
soupçonner?  C'est  que,  pour  triompher  sans  cesse  de  cette  action 
cutanée  des  forces  moléculaires,  le  végétal  doit  absorber  sans 
cesse  de  la  chaleur.  Cette  chaleur  qu'il  absorbe,  il  la  convertit  eh 
travail  pour  lutter  contre  les  affinités  chimiques  et  produire  en  dé- 
finitive des  résultats  qui  leur  sont  contraires ,  à  la  différence  de 
ranîmaU  dans  lequel  ces  affinités  chimiques  se  satisfont  et  dégagent 
de  la  chaleur  qui  est  sans  cesse  disponible.  Aussi ,  tandis  que  l'ani- 
mal conserve  en  général  une  température  constante  et  à  peu  près 


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68  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

indépendante  du  milieu  ambiant,  la  plante  se  met  en  équilibre  de 
température  avec  ce  qui  Tentoure.  Ce  n'est  que  dans  certains  cas 
particuliers,  dans  le  cas  de  la  germination  et  au  moment  de  la  flo- 
raison, que  les  phénomènes  sont  inverses,  que  la  plante  absorbe  de 
l'oxygène,  et  qu'en  vertu  de  cette  combustion  elle  peut  élever  sa 
température  au-dessus  de  celle  de  l'air  ambiant. 

Où  le  végétal  trouve-t-il  toute  cette  chaleur  dont  il  a  incessam- 
ment besoin?  Dans  l'action  solaire.  Le  végétal  emprunte  constam- 
ment de  la  chaleur  au  soleil  et  l'emmagasine  à  l'état  de  force  vive 
calorifique.  Que  les  rayons  du  soleil  tombent  sur  une  plage  de  sable, 
le  sable  s'échauffe,  et  il  renvoie  bientôt  par  rayonnement  toute  la 
chaleur  qu'il  reçoit;  mais  que  ces  mêmes  rayons  tombent  sur  une 
forêt,  les  arbres  continuellement  absorbent  et  s'approprient  une 
partie  de  leur  chaleur.  Les  matières  hydrocarbonées  qui  se  forment 
sans  cesse  sur  la  terre,  par  exemple  les  matières  spécialement  re- 
gardées comme  combustibles,  le  bois,  la  houille,  etc.,  sont  ainsi 
des  provisions  de  force  vive  accumulées  par  une  transformation  lente 
de  l'action  solaire,  et  dont  nous  pouvons  disposer  à  un  instant  donné 
pour  les  convertir  en  chaleur,  en  travail.  Quand  nous  avons  amon- 
celé du  charbon  dans  le  foyer  d'une  machine  à  vapeur  et  que  nous 
l'enflammons  au  moyen  d'une  allumette,  d'où  sortira  tout  le  travail 
que  va  produire  la  machine?  Est-ce  de  Tallumette?  Eh!  non,  c'est 
tout  le  travail  solaire  qui  a  été  emmagasiné  anciennement  dans  ce 
combustible  que  nous  rendons  soudainement  disponible  en  aban- 
donnant le  charbon  à  son  affmité  pour  l'oxygène,  absolument  comme 
nous  pourrions,  disposant  d'une  grande  masse  d'eau  qui  aurait  été 
élevée  dans  un  réservoir  par  un  travail  antérieur,  utiliser  la  chute 
de  cette  eau  en  ouvrant  le  robinet  du  réservoir.  Chaque  kilogramme 
de  houille  renferme  ainsi  virtuellement  trois  millions  de  kilogram- 
mètres.  On  peut  donc  calculer  facilement  la  quantité  de  puissance 
mécanique,  toute  préparée,  que  nous  extrayons  annuellement  du 
sol  de  la  France  quand  nous  tirons  de  nos  houillères  8  millions  de 
tonnes  de  charbon.  C'est  le  travail  de  10  millions  de  chevaux-va- 
peur fonctionnant  jour  et  nuit  pendant  toute  Tannée. 

C'est  encore  cette  force  vive  emmagasinée  dans  les  végétaux  qui 
leur  donne  leur  vertu  nutritive  ;  ils  introduisent  dans  le  corps  des 
animaux  les  matières  hydrocarbonées  que  l'oxygène  y  viendra  brû- 
ler ensuite.  Si  ces  élémens  de  régénération  manquent,  le  corps, 
réduit  à  s'oxyder  lui-même,  dépérit  et  meurt.  Cette  fonction  des 
végétaux  prendra  dans  notre  esprit  une  importance  particulière,  si, 
nous  réfléchissons  que  la  nourriture  animale  n'est  en  quelque  sorte 
que  médiate,  et  qu'il  faut  remonter  aux  végétaux  pour  trouver  l'ori- 
gine de  toute  nutrition. 


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ÉQUIYALfiNX  MÉCANIQUE  DE   lA  CHALEUR.  60 

Le  r61e  actif  du  soleil  apparait  donc  dans  tout  ce  qi^i  précède.  On 
peut  dire  qu'en  versant  continuellement  de  la  chaleur  sur  la  terre, 
Û  y  verse  du  travail.  Et  la  voix  populaire  est  d*accord  avec  la  science 
en  proclamant  que  cet  astre  est  la  source  vivifiante  de  toute  trans- 
fiMrmatioD  matérielle*  On  a  mesuré,  sans  grande  précision  bien  en- 
tendu, la  quantité  de  chaleur  que  le  soleil  envoie  annuellement  à 
la  terre,  (ki  peut  donc  en  quelque  sorte  connaître  la  quantité  de 
travail  qu'il  met  virtuellement  à  notre  disposition.  Si  cette  déter- 
Biinadon  n'ofire  par  elle-même  aucun  intérêt  spécial,  il  n*en  reste 
pas  moins  certain  qu'elle  correspond  à  une  notion  précieuse  :  c'est 
que  nous  avons  ainsi  autour  de  nous  une  grande  somme  de  travail 
gratuitement  produit  dont  nous  devons  être  amenés  à  utiliser  une 
portion  de  plus  en  plus  grande. 

Ce  n'est  point  seulement  sur  les  rapports  du  soleil  avec  la  terre 
que  la  théorie  nouvelle  fournit  d'intéressantes  vérités.  Elle  n'hésite 
point  i  se  demander  comment  s'entretient  la  chaleur  du  soleil  et 
comment  se  réparent  les  pertes  qu'il  subit  sans  cesse  par  le  rayon- 
nement. Elle  répond  que  les  corps  qui  viennent  tomber  à  la  suiface 
de  l'astre  lui  abandonnent  sous  forme  de  chaleur  l'énorme  quantité 
de  mouvement  qu'ils  possédaient  dans  leur  gravitation  à  travers 
l'espace.  Elle  admet  de  plus  que  ces  corps  sont  pour  la  plus  grande 
part  empruntés  à  cette  agglomération  sidérale  qui  entoure  le  soleil 
et  qui  est  connue  sous  le  nom  de  lumière  zodiacale.  Dès  lors  et  con- 
naissant par  les  travaux  de  sir  John  Herschel  et  de  M.  Pouillet  quelle 
est  la  quantité  de  chaleur  que  perd  le  soleil,  elle  calcule  quelle  est 
la  masse  de  corps  zodiacaux  qui  doit  venir  se  joindre  à  cet  astre 
pour  lui  restituer  sa  chaleur.  On  a  reconnu  que  cette  masse  n'est 
point  assez  considérable  pour  faire  varier  d'une  façon  appréciable 
le  volume  du  soleil.  Si  notre  lune  tombait  sur  le  soleil,  elle  lui  com- 
muniqueradt  une  quantité  de  chaleur  suflisante  pour  couvrir  les 
pertes  d'une  ou  deux  années  ;  notre  terre,  en  y  tombant,  couvrirait 
les  pertes  d'un  siècle;  cependant  les  masses  de  la  lune  et  de  la  terre 
disparaîtraient  sans  donner  au  soleil  un  accroissement  perceptible. 
Il  n'est  point  à  espérer  que  les  télescopes  puissent  saisir  et  préci- 
ser l'accroissement  graduel  du  diamètre  solaire.  Cette  suprême  vé- 
rification manquera  donc  à  l'ensemble  de  ces  hautes  hypothèses  as- 
tronomiques. 

Il  &ut  citer  ces  ^éculations  hardies  sans  y  attacher  plus  d'im- 
portance que  leur  degré  de  certitude  n'en  comporte  encore,  et  se 
bâter  de  redescendre  sur  la  terre,  où  la  nouvelle  thermo-dynamique 
nous  donne  et  nous  promet  une  assez  riche  moisson  d'utiles  ensei- 
gnemens. 


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70  REVUE  DES  DEUX  MONDES* 

M.  Verdet  a  terminé  ses  leçons  par  une  courte  histoire  de  la  théo«- 
rie  nouvelle. 'On  peut  assigner  une  date  fixe  à  Torigine  de  cette 
théorie,  et  en  reporter  la  naissance  véritable  à  Tannée  1812.  Sanâ 
doute,  avant  cette  époque,  plusieurs  savans  purent  en  entrevoir 
quelques  parties  et  en  toucher  quelques  points.  C'est  ainsi  que  Ton 
trouve  dans  un  mémoire  de  Lavoisier  et  Laplace  sur  la  chaleur 
(1780)  le  passage  suivant  :  «  D'autres  physiciens  pensent  que  I» 
chaleur  n'est  que  le  résultat  des  vibrations  insensibles  de  la  ma-* 
tiëre...  Dans  le  système  que  nous  examinons,  la  chaleur  est  la  force 
vive  qui  résulte  des  mouvemens  insensibles  des  molécules  d'un 
corps;  elle  est  la  somme  des  produits  de  la  masse  de  chaque  molé^ 
cule  par  le  carré  de  sa  vitesse...  »  Mais  de  cette  assertion  si  origi^ 
nale  et  si  précise  il  ne  paraît  pas  que  Lavoisier  et  Laplace  aient  ja-* 
mais  tiré  aucun  profit.  Laplace  surtout  abandonna  complètement 
cette  manière  de  voir,  et  défendit  résolument  la  doctrine  de  la  ma-» 
térialité  du  calorique.  On  a  vu  plus  haut  comment,  au  commen*- 
eement  de  ce  siècle,  Rumford,  réagissant  contre  cette  opinion,  mit 
en  évidence  des  faits  intéressans  qui  ne  frappèrent  point  aâsez  le 
public  de  son  temps,  et  dont  il  nous  est  facile  maintenant  d'ap** 
précier  l'importance;  mais  un  peu  plus  tard  les  études  relatives  à 
la  chaleur  subirent  une  phase  singulière.  Sadi  Gamot,  officier  du 
génie,  fils  du  célèbre  conventionnel,  publia  en  182i  ses  Réflexionâ 
9ur  la  puissance  motrice  du  feu  et  sur  les  machines  propres  à  dé-- 
velopper  cette  puissance.  Cette  publication  coïncidait  avec  les  pre- 
miers développemens  donnés  à  l'usage  des  moteurs  à  vapeur.  Elle 
fit  alors  une  grande  sensation,  et  son  importance  scientifique  s'est 
prolongée  jusqu'à  ces  dernières  années.  On  va  voir  cependant  que 
la  doctrine  de  Sadi  Gamot  est  diamétralement  opposée  à  celle  qui 
triomphe  aujourd'hui.  Sadi  Garnot  admettait,  conformém^t  aux 
idées  répandues  autour  de  lui,  que  le  calorique  est  un  corps  maté- 
riel. Dès  lors,  disait-il,  il  est  facile  de  comprendre  que  lorsqu'une 
certaine  quantité  de  chaleur  passe  d'un  corps  chaud  à  un  corps 
plus  froid,  ce  transport  produise  par  lui-même  une  certaine  quan- 
tité de  travail;  mais,  une  fois  l'équilibre  établi,  la  chaleur  perdue 
par  l'un  des  corps  se  retrouve  tout  entière  dans  l'autre,  absolument 
comme  l'eau  qui  a  fait  marcher  une  roue  hydraulique  se  retrouve 
entièrement  dans  le  bief  d'aval.  Dans  les  idées  de  Camot,  cette 
comparaison  se  poursuit  jusqu'au  bout.  La  chaleur  est  un  fluide  qui, 
en  vertu  d'une  force  spéciale,  tend  comme  l'eau  à  prendre  son  ni- 
veau. La  température  devient  ainsi  une  sorte  de  cote  de  nivellement 
propre  au  fluide  calorifique.  Le  fluide  descend  d'un  corps  supérieur 
(en  température)  dans  un  corps  inférieur,  et  produit  ainsi  de  la 
puissance  motrice.  Il  sera  possible  également,  en  dépensant  de  la 


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EQUIVALEin  MÉCANIQUE   DE   LA  €HAL£UR.  71 

puissance  motrice,  de  porter  le  fluide  d'an  corps  froid  à  un  corps 
plus  cbftud,  tout  comme,  au  moyen  d'un  effort  extérieur,  on  porte 
de  l^eau  d-ua  bassin  inférieur  à  un  réservoir  plus  élevé.  On  com* 
prend  facilement  le  danger  et  le  leurre  que  renfermait  la  doctrine 
de  Sadi  Camot«  La  dialeur,  sortant  d'un  corps  en  vertu  dé  cette 
force  i^éciale  du  nivellement  des  températures,  devait,  chemin  fai- 
sant, produire  du  travail  et  se  retrouver  ensuite  tout  entière  dans 
un  corps  difiik*ent.  La  machine  à  vapeur  empruntait  ainsi  sa  puis* 
sauce,  non  pas  à  une  consommation  de  chaleur,  mais  à  un  rétablis- 
sement d'équilibre  dans  le  calorique.  <(  Malgré  cette  erreur  fonda- 
mentale, dit  M.  Verdet,  le  nom  de  Sadi  Garnot  et  celui  de  son 
savant  commentateur,  M.  Glapeyron,  occuperont  toujours  une  place 
importante  dans  l'histoire  de  la  science.  Sadi  Camot  est  l'auteur 
des  formes  de  rsdsonnement  dont  la  théorie  mécanique  fait  sans 
cesse  usage;  c'est  dans  son  écrit  qu'on  trouve  les  premiers  exemples 
de  ces  cycles  d'opérations  qui  prennent  un  corps  danâ  un  état  dé- 
terminé, le  font  passer  à  un  état  différent  en  suiyant  un  certain 
chemin,  et  le  ramènent  par  une  autre  voie  à  son  état  primitif. 
M.  dapeyron  a  éclairci  ce  que  le  mémoire  de  Camot  avait  d'obscur, 
et  a  montré  comment  on  devait  traduire  analytiquement  et  repré- 
senter géométriquement  ce  mode  de  raisonnement  si  neuf  et  si  fé- 
cond. Ces  deux  géomètres  ont  créé  en  quelque  sorte  la  logique  de 
lasdence.  Lorsque  les  véritables  principes  ont  été  découverts,  il 
n'y  a  eu  qu'à  les  introduire  dans  les  formes  de  cette  logique,  et  il 
est  à  croire  que,  sans  les  anciens  travaux  de  Camot  et  de  M.  Cla- 
peyron,  les  progrès  de  la  théorie  nouvelle  n'auraient  pas  été  à  beau- 
coup près  aussi  rapides.  » 

Ces  véritables  principes  qui  ont  enfin  établi  la  thermo-dynamique 
sur  des  bases  solides,  on  les  trouve  dans  les  travaux  de  ces  deux  sa- 
vane étrangers  dont  nous  avons  déjà  parlé,  M.  Jules-Robert  Mayer, 
médecin  à  Heilbronn,  M.  Joule,  professeur  de  physique  à  Manchester. 

Les  quatre  ouvrages  principaux  de  M.  Mayer,  Remarques  sur  les 
fi^rcnie  la  nature  inanimée  (18&2),  le  Mouvement  organique  dans 
ses  rapports  avec  la  nutrition  (18&5),  rintroduction  à  la  mécaniqne 
du  ciel  (1848),  les  Remarques  sur  l'équivalent  mécanique  de  la  clm- 
leur  (1851),  renferment  dans  leur  ensemble  les  diverses  cohsidéra- 
tioos  que  nous  avons  exposées  dans  les  pages  qui  précèdent.  Son 
point  de  départ  fut  tout  phyâologique.  Il  raconte  lui-même  que  ses 
travaux  furent  provoqués  par  l'incident  d'une  saignée  faite  à  un 
fiévreux  à  Java  en  18A0,  et  par  cette  remarque  que  le  sang  veineux, 
dans  les  régions  tropicales,  est  d'un  rouge  beaucoup  plus  brillant 
que  dans  les  régions  plus  froides;  mais  ses  études  ne  restèrent  point 
circonscrites  dans  le  champ  de  la  physiologie,  et  dans  l'espace  de 
dix  années  cet  honmie  de  génie  aborda  successivement  la  plupart 


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72  BÏTtm  DES  DEUX  MONOBff.  -  .....  , 

des  points  sur  lesquels  s'est  exercée  depuis  la  thermo-dynamique. 
C'est  lui  qui  introduisit  pour  la  première  fois  dans  la  science  le 
terme  d'équivalent  mécanique  de  la  chaleur.  Malheureusement 
Mayer  travaillait  seul,  sans  grand  souci  de  répandre  ses  idées.  Ses 
mémoires  n'eurent  pendant  longtemps  qu'une  publicité  fort  res- 
treinte. Aujourd'hui  même,  ils  sont  encore  peu  connus  sous  lexur 
forme  originale.  «  Vous  désirerez  sans  doute,  disait  M.  John  Tyndall 
dans  une  récente  leçon  de  physique  à  Royal  Institution^  vous  dési- 
rerez savoir  ce  qu'est  devenu  cet  homme  éminent.  Sa  raison  l'aban- 
donna; il  devint  fou  et  lUt  ^nfenné  dans  ufie.  mafeou  d'iajiénés.*  Il 
est  dit  dans  un  dictionnaire  biographique  allemand  qu'il  y  mourût; 
mais  c'est  inexact  :  il  a  recouvré  la  raison,  et  il  vit  actuellement, 
tout  à  fait  retiré,  à-Heilbronn.  » 

Les  travaux  de  M.  Joule  ne  restèrent  pas,  comme  ceux  de 
M.  Mayer,  confinés  dans  un  cercle  restreint.  Us  eurent  dès  leur 
origine  un  grand  retentissement.  Développés  dans  des  leçons  pu- 
bliques à  la  manière  anglaise,  appuyés  d'expériences  mémorables 
qui  frappèrent  tous  les  esprits,  discutés  et  commentés  par  le  monde 
scientifique  tout  entier,  ils  eurent  une  influence  décisive  sur  les 
destinées  de  la  thermo-dynamique.  Le  premier  mémoire  de  M.  Joule 
est  de  1843;  il  contient  des  recherches  sur  la  chaleur  dégagée  par 
les  courans  induits  et  sur  les  lois  suivant  lesquelles  varie  cette  cha- 
leur quand  un  travail  est  développé.  Les  célèbres  expériences  sur 
la  dilatation  des  gaz  sont  de  18A5.  Enfin  en  1850  parut  dans  les 
Transactions  philosophiques  un  mémoire  qui  peut  passer  pour  le 
manifeste  de  la  nouvelle  doctrine  thermo-dynamique. 

Autour  des  deux  noms  de  Mayer  et  de  Joule,  on  peut  grouper 
ceux  de  MM.  Colding,  William  Thomson,  Helmhoitz,  Zeuner,  Clau- 
sius,  Macquom,  Rankine,  Holtzman.  Gomme  on  le  reconnaît  par  ces 
noms  divers,  la  théorie  nouvelle  s'est  faite  surtout  à  l'étranger.  Elle 
est  plus  récente  en  France  qu'en  Allemagne  et  en  Angleterre.  On  a 
pu  voir  cependant  dans  les  pages  qu'on  vient  de  lire  qu'elle  s'est 
enrichie  des  travaux  de  plusieurs  Français;  mais,  entravée  par  quel- 
ques malentendus,  elle  ne  s'est  vulgarisée  chez  nous  qu'avec  len- 
teur. Ce  n'est  que  depuis  deux  ou  trois  ans  qu'elle  s'est  produite 
dans  notre  haut  enseignement,  dans  le  cours  de  physique  générale 
de  M.  Victor  Regnault  au  Collège  de  France,  dans  les  leçons  de  mé- 
canique de  M.  Bour  à  l'École  polytechnique,  dans  les  leçons  de 
physique  de  MM.  Sénarmont  et  Jamin  à  la  même  école.  L'expositioa 
publique  qu'en  a  faite  M.  Verdet  contribuera  sans  doute  à  lui  donner 
définitivement  droit  de  cité  chez  nous  et  à  l'introduire,  dans  les  arts 
industriels  aussi  bien  que  dans  la  science,  comme  une  vérité  pra- 
tique et  usuelle. 

Edgar  Satenet. 


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LE  JAPON 

DEPUIS  L'OUVERTURE  DE  SES  PORTS 


LB   GOUYBRRBlfElIT   DE   TÉDO,    LES    PRINCES    JAPONAIS 
BT    LES   BQR0P<BIIS    AD    JAPON. 


L'intèrët  qae  porte  TEurope  à  l'extrême  Orient  s'est  accru  sin- 
gulièrement depuis  quelques  années.  Il  y  a  un  quart  de  siècle,  la 
Chine  et  le  Japon  nous  étaient  à  peu  près  inconnus.  On  possédait 
alors  sur  ces  vastes  et  riches  contrées  des  récits  de  voyageurs  et  des 
lettres  de  missionnaires  qu'on  lisait  aux  heures  de  loisir,  par  dés- 
œavrement,  sans  y  attacher  une  attention  bien  sérieuse  ou  même 
sans  y  donner  une  croyance  entière.  A  part  quelques  rares  savans, 
personne  ne  se  souciâdt  beaucoup  de  ce  qui  se  passait  dans  ce  monde 
loîntsan.  C'est  que  jusqu'au  commencement  de  ce  siècle  les  intérêts 
nuatërîels  de  l'extrême  Orient  se  trouvaient  complètement  séparés 
des  nfttres;  aucun  lien  ne  les  unissait,  aucun  besoin  ne  les  rappro- 
ebait  encore.  Il  existait  sans  doute  des  relations  commerciales  entre 
la  Chine  et  l'Angleterre,  et,  depuis  une  époque  assez  ancienne,  entre 
le  Japon  et  la  Hollande;  mais  elles  étaient  irrégulières  et  sans  im- 
portance. Le  grand,  l'unique  intérêt  qui  appela  jusqu'à  nos  jours 
l'attention  de  l'Europe  sur  la  Chine  et  le  j£^on,  ce  fut  l'étude  trop 
souvent  stérile  de  la  religion,  des  mœurs  et  de  la  littérature  des  * 
deux  empires. 

La  navigation  à  vapeur  a  changé  complètement  la  situation  de 
l'Europe  \is-à-vis  des  sociétés  de  l'extrême  Orient;  elle  nous  a  en 
quelque  sorte  placés  aux  portes  de  cette  grande  et  mystérieuse  ré- 


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7A  RBYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

gion.  Les  affaires  qui  s'y  agitent  n'appellent  plus  désormais  la  cu- 
riosité des  savans,  mais  la  sollicitude  des  hommes  d'état.  Il  n'est 
plus  permis  aux  générations  nouvelles  d'ignorer  ce  qui  se  passe  en 
Chine  et  au  Japon  :  l'histoire  contemporaine  de  ces  empires  com- 
mence à  faire  partie  de  notre  histoire;  leurs  richesses  forment  des 
élémens  essentiels  de  notre  commerce.  Cette  révolution  dans  la  na- 
ture de  nos  relations  avec  l'extrême  Orient  n'a  pas  été  fort  sensible 
pour  nous  :  elle  s'est  faite  peu  à  peu,  elle  a  détruit  quelques  vieux 
préjugés,  dévoilé  quelques  faits  nouveaux;  mais  nos  mœurs,  notre 
état  social,  nos  constitutions  politiques  n'en  ont  subi  aucune  alté- 
ration. Il  n'en  a  pas  été  ainsi  en  Chine  et  au  Japon.  L'arrivée  des 
étrangers  y  a  excité  une  émotion  profonde,  elle  y  a  porté  de  graves 
atteintes  à  la  vie  civile  comme  à  la  vie  intime,  et  le  trouble  général 
dont  elle  est  la  cause  y  conduira  dans  des  temps  peu  éloignés  à  une 
rénovation  complète.  Quand  deux  sociétés  hétérogènes  viennent  à 
se  heurter,  c'est  la  moins  civilisée  qui  doit  souffrir  le  plus  de  ce 
rapprochement  imprévu. 

Lès  événemens  relatifs  à  l'histoire  contemporaine  de  la  Chine,  et 
qui  sont  étroitement  liés  au  développement  de  ses  progrès,  ont  été 
soumis  plus  d'une  fois,  et  dans  la  Revue  même,  à  un  examen  sé- 
rieux ;  mais  tout  reste  encore  à  dire  sur  l'effet  immense  qu'a  produit 
au  Japon  l'intrusion  de  l'élément  européen.  Ce  pays,  presque  aussi 
étendu  et  aussi  peuplé  que  la  France,  est  le  dernier  qui  en  Orient  ait 
été  ouvert  au  commerce  étranger;  îl  sort  d'un  isolement  à  peu  près 
absolu,  et  présente  à  l'observateur  un  spectacle  étrange  et  souvent 
incompréhensible.  Aussi  l'Européen  qui  veut  faire  une  étude  sérieuse 
de  la  situation  politique  du  Js^on  rencontre-t41  des  difficultés  qui 
au  premier  abord  lui  paraissent  insurmontables.  L'impossibilité 
presque  absolue  de  se  procurer  les  documens  officiels,  l'absence 
de  toute  relation  intime  avec  la  classe  éclairée,  le  penchant  inné 
des  Orientaux  à  cacher  aux  profanes  ce  qui  se  passe  chez  eux,  sont 
les  principales  barrières  qui  s'opposent  à  tout  projet  d'investiga- 
tion. Quelques  faits  récens  de  cette  étrange  histoire  ont  eu  cepen- 
dant trop  d'éclat  pour  que  l'opinion  européenne  ne  s'en  soit  pas 
émue;  mais  ce  qui  reste  encore  plus  ou  moins  hypothétique,  c'est 
la  corrélation  qui  existe  entre  ces  événemens.  Des  voyageurs,  des 
agens  des  principales  nations  occident^Res  se  sont  appliqués  à  dé- 
couvrir le  lien  qui  les  unit  les  uns  aux  autres,  et  à  établir  sur  des 
bases  solides  l'histoire  contemporaine  du  Japon.  Ainsi  s'est  produit 
'  un  ensemble  de  renseignemens  qui,  sans  être  complets,  pennettent 
déjà  de  former  un  récit  logique,  et  c'est  ce  récit  que  j'essaie  d'écrire 
à  l'aide  de  ces  documens  et  de  ceux  que  j'ai  pu  recueillir  moi-même 
pendant  un  long  séjour  dans  l'empire  japonais. 


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LE  JA?0Or  MPUIS  SON  OUTBRTURE.  75 


I. 

D  y  a  environ  deux  cent  soixante-dix  ans  que  le  général  Faxiba, 
plus  connu  dans  Tbistoire  sous  le  nom  de  Taîkosama,  fut  chargé 
par  rempereur  légitime  du  Japon,  le  mikado,  de  faire  rentrer  dans 
Fobëissance  plusieurs  grands  vassaux  qui  s'étaient  révoltés.  Faxiba, 
au  lieu  d'exécuter  les  ordres  de  son  souverain,  profita  des  pouvoirs 
dont  il  était  investi  pour  se  mettre  lui-même  à  la  tête  du  gouverne- 
ment. Il  relégua  le  mikado  dans  son  sérail,  l'entoura  de  dignitaires 
anxqaels  il  donna  des  titres  pompeux  et  de  faibles  revenus,  en  fit 
une  sorte  de  roi  fainéant  y  et  ne  lui  laissa  que  l'apparence  de  l'au- 
torité. Le  fils  de  Faxiba,  Fide-Yori,  était  trop  jeune  pour  recueillir 
impunément  les  fruits  de  cette  audacieuse  usurpation  :  il  périt  bien- 
tôt, assassiné  par  son  propre  tuteur,  le  général  Hieas.  Celui-ci, 
laissant  le  mikado  en  possession  de  ses  vains  titres,  alla  s'établir  à 
ïédo,  dont  il  fit  la  seconde  capitale  de  l'empire,  et  fonda  cette  dy- 
nastie de  chefs  militaires  qui,  sous  le  nom  de  chiogouns  ou  taikouns^ 
ont  régné  depuis  au  Japon.  L'organisation  féodale  du  pays  s'op- 
posait toutefois  à  la  réalisation  immédiate  de  ses  plans  ;  un  grand 
nombre  de  princes  refusèrent  de  reconnaître  le  pouvoir  du  général 
Hieas  :  il  soumit  quelques-uns  de  ces  mécontens ,  et  força  les  au- 
tres à  adhérer  aux  lois  de  Gongensamaj  espèce  de  pacte  politique 
gui  depuis  cette  époque  forme  la  base  de  la  constitution  (1). 

En  vertu  de  ces  lois,  les  princes  insoumis,  les  dix-huit  grands  daî- 
mioê  ou  goVchiSy  restaient  maîtres  à  peu  près  absolus  dans  leurs 
principautés  respectives;  seulement  ils  devaient,  à  certaines  épo- 
ques, se  rendre  à  la  cour  de  Yédo  et  y  résider  pendant  un  temps  dé- 
terminé. Hieas  voulut,  par  cette  obligation,  marquer  leur  état  de 
dépendance;  mais  il  les  abaissa  surtout  par  la  création  d'une  nou- 
velle et  puissante  noblesse.  Ces  nouveaux  nobles  furent  les  jeunes 
datmioSy  au  nombre  de  trois  cent  quarante-quatre,  et  les  hcUtomotos 
(capitaines),  au  nombre  de  quatre-vingt  mille.  Vassaux  du  taïkoun, 
les  nouveaux  nobles  devaient  lui  rendre  hommage,  lui  payer  tribut, 
se  soumettre  à  une  conscription  militaire,  et  restituer  dans  certains 
cas,  si  leur  suzerain  l'exigeait,  les  fiefs  dont  ils  avaient  été  investis. 
Dne  assemblée  de  grands  dattnios  était  chargée  de  proposer  les  me- 
sures d'intérêt  général  ;  le  taïkoun  avait  à  les  exécuter  lorsqu'elles 
avaient  reçu  la  sanction  du  mikado.  Le  taïkoun  était  donc  en  réalité 
le  chef  du  pouvoir  exécutif,  pouvoir  représenté  par  le  gorodjOy  ou 
conseil  des  cinq,  siégeant  en  permanence  à  Yédo. 

(I)  Gongensama  est  le  nom  bous  leqael  on  rend  aax  mânes  de  Hioas  des  faonneor» 
\  divins. 


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76  REVUE   DES   DEUX   MONDES* 

Hieas  mourut  en  1616,  après  dix-huit  ans  de  règne.  Il  avait  fait 
reconnaître  un  de  ses  fils  pour  son  successeur;  trois  autres  de  ses 
enfans,  les  gosankés  (princes  du  sang  royal),  reçurent  Tinvestiture 
des  riches  principautés  de  Kousiou,  de  Mito  et  d'Owari.  Le  mikado 
avait  été  forcé  de  sanctionner  une  loi  en  vertu  de  laquelle  le  taï- 
kounat  devait  être  maintenu  dans  la  descendance  directe  de  rhéri- 
tier  choisi  par  Hieas  pu  dans  les  familles  gosankés. 

Le  nouveau  taïkoun,  appuyé  par  les  trois  cent  quarante-quatre 
jeunes  daimios  et  par  les  quatre-vingt  mille  hattomotosy  s'établit 
sans  difficulté  sur  le  trône  de  Yédo.  Les  grands  daîmios  s'habi- 
tuèrent peu  à  peu  à  un  ordre  de  choses  qui  leur  assurait  la  jouis- 
sance tranquille  de  privilèges  achetés  par  leurs  ancêtres  au  prix  de 
leur  sang  et  de  leurs  richesses.  Quant  au  mikado,  gardant  toujours 
ses  prétentions  au  pouvoir  absolu,  mais  réduit  à  l'impuissance,  il 
vécut  d'une  pension  que  lui  octroyait  le  taïkoun.  Depuis  cette  ré- 
volution, une  paix  profonde  a  régné  au  Japon  jusque  vers  le  milieu 
de  notre  siècle;  le  mikado  résidait  à  Kioto  (Miako)  (1)  et  n'exerçait 
qu'une  inûuence  morale  sur  les  affaires  de  l'état;  le  taïkoun  avait  sa 
cour  à  Yédo;  il  entretenait  une  nombreuse  armée,  possédait  d'im- 
menses revenus,  et  c'était  lui  qui  exerçait  en  réalité  le  pouvoir. 

Vers  l'année  18â0,  sous  le  règne  du  taïkoun  Minamoto  Yeoschi, 
le  conseil  des  cinq  avait  pour  chef  le  ministre  Midzouno  Etkisenno- 
Kami,  homme  fort  instruit  et  supérieur  à  la  plupart  de  ses  compa- 
triotes. Après  la  conclusion  du  traité  de  Nankin,  qui  termina  en 
1842  la  première  guerre  des  Européenis  contre  la  Chine,  en  ouvrant 
aux  étrangers  une  partie  de  l'empire  du  milieu,  ce  ministre  eut 
la  hardiesse  de  proposer  à  ses  collègues  d'ouvrir  le  Japon  aux 
hommes  de  l'Occident.  Cette  proposition  fut  accueillie  froidement,  et 
il  se  hâta  de  la  retirer;  mais  il  n'avait  pas  soulevé  en  vain  cette  ques- 
tion :  beaucoup  de  Japonais  distingués  s'en  occupèrent  activement. 
A  leur  tête  se  trouvaient  le  prince  de  Kanga,  le  plus  riche  des 
gok'chisy  le  prince  de  Mito,  un  des  trois  gosankés^  et  Ikammono- 
Kami,  daîmio  très  influent,  qui  a  joué  plus  tard,  comme  régent,  un 
grand  rôle  dans  l'histoire  de  son  pays. 

Le  prince  de  Kanga,  apportant  dans  l'appréciation  des  faitâ  si 
graves  qui  tendaient  à  rapprocher  l'Occident  de  l'Orient  le  même 
esprit  libéral  qui  animait  le  ministre  Midzouno,  publia  un  écrit  re- 
marquable (2),  où  il  cherchait  à  prouver  combien  le  Japon  avait  in- 
térêt à  ouvrir  ses  ports  avant  que  les  étrangers  vinssent  demander 
d'une  manière  trop  pressante  la  suppression  des  anciennes  entraves. 

(1)  L'ancienne  capitale  du  Japon  est  indiquée  sur  nos  cartes  géographiques  sous  le 
nom  de  Miako,  traduction  verbale  du  mot  capitale.  Le  véritable  nom  propre  de  cette 
résidence  impériale  est  Kioto. 

(2)  Cest  à  Tobligeance  de  M.  Tabbé  Mermet  de  Cachon ,  missionnaire  apostolique  à 


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LE   JAPON   DEPUIS   SON   0U7ERTURE.  77 

L*écrit  du  prince  de  Kanga,  dirigé  contre  une  des  opinions  les  plus 
anciennes  et  les  plus  enracinées  dans  l'aristocratie  japonaise,  causa 
une  sensation  profonde.  Le  daimio  Ikammono-Kami,  appelé  plus 
tard  à  devenir  régent,  approuva  le  langage  et  les  idées  du  prince; 
le  vieux  gosanké  de  Mito  blâma  au  contraire  énergiquement  ses  con- 
clusions. Descendant  d'une  famille  souveraine,  connu  par  sa  bra- 
voure, sa  prudence  et  sa  force  physique,  le  prince  de  Mito  était  re- 
gardé comme  le  vrai  type  du  noble  japonais,  et  jouissait  d'une 
grande  popularité.  Ses  vassaux  lui  étaient  aveuglément  dévoués;  à 
la  cour  même  du  mikado,  parmi  les  adversaires  naturels  de  sa  fa- 
mille, il  comptait  de  nombreux  amis.  Le  respect  et  l'affection  dont 
il  se  voyait  entouré  poussaient  jusqu'à  l'exaltation  l'ardeur  de  son 
patriotisme.  Il  n'y  avait,  selon  lui,  qu'un  pays  civilisé,  le  Japon;  en 
dehors  de  cet  empire  vivaient  les  barbares;  si  la  race  affaiblie  et 
dégénérée  des  Chinois  n'avait  pu  résister  à  l'agression  des  hommes 
de  l'Occident,  il  n'en  pouvait  être  ainsi  des  Japonais,  qui  gardaient 
encore  le  même  courage  .et  la  même  force  qu'à  cet  âge  héroïque 
où  ils  avaient  repoussé  l'invasion  des|Mongols;  ils  ne  repousseraient 
pas  moins  vaillamment  les  chrétiens,  s'ils  osaient  se  présenter,  et  les 
chasseraient  comme  ils  les  avaient  chassés  une  première  fois  sous  le 
règne  du  taîkoun  Hieas. 

Le  prince  de  Kanga  et  Ikammono-Kami  n'osèrent  pas  faire  une 
opposition  ouverte  au  prince  de  Mito;  mais  celui-ci  ayant  conseillé 
à  son  cousin,  le  taîkoun  Hinamoto,  d'expulser  de  sa  cour  le  ministre 
Midzouno,  qui  le  premier  avait  eu  l'audace  de  parler  de  réformes, 
Ikammono-Kami  usa  de  son  influence  avec  beaucoup  d'habileté,  et 
parvint  à  maintenir  à  la  présidence  du  conseil  des  cinq  le  chef  du 
parti  progressiste.  Â  la  suite  de  cet  insuccès,  Mito  quitta  Yédo,  et 
son  adversaire  Ikammono-Kami,  profitant  de  son  absence,  le  perdit 
dans  l'esprit  du  taîkoun  en  le  représentant  comme  un  homme  dan- 
gereux, dont  la  popularité  pouvait  porter  atteinte  au  pouvoir  du 
souverain.  11  y  eut  dès  lors  guerre  ouverte  entre  Ikammono-Kami 
et  Mito,  c'estr-à-dire  entre  le  parti  progressiste  et  le  parti  conserva- 
teur. Qu'on  nous  permette  d'employer  ces  dénominations,  qui  peu- 
vent paraître  étranges,  appliquées  à  une  [société  si  peu  connue,  et 
qui  n'en  sont  pas  moins  exactes. 

&Ialgré  ses  sympathies  avouées  pour  la  cause  du  progrès,  le  taî- 
koun Minamoto-ïeoschi  se  trouva  bientôt  dans  un  extrême  embar- 
ras. On  était  en  1853,  et  on  venait  d'apprendre  l'arrivée  de  la  flotte 
américaine  sous  les  ordres  du  commodore  Perry.  Le  taîkoun  se  voyait 

iif%^>4f44  (Ua  de  Yesso),  que  je  dois  la  communication  de  cet  écrit  du  prince  de  Kanga. 
On  fetrouYO  dans  ce  curieux  document  tous  les  argumens  dont  les  ambassadeurs  euro- 
péens se  senrirent,  dix  ans  plus  tard,  pour  engager  les  Japonais  à  entrer  en  relaUons 
to  poiMMcea  occidentales. 


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78  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

forcé  de  prendre  ouvertement  parti,  aux  yeux  du  Japon  entier,  pour 
ou  contre  les  amis  des  réformes.  Le  prince  de  Mito,  étçiût  accouru, 
en  hâte  à  Yédo»  fit  tous  ses  efforts  pour  renverser  Ikammono-Kamî  ; 
mais  le  taïkoun  resta  fidèle  au  parti  qu'il  avait  d'abord  embrassé, 
et  après  une  courte  hésitation  reçut  avec  bienveillance  les  commu- 
nications du  président  des  États-Unis.  Quelques  jours  plus  tard^ 
il  mourut.  Le  mystère  qui  entoure  sa  mort  n'est  pas  encore  éclaircî. 
Nous  pouvons  donner  cependant  le  récit  qui  courut  à  ce  sujet  parmi 
la  population  de  Yédo  (1). 

Le  prince  de  Mito,  après  une  dernière  audience  du  taïkoun,  était 
rentré  fort  agité  dans  son  palais.  Plusieurs  membres  de  sa  famille 
et  quelques-uns  de  ses  amis  les  plus  intimes  s'y  étaient  réunis  et  l'y 
attendaient.  Sans  prendre  garde  à  la  présence  des  domestiques  et  des 
officiers  subalternes,  il  s'était  écrié  à  différentes  reprises  :  «  Honte 
sur  Ikammono-Kami,  qui  a  trahi  l'empire!  »  Un  de  ses  fils  l'avait 
entraîné  dans  un  appartement  intérieur,  et  à  la  suite  d'une  longue 
conversation  le  prince  était  allé  conférer  secrètement  avec  ses  amis. 
Tout  semblait  indiquer  que  la  mort  du  taïkoun  et  d' Ikammono- 
Kami  avait  été  résolue  dans  cet  entretien,  puisque  le  taïkoun  avait 
été  assassiné  secrètement  par  un  domestique,  proche  parent  d'un 
des  confidens  du  prince  de  Mito;  mais,  le  meurtrier  s'étant  tué  après 
avoir  consommé  son  crime,  on  rfavait  pu  établir  sa  complicité  avec 
qui  que  ce  fût  (2). 

Yesada,  le  fils  de  Minamoto-Yeoschi ,  qui  lui  succéda  en  qualité 
de  taïkoun,  était  idiot  et  incapable  de  gouverner.  Ikammono-Kami, 
dont  la  famille  garde  héréditairement  le  droit  à  la  régence,  fut 
nommé  régent  {gotairo).  A  peine  en  possession  du  pouvoir,  il  força 
le  prince  de  Mito  à  sortir  de  Yédo  en  le  menaçant  de  le  traduire 
devant  la  justice  comme  meurtrier  de  Minamoto.  Le  départ  de  son 
rival  laissa  Ikammono-Kami  maître  suprême,  et  lui  permit,  s'il  le 
voulait,  de  se  tourner  complètement  vers  le  parti  du  progrès.  Mal- 
heureusement ce  prince,  s'il  n'avait  rien  conservé  des  préjugés  ja- 
ponais, ce  qu'il  est  bien  difficile  d'admettre,  avait  trop  de  ruse  et 

(1)  Je  tiens  les  détails  de  ce  récit  de  M.  A.  Gower,  attaché  à  la  légation  anglaise  de 
Yédo,  un  des  hommes  qui  ont  avec  le  plus  de  fruit  étudié  la  situation  actuelle  du  Japon. 

(2)  Les  Japonais  n*ont  pas  pour  la  vie  le  même  attachement  que  les  Européens. 
Dans  aucun  pays,  on  ne  rencontre  aussi  facilement  des  hommes  prêts  à  mourir  pour  uft 
principe  politique,  n  n'y  a  pas  un  village  au  Japon  où  ne  se  puissent  trouver  des  exal- 
tés qui  prennent  pour  devise  :  Je  tu«  et  je  meurs!  comme  les  forcenés  qui  assaillirent 
M.  Alcock.  En  général,  les  Japonais  semblent  attacher  aux  biens  de  la  terre  beaucoup 
moins  de  valeur  que  les  chrétiens.  La  perte  de  leurs  richesses,  celle  du  parent  le  plus 
aimé,  ne  leur  causent  en  apparence  qu'une  douleur  légère.  Le  lendemain  du  grand 
incendie  qui  détruisit  la  moitié  de  Yokohama  et  condamna  des  milliers  d'habitans  à  la 
inisôre,  les  étrangers  ne  purent  découvrir  aucune  figure  abattue  parmi  fes  nombreuses 
victimes  de  ce  désastre. 


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LE  JAPON  DEPUIS  SON  OUVERTURE*  79 

d^aiDbition  pour  ne  pas  modifier,  une  fois  au  pouvoir,  ses  opinions 
libérales.  Afin  de  lutter  avec  avantage  contre  Mito,  le  chef  du  parti 
réactionnaire,  il  s'était  montré  ami  des  réformes;  Mito  vaincu  et 
éloigné,  le  régent  songeait  à  revenir  au  système  contraire,  qui  lui 
assurait  la  popularité.  La  marche  rapide  des  événemens  le  trompa 
dans  ses  desseins.  Le  Commodore  Perry  reparut  au  Japon  en  1854, 
et  tous  les  efforts  du  régent  pour  le  renvoyer  sans  lui  faire  de  nou- 
velles concessions  furent  inutiles.  Le  commodore,  qui  se  savait  in- 
TÎDcible  à  bord  de  ses  navires  de  guerre,  demeura  inébranlable 
dans  ses  demandes,  et  les  Japonais  furent  contraints  de  signer  un 
premier  traité  de  commerce,  par  suite  duquel  M.  Townsend  Harris, 
nonmné  consul-général  des  États-Unis,  s'établit  dans  la  petite  ville 
de  Simoda.  Homme  d'une  rare  intelligence,  habile  autant  que  pa- 
tient, M.  Harris,  tout  en  s'appliquant  à  gagner  les  bonnes  grâces 
des  hauts  fonctionnaires,  sut  tirer  adroitement  parti  des  événemens 
pour  arracher  à  la  cour  de  Yédo  de  nouvelles  concessions.  Aussitôt 
qu'il  connut  le  résultat  de  la  seconde  guerre  de  Chine,  il  se  rendit 
auprès  du  gouverneur  de  Simoda  et  lui  expliqua,  dans  un  sens  fa- 
vorable à  ses  projets,  ce  qui  venait  de  se  passer.  La  Chine,  lui  dit- 
il,  était  complètement  vaincue;  il  avait  suffi  que  l'Angleterre  et  la 
France  envoyassent  une  faible  partie  de  leur  puissante  flotte  et  de 
leur  nombreuse  armée  pour  subjuguer  l'empire  du  milieu,  dix  fois 
plus  grand  et  plus  peuplé  que  le  Japon.  Le  gouvernement  chinois 
étîdt  avili  aux  yeux  de  ses  propres  sujets  et  humilié  devant  le  monde 
entier;  il  subissait  ainsi  la  conséquence  de  son  mépris  pour  l'esprit 
de  progrès;  un  pays  riche  et  civilisé  ne  pouvait  plus,  dans  les  temps 
modernes,  se  condamner  à  un  isolement  stérile;  il  était  obligé  de  se 
rapprocher  des  autres  nations  ou  devait  s'attendre  à  ce  que  celles-ci 
vinssent  lui  imposer  leur  présence.  On  ne  pouvait  plus,  dans  l'état 
où  se  trouvaient  les  choses,  séparer  les  intérêts  généraux  du  Japon 
de  ceux  de  la  Chine;  la  présence  des  flottes  étrangères  dans  les  mers 
chinoises  était  à  la  fois  un  conseil  et  une  menace  pour  le  gouverne- 
ment du  Japon.  Les  Anglais  désiraient  nouer  des  relations  avec  ce 
gouvernement;  entre  ce  désir  et  des  tentatives  pour  le  satisfah-e,  il 
n'y  avsdt  qu'une  faible  distance,  et  il  était  impossible  de  dire  si  ces 
tentatives  n'allaient  pas  amener  des  complications  de  la  nature  la 
plus  sérieuse.  Les  Américains  étaient  pacifiques,  ils  n'avaient  aucun 
déshr  de  conquête,  et,  comme  ils  étaient  riches  et  puissans,  leur 
amitié  devenait  une  garaïitie  de  paix  et  de  prospérité.  11  était  donc 
évident  que  l'intérêt  du  Japon  conseillait  à  son  gouvernement  de 
se  rapprocha  des  États-Unis. 

Le  régent  et  le  conseil  des  cinq,  fort  inquiets  des  événemens  et 
des  paroles  de  M.  Harris,  convoquèrent  à  Yédo  les  gok*chis  et  les 
daimios.  Les  séances  de  cette  assemblée  furent  très  orageuses.  Le 


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80  BEfUE  DE6  DEUX  XONSifiS. 

régent  se  prononça  pour  une  allianceintime  avec  1*  Amérique,  ^etiNe 
recula  point  devant  les  conséquences  qu'elle  pouvait  amener,  tl 
n'eut  d'abord  qu'une  minorité  assez  faible;  mais  l'attitude  exaitée 
de  ses  adversaires  gagna  chaque  jour  des  partisaiis  à  son  opinion.  Le 
prince  de  Mito,  qui  parlait  sous  rinfluence  de  sa  haine  contre. le 
régent,  s'abandonna  aux  plus  violens  transports,  jurant  qu'il  chas- 
serait  les  bari)ares  du  sol  sacré  de  Tempire,  et  qu'il  préférait  une 
mort  glorieuse  à  la  honte  de  se  soumettre  aux  étrangers.  Les  Japo- 
nais sont  en  général  fort  sensés,  et  les  déclamations  ont  peu  de 
prise  sur  leur  esprit.  On  se  contenta  de  répondre  au  prince  qu'il 
ne  s'agissait  pas  de  se  soumettre  ou  de  mourir,  mais  de  conclure 
un  traité  qui  placerait  le  Japon  sur  un  pied  d'égalité  parfaite  avec 
les  premières  nations  de  l'Occident.  Le  régent  s'exprima  avec  calme 
et  sagesse.  Il  fit  comprendre  la  puissance  extraordinaire  de  ces  na- 
tions de  l'Occident;  il  parla  de  leurs  bateaux  à  vapeur,  qui  les  ren- 
daient pour  ainsi  dire  maltresses  du  temps  eit  de  la  distance;  il 
raconta  ce  qu'il  savait  de  la  portée  redoutable  des  armes  à  feu  eu- 
ropéennes; il  rappela  la  victoire  facile  et  complète  que  la  France  et 
l'Angleterre  venaient  de  remporter,  sur  la  Chine.  D'après  les  affir- 
mations des  Hollandais  de  Décima  et  des  Américains  de  Simoda,  il 
devenait  impossible,  dit-il,  de  révoquer  en  doute  le  projet  des  An- ., 
glais  et  des  Français  de  pénétrer  au  Japon,  et  il  était  à  craindre  de 
leur  voir  arracher  par  la  force  les  concessions  qu'ils  se  croyaient  en 
droit  d'exiger.  La  conscience  occidentale  était  autre  que  la  con- 
science orientale,  et  l'on  ne  pouvait  juger  de  ce  que  les  étrangers 
se  croyaient  permis.  Après  avoir  vanté  la  puissance  du  Japon,  le 
régent  fit  ressortir  ce  qui  lui  manquait;  il  regretta  que  les  côtes  fus- 
sent mal  défendues  et  ne  pussent  résister  à  une  attaque  sérieuse,  et 
que  les  belles  provinces  de  Satzouma,  de  Fisen  et  de  Schendei,  si- 
tuées au  bord  de  la  mer,  fussent  en  quelque  sorte  ouvertes  à  l'en- 
nemi; il  déplora  les  désastres  et  la  misère  qui  allaient,  en  cas  de 
guerre,  atteindre  ces  contrées  si  florissantes;  U  témoigna  de  son 
profond  respect  pour  ces  lois  de  Gongenmma  relatives  à  l'expul- 
sion des  étrangers,  mais  il  n'oubliait  pas  qu'en  vertu  de  ces  mêmes 
loisy  les  gok'chis  et  les  dalmios  réunis  avaient  le  droit  de  proposer 
des  réformes.  Il  termina  en  rappelant  que  c'était  au  mikado  seul 
de  sanctionner  ces  réformes,  et  au  taïkoun  de  les  exécuter. 

Après  ce  discours  du  régent,  le  prince  de  Mito  quitta  aussitôt  la 
salle  du  conseil,  suivi  de  quelques  amis;  mais  une  grande  majorité 
resta  en  séance  :  elle  approuvait  la  politique  du  régent,  et  déclara 
qu'il  semblait  nécessaire  de  faire  volontairement  certaines  conces- 
sions aux  nations  de  l'Occident.  Toutefois,  pour  empêcher  le  régent 
de  s'aventurer  trop  dans  ces  idées  nouvelles  et  en  même  temps 
pour  tâcher  de  ramener  le  prince  de  Mito,  l'assemblée  plaça  à  la 


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LE  JAVOlf  DRPUI»  gON  OUrÊBTtTRE.  81 

tête  du  emseil  des  dnq  le  prince  Vakisàkou-^Nakatsra^Kasano* 
lUro,  ami  intime  de  Mito,  ennemi  juré  des  étrangers  et  défenseur 
wdMtde  la  poétique  conservatrice.  Ce  dernier  n'accepta  qu'après 
avoir  pris  conseil  de  ses  amis,  et  dans  l'espérance,  dit-il,  de  dé-^ 
tMmer  de  sa  patrie  les  maux  que  la  conduite  du  régent  menaçait 
d'atttfer  sur  cdle.  Par  suite  des  délibérations  de  l'assemblée  des 
daimiot  à  Yédo,  un  notrveau  traité  fut  conclu  avec  rAmériqfue  au 
mois  de  juillet  1858.  Au  mois  d'août  on  de  septembre  suivant  mourut 
Yesada,  le  tiurkoun  idiot.  On  crut  généralement  qu'il  avait  été  em^ 
poisonné  par  le  prince  de  Mito;  cependant  des  personnes  bien  ren-* 
seignées  d'ordbiaire  sont  d'avis  que  sa  mort  fut  naturelle. 

Lorsqu'un  taStoun  meurt  sans  descendance  directe,  l'^ection  de 
son  successeiir  est  toujours  une  occasion  de  troubles.  D'une  part, 
les  trois  familles  gosankés  de  Kousiou,  d'Owari  et  de  Mito  font  cfaa-^ 
cône  valoir  leurs  droits,  et  divisent  les  sufirages  de  ceux  qui  restent 
fidèles  à  la  race  de  Hieas.  D'autre  part,  les  dix-huit  gok'chis  ou 
pairs  du  /apon  s'efforcent,  malgré  la  loi  de  succession,  de  se  créer 
des  partisans  pour  arriver  au  pouvoir,  et  il  est  bien  certain  aujour-^ 
d'iiui  que  les  plus  puissans  d'entre  les  gok'chis^  les  princes  de  Kanga, 
de  Satzouma  et  de  Schendei  par  exemple,  ont  tenté  plus  d'une  fois 
de  parvenir  au  trône  depuis  deux  cent  cinquante  ans  qu'il  est  occupé 
par  les  descendans  de  Hieas.  Pour  empêcher  autant  que  possible  les 
trtyubles  qui  pourraient  résulter  de  ces  mille  intrigues,  la  cour  de 
Tédo  a  depms  longtemps  défendu,  sous  les  peines  les  plus  sévères, 
aux  fonctionnaires  du  palais  de  faire  connaître  à  qui  que  ce  soit  la 
mort  d'un  taîkoun  avant  la  nomination  de  son  successeur.  Aussitôt 
le  faîkoun  mort,  c'est  au  conseil  d'élection  de  Yédo  de  choisir  un 
nouveau  souverain,  et  de  soumettre  son  choix  à  la  sanction  du  mi- 
kado, sanction  que  l'élu  n'a  jamais  manqué  d'obtenu*  en  appuyant 
sa  requête  de  cadeaux  considérables.  Pour  obvier  aux  conséquences 
d'une  indiscrétion  possible,  la  ville  de  jKioto,  où  réside  le  mikado,  est 
entourée  d'un  réseau  de  postes  militaires  qui  en  interdit  l'approche 
à  tout  Japonais  de  la  haute  classe,  à  moins  qu'il  ne  donne  de  son 
voyage  des  motifs  qui  ne  laissent  point  de  doute  sur  ses  projets. 

Parmi  les  prétendans  à  la  succession  de  Yesada,  deux  rivaux 
avaient  des  chances  presque  égales  :  le  fils  du  prince  de  Kousiou  et 
l'un  des  fils  du  prince  de  Mito.  Pour  le  premier  luttaient  le  régent, 
pour  le  second  le  ministre  Vakisakou.  Après  de  longs  et  violens  dé* 
bats,  qui  n'ont  été  divulgués  que  plus  tard,  le  régent  l'emporta,  et 
le  fils  du  prince  de  Kousiou  monta  sur  le  trône  de  Yédo,  vers  la  fin 
de  Tannée  1858,  sous  le  nom  de  Minamoto-Yemotschi.  Ce  choix  fut 
approuvé  par  le  mikado,  et  le  vieux  prince  de  Mito  ne  put  que  se 
soumettre  aux  décisions  des  deux  cours  du  Japon  ;  mais  sa  haine 
uv,  6 


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82  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

contre  le  régent  grandit  en  raison  de  son  insuccès.  Vers  cette  épor- 
que,  les  représentans  de  l'Angleterre,  de  la  France  et  de  la  Russie, 
lord  Elgin,  le  baron  Gros  et  le  comte  Poutiatine,  arrivèrent  à  Yédo 
et  exigèrent  du  gouvernement  les  mêmes  concessions  qu'avait  obte- 
nues l'envoyé  des  États-Unis  (1).  Le  premier  ministre  Vakîsakou 
s'étant  retiré  des  affaires  à  la  suite  de  Télection  du  taïkoun,  Ikam- 
mono-Kami,  qui  conservait  la  régence  pendant  la  minorité  du  jeune 
prince  de  Kousiou,  fut  seul  chargé  de  traiter  avec  les  étrangers. 
Nous  avons  fait  remarquer  combien  son  libéralisme  était  subordonné 
à  ses  intérêts ,  comme  il  inclinait  vers  les  vieilles  idées  japonaises 
lorsqu'il  n'avait  pas  à  faire  des  idées  de  progrès  une  arme  contre 
Mito,  son  ennemi  ;  mais  les  événemens  étaient  plus  forts  que  son 
habileté  :  le  traité  conclu  avec  l'Amérique  rendait  impossible  un 
refus  aux  autres  nations  de  l'Occident.  Le  régent  se  plia  d'assez 
bonne  grâce  à  la  nécessité,  et  les  traités  entre  le  taïkoun  d'une  part, 
les  États-Unis,  1! Angleterre,  la  France,  la  Hollande  et  la  Russie 
d'autre  part  furent  signés  en  1858  et  ratifiés  dans  les  premiers  mois 
de  Tannée  suivante.  En  vertu  de  ces  trsûtés,  les  villes  de  Nagasaki, 
de  Yokohama  et  de  Hakodadé,  faisant  partie  du  domaine  particulier 
du  taakoun,  furent  ouvertes  au  commerce  étranger  le  !•'  juin  1859. 

IL 

La  rivalité  du  prince  de  Mito  et  du  régent  se  réveilla  avec  une 
nouvelle  violence  à  l'arrivée  des  premiers  négocians  européens  au 
Japon.  C'était  le  régent  qui  les  avait  appelés,  c'était  donc  lui  qu'on 
devait  rendre  responsable  des  troubles  que  les  nouveau-venus  al- 
laient exciter.  Les  agens  de  Mito,  répandus  dans  tout  le  pays,  dé- 
ployèrent un  zèle  fanatique  pour  soulever  le  peuple  contre  les  tod- 
jins  (hommes  de  l'Occident),  et  ceux-ci,  il  faut  l'avouer,  rendirent 
leur  tâche  assez  facile. 

Les  premiers  étrangers  qui  s'établirent  au  Japon  étaient  pour  la 
plupart  des  agens  des  grandes  maisons  commerciales  que  les  An- 
glais, les  Américains  et  les  Hollandais  possèdent  en  Chine  ou  dans 
les  Indes  néerlandaises.  C'étaient  des  hommes  parfaitement  sûrs,  et 
non  point  des  aventuriers  dangereux,  des  chevaliers  d'industrie, 
comme  on  en  trouvait,  à  l'âge  d'or  de  la  Californie,  dans  l'ouest  de 
l'Amérique;  mais,  s'ils  avaient  les  qualités  de  la  race  blanche,  ils  en 
avaient  aussi  les  défauts,  et  surtout  cette  vanité  blessante  qui  nous 
rend  aussi  fiers  de  notre  couleur  que  peut  l'être  de  sa  naissance  le 
gentilhomme  le  plus  infatué.  Beaucoup  d'entre  eux ,  anciens  rési- 

(1)  Le  traité  entre  la  Hollande  et  le  Japon,  préparé  par  M.  Danker  Gurtius  dès  i85S, 
fat  ratifié  en  même  temps  que  les  autres  traités  avec  le  Japon. 


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LE  JAPON  DEPUIS  SON  OUVERTURE.  83. 

dens  des  Indes  et  de  la  Chine,  avaient  pris  l'habitude  de  considérer 
les  indigènes  comme  infiniment  au-dessous  d'eux;  les  plus  éclairés 
et  les  plus  tolérans  n'auraient  jamais  consenti  à  reconnaître  pour 
leurs  semblables  des  Chinois,  des  Malais  ou  des  Indiens.  Il  ne  put 
donc  leur  entrer  dans  l'esprit  que  les  Japonais  eussent  des  préten- 
tions fondées  à  se  croire  leurs  égaux,  et  qu'ils  ne  voulussent  pas 
être  tr^tés  comme  l'étaient  impunément  Indiens  et  Chinois.  En 
supposant  même  que  les  étrangers  eussent  consenti  à  se  conduire 
envers  les  Japonais  comme  envers  des  égaux,  ils  n'auraient  pourtant 
pas  réussi  à  s'en  faire  des  amis.  Les  idées  et  les  mœurs  de  l'Occi- 
dent et  de  r Orient  didèrent  trop  entre  elles  pour  que  de  leur  con- 
tact il  ne  résultât  pas  une  collision.  On  ne  doit  donc  pas  s'étonner 
qu'après  avoir  satisfait  un  premier  mouvement  de  curiosité  les  indi- 
gènes et  les  étrangers  s'éloignassent  froidement  les  uns  des  autres. 
Le  parti  réactionnaire  du  Japon  sut  habilement  exploiter  cet  état 
de  choses.  Les  déclamations  de  Mito  contre  les  todjins  et  contre  le 
régent,  qui  les  avait  introduits,  furent  bientôt  dans  le  cœur  et  sur 
les  lèvTes  d'un  grand  nombre  de  Japonais.  Le  bas  peuple,  c'est-à- 
dire  les  marchands,  les  artisans,  les  domestiques,  ne  prenait  pas 
grand  souci  de  ce  qui  se  passait,  ou,  s'il  se  trouvait  en  relations  avec 
les  étrangers,  il  ne  pouvait  manquer  d'être  satisfait  de  ces  nouveaux 
arrivans  qui  lui  importaient  travail  et  richesse;  mais  la  nombreuse 
aristocratie  du  Japon,  les  princes  et  les  serviteurs  des  princes,  les 
fonctionnaires,  soldats  et  prêtres,  en  un  mot  la  caste  des  samouraïs  y 
qm  pendant  des  siècles  avait  opprimé  le  peuple  et  était  habituée  à 
recevoir  les  marques  du  plus  grand  respect,  cette  caste  s'indignait 
de  voir  son  autorité  méconnue  par  des  intrus  dont  le  mauvais  exem- 
ple menaçait  de  corrompre  tous  ceux  avec  lesquels  ilà  se  trouvaient 
en  contact. 

«  Les  étrangers,  --  disaient-ils,  et  nous  ne  faisons  ici  que  résumer  plu- 
sieurs écrits  japonais, — ne  sont  pas  les  chers  amis  que  MM.  Dunker,  Elgîn, 
Gros  et  Barris  nous  avaient  annoncés,  ce  sont  des  fonctionnaires  orgueilleux 
et  fh>idB,  des  marchands  intéressés  et  rapaces,  des  matelots  grossiers  et 
délKiachés.  Il  est  vrai  que  tous  paraissent  forts,  hardis,  habiles,  que  beau- 
coup d*efltre  eux  se  montrent  d'excellens  artistes  et  artisans;  mais  à  part 
quelques  rares  et  honorables  exceptions  ils  semblent  totalement  dépourvus 
de  mansuétude,  de  bienveillance,  de  politesse,  d'égalité  d'humeur,  de  toutes 
ees  grandes  et  belles  qualités  qu'on  doit  considérer  comme  les  attributs 
essentiels  d'un  homme  vraiment  civilisé.  Toujours  occupés,  agités,  pas- 
sionnés, ils  veulent  entraîner  tous  ceux  qui  les  approchent  dans  ce  rapide 
tourbillon  si  contraire  aux  goûts  d'un  homme  bien  élevé. 

c  Malgré  leurs  beaux  navires,  leurs  machines  merveilleuses,  leurs  armes 
excellentes.  Il  faut  partager  l'opinion  des  Chinois,  qui  les  regardent  comme 
des  démons  ou  des  barbares.  Depuis  le  jour  néfaste  où  ils  ont  foulé  le  sol 


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8h  KETOT  D«8  DEUX  MONDES» 

japonais,  c'en  a  été  fait  du  bonheur  et  de  la  paix  de  Tempire.  Périls»  craintets 
et  souffrances  naissent  où  ils  posent  le  pied;  tout  ce  qui  a  été  cher  et  sacré 
aux  Japonais  risque  de  périr  où  règne  leur  désastreuse  influence.  Dans 
leurs  propres  maisons,  les  Japonais  ne  sont  plus  les  maîtres.  Les  étrangers 
s'y  introduisent  selon  leur  bon  plaisir,  touchent  à  tout  ce  qui  excite  leur 
indiscrète  curiosité,  et  ne  prennent  point  garde  aux  ennuis  que  cause  leur 
présence.  Si  on  les  accueille  poliment,  ils  regardent  cette  manière  de  les 
traiter  comme  une  invitation  &  revenir,  et  finissent  par  changer  en  établis- 
sement public  la  maison  d'un  paisible  citadin.  Si  on  tente  de  les  éconduire^ 
ils  se  fâchent.  En  vérité,  un  Japonais  de  la  plus  basse  classe  a  plus  de  tihot 
et  de  délicatesse  que  n'en  montre  un  étranger, 

«  Dans  les  établissemens  publics»  les  mauvaises  façons  des  Européens  les 
rendent  encore  plus  désagréables.  Leur  présence  suffit  à  rendre  le  séjour 
d'une  maison  de  thé  (lieu  de  plaisir)  insupportable  à  tout  Japonais  bien  élevé. 
Il  n'y  a  pas  une  de  ces  maisons,  soit  à  Nagasaki,  soit  à  Yokohama,  dans  la- 
quelle les  étrangers  ne  se  soient  battus  entre  eux  ou  avec  les  gens  du  pays. 
Plusieurs  personnes  innocentes  ont  été  blessées,  quelques-unes  tuées  au 
milieu  de  ces  rixes. 

c  La  présence  des  étrangers  n'est  pas  seulement  un  défi  constant  à  la  di- 
gnité des  Japonais,  elle  porte  aussi  gravement  atteinte  au  bien-être  du 
pays.  La  paix  profonde  qui,  durant  des  siècles,  a  fait  le  bonheur  de  l'em- 
pire va  se  rompre.  Guerre  civile  et  guerre  étrangère  deviennent  inéivl- 
tabies.  Grâce  à  la  politique  du  régent,  le  Japon  se  trouve  dans  la  même 
situation  où  s'est,  en  18A2,  trouvée  la  Chine,  situation  qui  a  exposé  le  Céleste- 
Empire  à  tant  de  désastres.  Déjà  l'avenir  sombre  qui  se  prépare  anéantit 
toute  confiance;  les  bonnes  et  faciles  relations  d'autrefois  n'existent  plus, 
les  créanciers  pressent  leurs  débiteurs,  les  capitalistes  retirent  leurs  fonds, 
le  commerce  languit,  et  les  rares  affaires  conclues  avec  les  gens  d'Europe 
lui  ont  plutôt  nul  que  profité.  Ceux-ci  ont  importé  de  l'argent  qui  a  servi 
seulement  à  augmenter  là  richesse  de  marchands  déjà  riches  et  à  cor- 
rompre quelques-uns  des  fonctionnaires  en  relations  avec  eux.  Ils  ont  ex- 
porté de  grandes  quantités  de  soie,  de  thé,  d'étoffes,  de  meubles,  et  ont  par 
là  rendu  deux  et  trois  fois  plus  chers  des  ar&cles  de  première  nécessité. 
Des  personnes  accoutumées  à  l'aisance  se  voient  réduites  à  la  gône,  et  les 
officiers  subalternes  s'imposent  les  plus  dures  privations  pour  soutenir  en 
public  le  rang  qu'ils  occupent* 

«  Un  autre  danger  pour  l'empire,  c'est  que  les  relations  avec  les  étrangers 
n'ont  lieu  que  dans  les  provinces  du  taîkoun.  Celui-ci  accroît  ainsi  ses 
revenus  de  telle  ^açon  que  sa  puissance  devient  dangereuse  pour  tous  les 
autres  princes;  11  réunit  des  forces  militaires  en  donnant  pour  raison  la  né- 
cessité de  s'opposer  à  une  attaque  de  la  part  des  étrangers,  mais  il  est  plus 
probable  qu'il  se  prépare  à  achever  l'œuvre  de  son  ancêtre  Hieas  i  réduire 
les  gol^ckis  à  une  impuissance  complète  après  avoir  contenu  le  mikado  daas 
l'inaction.  On  doit  s'attendre  à  tout  de  la  part  du  régent,  même  à  le  voir 
mendier  l'assistance  des  étrangers  pour  subjuguer  les  meilleurs  patriotes.  ^ 

Ces  plaintes  amëres  de  raristocratie  japonaise  retentissaient  dans 
le  pays  tout  entier.  Il  devint  pour  ainsi  <tire  de  bon  goût  d'abhorrer 


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LE  JA?Olf  BEFinS  SOU  OUYEKTURE.  85 

les  étrangers;  le  peuple  suivit  l'exemple  qui  lui  venait  d'en  haut. 
Quant  aux  étrangers,  ils  ne  tentèrent  aucun  effort  pour  ramener 
à  eux  les  esprits  irrités,  et,  peu  de  semaines  après  l'ouverture  des 
ports  de  Nagasaki  et  de  Yokohama,  il  fut  évident  que  les  Japo- 
nais et  les  Européens  étaient  séparés  par  des  barrières  infranchis- 
sables. Le  prince  de  Mito  triomphait;  il  ne  songea  plus  qu'à  perdre 
estiëreoneat  de  réputation  le  régent  Ikammono-Kami  et  à  expulser 
les  étranges.  De  graves  événemens  allaient  ^tre  le  résultat  de  ce 
double  dessein. 

Le  25  août  1859,  deux  officiers  russes  furent  assassinés  en  plein 
jour  dans  une  des  plus  grandes  rues  de  Yokohama.  Le  6  novembre 
suivant,  on  massacra  le  domestique  du  consul  de  France  dans  la 
même  ville.  Le  29  janvier  1860,  Den-Kouschki,  l'interprète  du  mi- 
nistre anglais,  fut  poignardé  à  la  légation  de  Yédo,  au  pied  même  du 
mât  qui  portait  le  pavillon  britannique.  Quelques  jours  plus  tard,  le 
20  février,  MM.  Vos  et  Decker,  capitaines  hollandais,  furent  hachés 
en  morceaux  dans  la  rue  de  Yokohanaa  où  avaient  péri  les  officiers 
russes.  Tous  ces  crimes  demeurèrent  impunis.  La  voix  publique  dé- 
signait comme  les  meurtriers  des  agens  du  prince  de  Mito.  C'était 
lui  en  effet  qui  pouvait  en  retirer  le.plus  grand  bénéfice,  car  il  espé- 
rait que  l'Angleterre,  la  France,  la  Hollande  et  la  Russie  rendraient 
la  cour  de  Yédo  responsable  des  crimes  qui  s'étaient  commis  sur  les 
domaines  du  taîkoun.  11  se  trompait  :  l'Angleterre  et  la  France, 
comprenant  ce  qui  se  passait  et  ne  se  souciant  pas  d'entreprendre 
une  guerre  coûteuse  tant  qu'il  restait  un  prétexte  honorable  de 
maintenir  la  paix,  se  contentèrent  d'ordonner  à  leurs  ministres, 
UM*  Aicock  et  du  Ghesne  de  Bellecourt,  de  faire  entendre  d'énergi- 
ques protestations.  Le  prince  de  Mito  résolut  alors  de  prendre  la 
voie  la  plus  courte  pour  se  débarrasser  de  son  antagoniste.  Peu  de 
jours  après  l'assassinat  de  MM.  Vos  et  Decker,  et  lorsqu'il  parut 
démontré  que  ce  nouveau  crime  ne  susciterait  pas  plus  que  les  au- 
tres des  embarras  au  gouvernement  du  taikoun ,  le  pruice  de  Mito 
réunit  quelques-uns  de  ses  confidens  et  leur  fit  comprendre  qu'ils 
mériteraient  bien  de  la  patrie,  s'ils  parvenaient  à  la  délivrer  du  ré- 
gent. Ces  insinuations  furent  aisément  comprises.  Les  confidens  du 
prince  choisirent  parmi  ses  sujets  quelques  mécontens  auxquels  ils 
transmirent  les  désirs  de  leur  maître;  un  certain  nombre  de  fana- 
tiques, eatxt  lesquels  se  distinguait  particulièrement  un  ancien  offi- 
cier du  prince  de  Satzouma,  s'unirent  aux  premiers  conjurés,  et 
hieniftt  ils  se  trouvèrent  en  nombre  suffisant  pour  exécuter  leur 
projet*  Us  se  rendirent  alors  à  Yédo«  où  ils  arrivèrent  le  20  mars 
1860,  et  s'établirent  dans  une  maison  de  thé  (1)  du  faubourg  mal 

(1)  Les  étmngtts  ont  pris  lluibitade  de  comprendre  sons  la  dénominsUon  de  maisons 


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86  BEYUE  DES  DEUX  MOKDBS, 

famé  de  Sinagava.  Ayant  appris  que  le  régent  irait  le  2h  mars  ren- 
cbre  visite  au  tai'koun,  ils  résolurent  de  l'attaquer  au  moment  où  il 
traverserait  la  rue  qui  séparait  son  palais  de  celui  du  souverain. 
Bien  qu'ils  ne  fussent  que  dix-sept,  ils  ne  reculèrent  pas  devant  la 
crainte  d'avoir  à  combattre  son  escorte,  composée  de  cinq  centa 
hommes  bien  armés.  Le  matin  du  24,  réunis  de  bonne  heure  dans 
la  grande  salle  de  la  maison  de  thé^  ils  firent  un  repas  solennel, 
jurèrent  d'aller  sans  hé&âtation  jusqu'au  bout  de  leur  entreprise,  et 
chacun  d'eux  accepta  le  rôle  qui  lui  fut  assigné;  puis  ils  se  donnè- 
rent rendez-vous  sous  le  portail  d'un  palais  devant  lequel  devait 
passer  le  cortège,  et  s'y  rendirent  par  petits  groupes  de  deux  ou 
trois  hommes. 

La  journée  était  froide  et  sombre;  la  neige  et  la  pluie  ne  cessaient 
de  tomber,  et  dans  les  rues  presque  désertes  qui  entourent  le  châ- 
teau on  ne  rencontrait  que  quelques  soldats  et  fonctionnaires  mar- 
chant à  la  hâte,  enveloppés  de  leur  grand  manteau  en  papier  huilé. 
En  s' arrêtant  dans  le  lieu  convenu  d'avance,  les  conjurés  parurent 
chercher  un  abri  contre  le  mauvais  temps  et  n'éveillèrent  pas  de 
soupçons.  A  onze  heures,  voyant  arriver  les  porteurs  de  piques  et 
de  hallebardes  qui  précèdent  d'ordinaire  les  cortèges  princiers,  ils 
se  préparèrent  à  l'attaque.  Le  norimoriy  grand  palanquin  du  régenti 
s'avançait  lentement,  porté  par  seize  hommes,  entouré  d'une  double 
file  de  gardes  du  corps  et  suivi  par  les  écuyers  ainsi  que  par  les  offi- 
ciers de  la  maison  du  prince.  A  l'instant  où  il  arrivait  à  la  hauteur 
du  portail,  le  chef  des  conjurés  donna  le  signal,  et  les  dix-sept  se 
ruèrent  sur  le  norimon^  enfonçant  la  ligne  des  gardes  et  renversant 
les  porteurs.  Le  palanquin  tomba  lourdement  à  terre,  et  le  régent 
passa  la  tête  par  la  portière  pour  demander  son  épée;  mais  au  même 
instant  un  premier  coup  de  sabre  le  renversa  sur  les  coussins,  d'au- 
tres coups  achevèrent  de  lui  6 ter  la  vie,  et  l'officier  de  Satzouma, 
lui  ayant  coupé  la  tête,  s'enfuit  avec  ce  trophée  pendant  que  ses 
complices  protégeaient  sa  retraite.  .L'escorte  du  régent  n'avait  rien 
pu  pour  le  défendre;  les  gardes,  embarrassés  dans  leurs  grands 
manteaux,  n'avaient  pas  encore  eu  le  temps  de  tirer  leui's  épées  que 
déjà  le  crime  étdt  consommé.  Aussitôt  remis  de  leur  surprise,  ils 
attaquèrent  les  meurtriers  avec  fureur;  un  sanglant  combat  eut 
lieu,  une  vingtaine  de  soldats  furent  tués,  cinq  conjurés  périrent  les 
armes  à  la  main,  deux  s'ouvrirent  le  ventre  pour  éviter  d'être  pri- 
sonniers, et  quatre  Jurent  pris  vivans;  les  autres  s'échappèrent,  et 

à»  thé  la  plupart  des  lieux  publics  où  se  réunissent  les  Japonais.  Les  maisons  de  thé 
proprement  dites  ou  tchoricLS  sont  des  établissemens  qui  ressemblent  à  nos  csfés.  Les 
djoro-ias  de  Sinagava  au  contraire  sont  des  lieux  de  débauche  qui  servent  de  rendez- 
vous  à  la  jeunesse  désœuvrée  de  Yédo.  Les  rixes  y  sont  très  fréquentes,  et  c'est  là  qu© 
se  trament  d'ordinaire  la  plupart  des  crimes  commis  dans  la  capitale. 


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LE  JAPON  DEPUIS  SON  OUrERTURE.  87 

parmi  eux  Toffider  de  Satzooma,  qui  porta  la  tête  du  régent  au 
[»inc6  de  MitOé  Gelui-d  la  fit  exposer  pendant  tout  un  jour  sur  une 
l^ace  publiqae  avec  cette  inscription  :  «  Ceci  est  la  tête  du  traître 
Ikammono-Kami.  Il  l'envoya  ensuite  à  Kioto,  la  capitale  du  mikado, 
oA  elle  fut  également  exposée  pendant  plusieurs  heures  sans  que  les 
offiders  de  la  ville  osassent  mettre  obstacle  à  cette  cruelle  bravade. 
Rapportée  ensuite  à  Yédo,  la  tête  du  régent  fut  lancée  dans  la  cour 
de  s(m  palais  pendant  une  nuit  obscure.  On  l'y  ramassa  le  lende- 
main matin,  décomposée  et  méconnaissable,  entourée  d'un  linge 
SOT  lequel  se  trouvait  reproduite  l'inscription  :  n  Ceci  est  la  tête  du 
traître  Ikammono-Kami.  » 

La  nouvelle  de  l'assassinat  du  régent  se  répandit  promptement 
dus  le  pays;  beaucoup  bl&mërent  l'attentat,  mais  fort  peu  plaigni- 
rent celui  qui  en  avsut  été  la  victime.  C'était  Ikammono-Kami  qui 
avait  appelé  les  étrangers,  cause  des  troubles  présens  et  des  dan- 
gers à  venir;  son  ambition  et  sa  puissance  l'avaient  fait  en  général 
craindre  ou  baîr,  il  était  peu  estimé,  il  n'était  aimé  que  de  ses  pro- 
ches parens  et  de  ses  amis  intimes  :  ceux-ci  jurèrent  de  venger  sa 
mort  et  ne  tardèrent  pas  à  tenir  leur  serment.  Quelques  mois  plus 
tard,  le  prince  de  Hito  fut  assassiné  par  un  officier  d'Ikammono- 
Kami  qui  avait  pénétré  dans  son  palais  déguisé  en  ouvrier,  et  qui 
l'abattit  d'un  coup  de  hache  un  jour  qu'il  se  promenait  seul  au  jar- 
din. Le  meurtrier  s'ouvrit  immédiatement  le  ventre,  et  l'on  trouva 
son  cadavre  auprès  de  celui  de  sa  victime. 

Ainsi  se  termina  la  longue  rivalité  du  dernier  régent  et  du  grand 
goumkéy  les  représentans  les  plus  éminens  des  partis  progressiste 
et  conservateur  du  Japon  contemporain  (4). 

IIL 

Après  la  mort  du  régent,  la  politique  libérale  eut  un  chaleureux 
défenseur  dans  le  ministre  Ando-Tsousimano-Kami,  membre  du 
conseil  des  cinq;  mais  le  parti  opposé,  quoique  compromis  par  les 

(1)  Je  dms  faire  obsenrer  que  quelques  personnes  assez  bien  informées  prétendent  que 
le  prince  de  Mîto  n'est  pas  mort,  et  quMl  se  cache  pour  se  soustraire  à  la  vengeance  des 
ante  du  régent  Cette  opinion  peu  vraisemblable  ne  peut  pourtant  être  tout  à  fait  reje- 
tée. Quoi  qu'il  en  soit,  depuis  la  mort  du  régent,  on  n*a  plus  entendu  parler  de  Mito; 
■es  soldats,  débandés  et  répandus  par  tout  le  Japon,  y  sont  connus  et  redoutés  sous  le 
nom  de  lontn^^  de  Hito  (hommes  sans  emploi).  La  plupart  des  renseignemens  relatifs 
à  la  rivalité  entre  le  prince  de  Mito  et  le  régent  n^ammono-Kami  ont  été,  avec  une 
rare  complaisance,  mis  à  ma  disposition  par  M.  du  Chesne  de  Bellecourt,  ministre  de 
rranee  ao  Japon.  Ce  fonctionnaire,  qui  habite  Tédo  et  Yokohama  depuis  quatre  ans, 
a  tfavaillé  arec  une  ardeur  infatigable  à  réunir  tous  les  documens  relatifs  au  système 
fCadU  et  à  l'histoire  contemporaine  du  Japon,  n  possède  à  ce  sujet  des  renseignemeas 
tite  coriemi  dont  la  publlca^on  jettera  quelque  jour  une  vive  lumière  sur  la  situation 
poihlqae  du  Japon. 


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88  BEYUE  DES  DEUX  1I017DES. 

violences  du  prince  de  Mito,  resta  le  parti  populaire,  et  consewa 
une  influence  assez  grande  pour  faire  rentrer  au  conseil  le  minisdre 
réactionnaire  Yakisakou,  un  allié  intime,  comme  on  le  sait,  du 
prince  de  Mito.  Yakisakou  justifia  la  confiance  de  ses  amis  en  s'op* 
posant  à  toutes  les  mesures  présentées  par  son  collègue  Ando.  Afin 
de  fortifier  sa  situation ,  il  appela  auprès  de  lui  un  homme  d'une 
rare  intelligence,  d'une  admirable  habileté  et  d'un  patriotisme  à 
toute  épreuve  :  c'était  l'un  des  signataires  du  traité  conclu  avec  le 
gouvernement  britannique,  Hori-Oribeno-Kami.  Descendant  d'une 
des  plus  anciennes  familles  du  Japon,  attaché  aux  idées  et  à  la  for- 
tune de  Mito  et  de  Yakisakou,  Hori  avait  dans  plusieurs  occasions 
servi  leurs  desseins;  s'il  était  entré  au  comité  des  négociations« 
chargé  spécialement  de  préparer  les  traités  avec  les  puissances  étran- 
gères, il  n'avait  eu  d'autre  but  que  de  se  faire  l'instrument  de  la  po- 
litique hostile  aux  Européens,  et,  grâce  surtout  à  son  adresse,  les 
traités  conclus  renfermaient  certaines  clauses  restrictives  qui  de- 
vaient plus  tard  causer  des  embarras  sans  fin  aux  représentans  des 
puissances  occidentales. 

Depuis  l'ouverture  du  port  de  Yokohama,  Hori  avait  rempli  dans 
cette  ville  les  fonctions  de  gouverneur,  et  s'était  trouvé  en  relations 
constantes  avec  les  ministres  et  les  consuls  étrangers.  Yoyant  tou- 
jours en  eux  des  adversaires  et  non  des  amis,  il  s'était  étudié  à  las- 
ser leur  patience  par  son  calme  et  par  sa  froideur  dédaigneuse,  qui 
s'alliaient  du  reste  à  une  exquise  politesse.  On  pouvait  le  voir  passer 
chaque  jour  dans  les  rues  de  Yokohama,  lorsqu'il  se  rendait  à  la 
salle  du  conseil,  monté  sur  un  cheval  magnifiquement  harnaché  ou 
étendu  dans  sa  grande  litière.  C'était  un  homme  âgé  de  quarante 
ans  environ,  d'une  taille  ramassée,  mais  bien  proportionnée;  il  avait 
le  teint  bilieux;  ses  yeux  noirs  et  perçans  brillaient  d'un  éclat  extra- 
ordinaire. Il  était  impossible  de  le  voir  sans  reconnaître  en  lui  tous 
les  signes  d'un  caractère  inflexible.  Il  afiectait  un  soin  extrême  de 
sa  personne,  et  se  faisait  remarquer  par  l'élégante  simplicité  de  son 
costume  et  le  choix  de  ses  armes  (1). 

(1)  Les  Japonais  attachent  un  grand  prix  à  leurs  armes.  Un  noble  ruiné  Tendra  tout 
ce  quMl  possède  avant  de  se  priver  de  ses  deux  sabres,  héritage  glorieux  qui  lui  vient  de 
ses  pères  et  signe  distinctif  de  sa  naissance.  Dans  beaucoup  de  inaisons,  on  trouve  de 
vieilles  armes  qui  pendant  plusieurs  générations  ont  passé  de  père  en  fils,  et  pour  le^ 
quelles  chaque  membre  de  la  famille  professe  un  culte  presque  religieux.  On  montre 
ces  armes  enveloppées  d^étoffes  précieuses,  on  en  raconte  avec  orgueil  la  sanglante  his- 
toire, et  un  ami  de  la  famille  considère  la  permission  de  les  toucher  comme  une  marque 
de  haute  confiance.  En  recevant  Tarme  des  mains  de  son  propriétaire,  il  se  mettra  à 
genoux,  s'inclinera  profondément,  et  la  portera  respectueusement  à  son  front  avant  de 
Texaminer.  C'est  une  grave  insulte  que  de  dire  à  un  noble  que  ses  armes  sont  mau- 
vaises, et  toucher  celles  qu'il  porte  d'une  manière  irrévérencieuse  est  un  outrage  qui  ne 
peut  être  lavé  que  datas  le  sang  de  celui  qui  l*a  commis. 


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LE  JAPON  DEPUIS  SON  OUrERTURE.  89 

Quefle  qne  Iftt  cependant  Pattitude  polie  et  calme  du  ministre  ja- 
pâmais,  le»  rapports  des  représentans  de  l'Europe  avec  lui  devinrent 
de  plos  en  plto  difliciles  lorsque  sa  haine  contre  les  étrangers,  qui 
n'avait  été  en  principe  que  l'effet  de  son  patriotisme,  se  fut  encore 
accrue  àe  ses  griefs  particuliers.  Après  l'assassinat  de  Den-Kouschki, 
rinterprète  de  la  légation  anglaise,  M.  Alcock  voulut  que  des  funé- 
FaSies  solennelles  témoignassent  de  ses  regrets  pour  la  perte  de  ce 
fidèle  serviteur,  et  il  exigea  que  Hori  assistât  au  convoi.  Den- 
Kooschki  était  un  Japonais  de  basse  extraction,  et  l'idée  de  lui  rendre 
les  derniers  devoirs  blessait  au  plus  vif  de  son  amour-propre  le 
noble  Hori  (1);  mais  M.  Alcock,  dans  sa  juste  irritation,  ne  tint  pas 
eompte  de  ces  suscepUbilités.  La  présence  du  gouverneur  de  Yoko- 
hduna  devait  témoigner  de  l'horreur  que  la  cour  de  Yédo  ressentait 
pour  le  crime  dont  la  légation  anglaise  avait  été  le  théâtre.  Hori  fut 

(1)  Le$  différentes  classes  de  la  société  japonaise,  sans  être  aussi  rigoureusement  sé« 
paré»  les  unes  des  autres  que  le  sont  les  castes  dans  Tlnde ,  ne  se  rapprochent  cepen- 
duit  pas  autant  que  les  diverses  classes  de  la  société'  européenne.  Si  un  homme  du 
peuple  parle  à  un  noble,  c*est  à  genoux;  il  doit  le  saluer  partout  où  il  le  rencontre, 
^Hle  ooaoaine  on  non.  11  est  interdit  sous  des  peines  sévères  aux  mendians,  aux  heltcts 
et  aux  christans  d'entrer  dans  la  maison  d'un  laboureur  ou  d'un  marchand.  La  société 
japonaise  comprend  plusieurs  subdivisions;  voici  les  principales  qu'il  suflira  d'indi- 
quer brièvement  : 

^  Les  nMet  {tamouraXs),  — Sous  ce  nom  se  rangent  :  la  maison  du  mikado,  —  les 
hnta  fooctîMUMÛres  de  la  cour  de  Kioto,  —  les  dix-huit  grands  daimios,  gok'chis,  on 
paira  du  li^^n,  —  le  taihfmn,  —  les  gosankés  et  les  gosankios,  membres  de  la  famille 
du  taîkoun,  —  les  trois  cent  quarante-quatre  petits  daimios,  vassaux  du  taikoun,  —  les 
o-bounjos  ou  hauts  fonctionnaires  des  cours  des  daîmios  et  du  taikoun,  —  les  yakoih' 
nines,  fonctionnaires  et  soldats  de  la  maison  des  princes,  —  les  lonines,  hommes  nobles 
qui  se  trouvent  sans  emploi.  —  Un  o-boun]o  est  en  même  temps  un  yakounine;  mais 
tous  les  yakouninea  ne  sont  pas  des  o-boun]os.  Un  o-bounjo  de  même  qu'un  yakounine, 
en  perdant  sa  place,  devient  un  lonine.  Tous  les  nobles,  depuis  le  mikado  Jusqu'au 
lonine,  portent  deux  épées. 

2*  Les  lettrés  {bo-san).  —  Dans  ce  groupe  figurent  les  prêtres,  qui  ont  le  droit  de 
porter  deux  épées,  et  les  médecins.  —  On  trouve  parmi  les  médecins  des  hommes 
noUea  de  naissanoe  et  qui  conservent  alors  le  droit  de  porter  deux  épées.  —  Les  méde> 
tins  d'extraction  bourgeoise  ne  portent  des  armes  que  lorsqu'ils  sont  en  voyage. 

3«  La  bourgeoisie.  —  On  range  parmi  les  bourgeois  les  agriculteurs  et  fermiers^  les 
artisans,  les  marchands,  les  pêcheurs  et  matelots. 

Ainsi  se  composent  les  trois  classes  qui  forment  l'ensemble  de  la  société  japonaise  : 
les  nobles,  —  les  lettrés,  —  les  bourgeois.  On  en  exclut  comme  des  parias  les  men- 
dians ou  kotsedjikis,  les  hettas  et  les  christans,  U  faut  dire  cependant  quel  est  le  sens 
de  ces  dénominations. 

Les  kotsêdjtki  (mendians)  sont  divisés  en  quatre  classes  dont  chacune  reconnaît  un 
chef  qai  demeure  à  Yédo.  —  Les  hettas,  hommes  du  peuple  qui  travaillent  le  cuir  et 
venent  par  état  le  sang  des  animaux,  demeurent  en  dehors  des  villes,  sont  regardés 
comme  impurs  et  sont  gouvernés  par  un  roi,  da/n-saH-man,  qui  réside  à  Yédo  et  paie 
on  fort  tribut  an  taikoun.  —  Les  christans,  descendans  des  anciens  chrétiens,  sont 
confinés  dans  un  quartier  de  Yédo,  à  peu  près  comme  les  Juifs  l'étaient  dans  les  villes 
dn  moyen  Ige. — Les  mendians,  les  hettas  et  les  christans  ne  peuveptse  marier  qu'entre 


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90  EEYDE  DES   DBUX   MONDES. 

obligé  de  céder  et  d'accomplir  un  acte  qui  l'abaissait  aux  yeux  de 
l'aristocratie  et  du  peuple;  sa  haine  contre  les  hommes  de  l'Oo^ 
cident  grandit  de  toute  l'humiliation  qu'il  venait  dé  subir.  Tel  était 
l'allié  que  Vakisakou  appelait  auprès  de  lui  pour  l'opposer,  en  qua- 
lité de  gouverneur  des  affaires  étrangères  y  à  Ando,  le  ministre  du 
même  département. 

Les  nepréaentans  de  l'Europe  ne  traitent  directement  avec  les 
membres  du  conseil  des  cinq  que  lorsqu'il  s'agit  d'afiaires  impor-- 
tantes;  pour  les  transactions  ordinaires,  ils  se  mettent  en  relations 
avec  les  çouvemeurs  des  affaires  étrangères^  qui  ont  rang  de  sous- 
secrétaires  d'état  et  qui  peuvent  être  considérés  comme  les  envoyés 
plénipotentiaires  du  conseil.  Hori  voyait  donc  très  fréquemment  les 
fonctionnaires  étrangers,  et  à  Yédo,  comme  à  Yokohama,  il  se  cou- 
duisit  avec  eux  de  façon  à  enopécber  tout  rapprochement  intime  et 
sérieux.  MM.  Alcock  et  du  Chesne  de  Bellecourt,  de  leur  côté,  ob- 
servèrent envers  lui,  comme  il  convenait  à  leur  position,  la  froide 
politesse  dont  Hori  ne  s'écartait  pas;  mais,  parmi  les  fonctionnaires 
plus  jeunes,  il  s'en  trouva  un  qui  ne  fit  aucun  cas  de  la  réserve  que 
Hori  mettait  dans  ses  rapports  avec  les  étrangers,  et  qui  l'accueillit 
invariablement  avec  une  familiarité  blessante  pour  la  raideur  du 
personnage  japonais,  bien  que  cette  familiarité  ne  fût  jamais  pous- 
sée jusqu'à  l'oubli  des  convenances.  Ce  fonctionnaire  était  Henri- 
Jean  Heusken,  secrétaire  de  la  légation  américaine  à  Yédo  (1).  Dès 
sa  première  conférence  avec  Hori,  sa  constante  bonne  humeur  dé- 
plut au  gouverneur  des  affaires  étrangères,  qui,  comprenant  l'im- 
possibilité de  pousser  à  l'irritation  ou  à  l'impatience  un  homme 
aussi  maître  de  lui-même,  évita  autant  qu'il  le  put  de  se  retrouver 
en  sa  présence. 

Vers  la  fin  de  l'année  1860,  Heusken  reçut  une  lettre  de  Hori, 
ou  plutôt  un  avis  impérieux,  qui  lui  enjoignait  de  cesser  ses  pro- 
menades nocturnes  dans  Yédo.  Les  rues  de  la  capitale,  prétendait 
Hori,  n'étaient  pas  parfaitement  sûres,  et  puisqu'on  rendait  le  gou- 
vernement japonais  responsable  de  la  sécurité  des  étrangers,  c'é- 
tait à  eux  de  se  soumettre  aux  mesures  de  précaution  que  le  gou- 
vernement croyait  nécessaires.  Cette  demande  était  juste,  mais  le 
ton  en  était  si  acerbe  que  Heusken  fut  entraîné  à  y  faire  une  vive 
réponse,  disant  qu'il  sortirait  quand  bon  lui  semblerait,  et  qu'il 
saurait  se  défendre  seul  contre  quiconque  oserait  s'en  prendre  à  lui. 
Avant  d'expédier  sa  lettre,  il  la  communiqua  à  son  ami  M.  Pols- 
broeck,  consul  de  Hollande  à  Yokohama,  qui,  la  jugeant  trop  vio- 
lente, lui  conseilla  de  la  supprimer  (2).  Malheureusement  ce  sage 

(1)  La  mort  tragique  de  M.  Heusken  a  été  racontée  dans  la  B$vue  du  1*'  décembre  iS61, 

(2)  M.  Polsbroeck,'le  plus  ancien  résident  étranger  au  Japon,  et  qui,  dans  ses  rela- 


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LE  JAPON  DEPUIS  SON  OUVERTURE.  91 

oQDBeil  ne  fat  pas  écouté,  et  peu  de  jours  après,  le  19  janvier  1861, 
H.  Heosken  était  morteUement  frappé  en  sortant  le  soir  de  l'ambas- 
sade prussienne. 

Tout  ce  qu'on  a  pu  apprendre  depuis  lors  sur  cet  infâme  guet- 
apeos  tend  à  prouver  que  Hori  en  fut  l'instigateur.  Au  commence- 
ment de  janvier,  dans  une  conférence  avec  son  chef,  le  ministre  Ando, 
à  laquelle  asnstaient,  selon  l'habitude,  un  grand  nombre  d'officiers 
sobalteraes,  il  avait  montré  une  irritation  qui  contrastait  étrange- 
ment a^ec  son  cahne  habituel.  Ando,  mettant  à  profit  cette  disposi- 
tion d'esprit  de  son  antagoniste,  s'était  appliqué  par  ses  réponses  à 
Virriter  encore  davantage.  Hori  avait  parlé  avec  violence  contre  les 
étrangers  et  surtout  contre  Heusken,  le  plus  dangereux  de  tous, 
parce  qu'il  savait  la  langue  du  pays  et  qu'il  possédait  sur  la  situa- 
tion actuelle  des  connaissances  qui  pouvaient  devenir  funestes  au 
Japon;  il  avait  regretté  que,  suivant  le  conseil  du  prince  de  Mito, 
l'on  n'eût  pas  exterminé  les  étrangers  lorsqu'ils  étaient  encore  en 
petit  nombre,  et  il  avait  demandé  que  le  conseil  des  cinq  avisât 
aux  moyens  de  mettre  hors  d'état  de  nuire  ceux  qui  étaient  le  plus 
i  craindre  :  le  ministre  anglab  et  le  secrétaire  américain.  A  ces 
paroles,  Ando  s'était  levé;  il  avait  vivement  blâmé  celui  qui  venait 
de  les  prononcer,  en  ajoutant  que  ces  actes  violens  dont  on  osait 
parler  précipiteraient  le  pays  dans  une  guerre  désastreuse,  et  qu'il 
fiedlait  être  mauvais  patriote,  mauvais  Japonais,  pour  s'exprimer 
comme  Hori  venait  de  le  faire.  Hori  n'avait  rien  répliqué,  il  s'était 
levé  sombre  et  silencieux,  et  avait  quitté  la  salle  sans  avoir  demandé 
la  permission  de  se  retirer.  Revenu  dans  son  palais,  il  avait  fait 
connaître  à  ses  amis  rassemblés  son  dessein  bien  arrêté  de  mettre 
fin  à  une  vie  déshonorée;  puis  il  s'était  revêtu  de  ses  habits  de 
cérémonie,  avait  fait  retourner  les  nattes  de  sa  maison,  dicté  ses 
daniëres  volontés,  et,  ces  préparatifs  de  son  suicide  étant  terminés, 
entouré  de  ses  femmes,  de  ses  enfans  et  de  ses  meilleurs  amis,  il 
s'était  ouvert  le  ventre  (1). 

tions  si  diifidles  avec  le  gonvernement  de  ce  pays,  a  toujours  fait  preuye  d*nn  tact  pi^- 
(kft,  me  répéta  à  plusieurs  reprises  qu*après  avoir  lu  la  lettre  de  Heusken  il  lui  dit  ces 
propres  paroles  :  «  Hori  deviendra  votre  ennemi  mortel,  si  vous  lui  envoyez  une  telle 
IflttTO.  Écrivea-lai  tout  ce  que  vous  voudrec,  mais  faites-le  d*one  manière  conforme  an 
code  de  la  politesse  Japonaise.  » 

(1)  Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  le  suicide  est  bien  fréquent  au  Japon.  Il  y  est 
peut-^tre  plus  rare  qu'en  France;  mais,  loin  de  se  cacher,  il  s'y  entoure  d'un  éclat 
•olennel.  Un  Japonais  ne  se  tuera  pas  par  chagrin  d*amour,  par  désespoir,  à  la  suite 
dTu  revers  de  fortnne  oo  d*Qn  mécompte  d'ambition  ;  mais  a-t-il  été  gravement  in» 
solté,  s*eat»U  rendu  coupable  dîme  action  qoi  pourrait  entraîner  son  déshonneur  ou 
celai  de  ta  fianille,  il  se  décide  à  mourir,  soit  pour  appeler  la  vengeance  sur  la  tète  de 
SMi  ennemi,  soit  pour  faire  voir  que,  s'il  a  été  assez  faible  pour  commettre  un  crime,  il 
loi  reste  la  ftree  d|aoeepter  une  expiation  héroïque.  Souvent  le  sulpide  doit  être  consi- 
déré coflUM  fme  floite  de  }ostttcation  d*an  acte  que  la  loi  condamne.  Ainsi  l'assassin 


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02  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

La  mort  de  Hori  avait  eu  lieu  le  10  janvier.  Quelques  Jours  plus 
tard,  Ando  avait  été  assailli  par  cinq  bandits,  et  ne  leur  avait 
échappé  qu'en  mettant  Fépée  à  la  main  et  en  se  défendant  vaillam- 
ment. Le  19  suivant,  M.  Heusken  avait  été  tué.  La  coîncideûce  de 
ces  événemens  fit  présumer  que  Hori  avait  recommandé  aux  siens 
de  le  venger. 

IV. 

Le  meurtre  de  M.  Heusken  marque  une  nouvelle  phase  dans  l'his- 
toire des  relations  entre  les  puissances  étrangères  et  le  Japon.  La 
patience  de  nos  représentans  était  à  bout.  En  quelques  mois  seule- 
ment, plusieurs  personnes  avaient  péri  assassinées  dans  les  grandes 
rues  de  Yédo  ou  de  Yokohama,  et  soit  complicité,  soit  impuissance, 
le  gouvernement  japonais  n'avait  pas  découvert  ni  puni  les  meur- 
triers. Qu'il  fût  complice  des  crimes,  ou  qu'il  n'eût  pas  la  force  de 
lès  empêcher,  il  était  coupable.  «  Aux  yeux  du  monde  entier,  lui 
écrivait  M.  Alcock,  chaque  gouvernement  est  responsable  du  main- 
tien des  lois  qui  protègent  la  vie  et  la  propriété.  »  La  cour  de  Yédo 
pe  pouvant  ou  ne  voulant  pas  maintenir  ces  lois,  les  représentans 
de  l'Angleterre,  de  la  France  et  de  la  Hollande,  MM.  Alcock,  du 
Chesne  de  Bellecourt  et  de  Wit,  se  crurent  autorisés  à  changer  la 
nature  de  leurs  rapports  avec  le  gouvernement  japonais  :  ils  quit- 
tèrent la  capitale,  dans  laquelle  ils  avaient  résidé  jusqu'alors,  et  se 
rendirent  à  Yokohama,  où,  protégés  par  les  canons  de  leurs  vais- 
seaux, ils  pouvaient  vivre  dans  une  sécurité  relative.  Le  ministre 
américain,  M.  Townsend  Harris,  resta  à  Yédo,  protestant  ainsi  contre 
les  mesures  adoptées  par  ses  collègues.  Sa  conduite  amena  entre  lui 
et  M.  Alcock  une  violente  discussion,  à  la  suite  de  laquelle  les  repré- 
sentans des  puissances  étrangères  se  partagèrent  en  deux  camps  (1). 

du  prince  de  Mito  se  tue  non  parce  qu'il  a  commis  un  crime,  mais  pour  montrer  qu*aû 
nombre  des  amis  du  régent  il  se  trouve  des  hommes  qui  ne  craignent  pas  de  payer  du 
prix  de  leur  sang  la  vie  de  leur  ennemi.  Un  homme  qui  veut  s'ôter  la  vie  rassemble  sa 
famille  et  ses  amis,  et  leur  communique  son  dessein.  Rarement  on  essaie  de  l'en  dis» 
suader.  Puis  il  fait  retourner  en  signe  de  deuil  les  nattes  de  sa  maison ,  revêt  un  cos^ 
tume  d'apparat,  dicte  ou  écrit  ses  dernières  volontés,  prend  au  milieu  des  siens  un 
repas  solennel.»  et  se  rend  à  la  grande  salle  de  sa  maison.  Là  il  se  met  à  genoux.  Ses 
femmes  et  ses  enfans  se  tiennent  derrière  lui ,  son  fils  aine  et  son  meilleur  ami  sont  à 
sa  droite  et  à  sa  gauche.  Il  tire  son  sabre,  le  porte  d'un  geste  lent  et  réfléchi  à  son  front, 
et  entonne  un  chant  lugubre  auquel  se  joignent  ceux  qui  l'entourent;  enfin  il  saisit 
l'arme  des  deux  mains,  et  d'un  seul  coup  il  s*ouvre  les  entrailles.  Un  tel  acte,  accompli 
avec  une  telle  fermeté ,  n'a  rien  de  commun  avec  le  suicide  tel  que  le  connaissent  les 
sociétés  occidentales.  J'ai  vu  au  grand  thé&tre  de  Nagasaki  la  représentation  de  la  scène 
que  je  viens  de  décrire,  et  qui,  au  dire  des  assistans  japonais,  donnait  une  idée  exacte 
des  procédés  suivis  pour  cette  grande  expiation,  nommée  harra-kiri  ou  sep4u>u. 
(i)  Un  docomeat  ang^s,  le  Blw  Book  de  1861,  a  donné  les  détails ^e  cette  discttssioa. 


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LE  JiPON  DEPUIS  SON   OUrERTURE.  98 

Cette  division  rendit  plus  difficUe  encore  notre  attitude  vis-à-vis  du 
gouvernement  japonais.  MM.  Alcock  et  du  Chesne  de  Bellecourt  ac- 
cusaient-ils  le  taîkoun,  M.  Harris  semblait  se  faire  un  devoir  de  le 
défendre.  Cet  état  de  choses  eut  ses  conséquences  naturelles  :  les 
Japonais  ne  tardèrent  pas  à  regarder  M.  Alcock  comme  leur  adver- 
saire le  plus  acharné,  et  M.  Harris  comme  un  défenseiu*  et  un  ami. 
Tandis  que  le  ministre  anglais,  malgré  ses  éminentes  qualités,  mal- 
gré les  nombreuses  preuves  qu'il  donnait  de  son  impartialité  dans 
le  règlement  des  différends  survenus  entre  les  Anglais  et  les  indi- 
gènes, voyait  de  jour  en  jour  s'accroître  contre  lui  l'animadversion 
générale,  son  collègue  d'Amérique  gagnait  la  popularité,  en  même 
temps  qu'il  faisait  de  rapides  progrès  dans  la  confiance  des  hauts 
fonctionnaires. 

M.  Alcock  ne  fit  rien  pour  ramener  à  lui  l'opinion.  Vivement 
blessé  dans  son  orgueil  national  et  dans  ses  sentimens  personnels, 
car  il  avait  eu  pour  le  malheureux  Heusken  une  affection  toute  par- 
ticulière, il  insista  avec  une  fermeté  impérieuse  afin  que  satisfac- 
tion fût  donnée  aux  nations  occidentales  pour  les  nombreuses  of- 
fenses qu'elles  venaient  de  subir.  MM.  du  Chesne  de  Bellecourt  et 
de  Wit  appuyèrent  ses  demandes,  et  le  gouvernement  japonais  fut 
obligé  de  s'y  soumettre.  On  convint  donc  que  les  temples  de  To- 
dengi,  Saî-Kaîgi  et  Ghiogi,  sièges  des  légations  anglaise,  française 
et  hollandaise,  auraient  à  l'avenir  une  garde  nombreuse  de  soldats 
japonais,  payés  et  entretenus  par  la  cour  de  Yédo,  afin  de  protéger 
la  vie  de  nos  ministres.  On  convint  aussi  que  le  taîkoun  inviterait 
les  envoyés  étrangers  à  revenir  dans  la  capitale,  leur  préparerait 
une  entrée  solennelle,  et  leur  ferait  rendre  le  salut  royal  par  les 
canons  des  forts. 

Nos  ministres  avaient  beaucoup  insisté  sur  cette  dernière  condi- 
tion. Us  voulaient  ainsi,  par  une  démonstration  extérieure,  prouver 
à  la  population  que  les  puissances  européennes  étaient  assez  fortes 
pour  contraindre  le  gouvernement  à  les  traiter  avec  respect;  mais 
î'astace  de  la  cour  de  Yédo  rendit  illusoire  cette  partie  du  pro- 
gramme. La  veille  du  jour  où  devait  avoir  lieu  l'entrée  solennelle, 
l'exercice  du  canon  commença  dans  les  forts  désignés  pour  rendre 
le  salut  à  nos  ministres;  il  continua  le  lendemain,  et  pendant  vingt- 
quatre  heures  on  entendit  les  salves  répétées  de  l'artillerie.  Les 
coups  de  canon  tirés  au  moment  où  MM.  Alcock  et  du  Chesne  de 
Bellecourt  entraient  dans  Yédo  se  confondaient,  pour  les  habitans  de 
la  capitale,  avec  les  feux  d'artillerie  qui  les  avaient  précédés,  tandis 
que  nos  représentans  y  voyaient  un  honneur,  et  en  supputaient  le 
nombre  pour  juger  si  rien  ne  manquait  à  l'exécution  de  la  conven- 
tion arrêtée.  Au  prix  de  quelques  livres  de  poudre,  le  gouverne- 
ment jap(Muits'  leur  avait  donné  satisfaction  sans  se  compromettre 


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94  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

devant  ses  sujets,  et  M.  Alcock  put  écrire  au  cabinet  britannique  : 
«  Je  suis  persuadé  que  les  circonstances  qui  ont  accompagné  ma 
rentrée  dans  Yédo  sont  très  favorables  au  maintien  de  relations  pa- 
cifiquement amicales  avec  le  *Japon,  et  que  ma  sécurité  personnelle 
ainsi  que  celle  de  mes  collègues  ne  courront  plus  les  mêmes  risques 
que  par  le  passé.  »  Les  ministres  européens  ne  connurent  que  beau- 
coup plus  tard  la  supercherie  dont  ils  avaient  été  dupes,  et  il  n'é- 
tait plus  temps  alors  d'en  obtenir  réparation. 

Cependant  la  cour  de  Yédo  commençait  à  comprendre  que  ses  in- 
térêts étaient  liés  avec  ceux  des  étrangers;  elle  les  avait  admis  au 
Japon,  et  se  trouvait  obligée  de  les  y  maintenir.  Le  parti  réaction- 
naire, dont  elle  avait  brisé  le  système  politique,  était  resté  soh 
iiTéconciliable  ennemi,  et,  après  avoir  hésité  quelque  temps  entre 
lui  et  le  parti  progressiste ,  le  taïkoun  reconnut  la  nécessité  de  re- 
venir aux  idées  libérales  inaugurées  par  le  gotairo.  Dès  lors  se 
forma  contre  lui,  et  en  même  temps  contre  les  étrangers,  une  vaste 
conspiration  qui  avait  pour  chefs  le  prince  de  Satzouma  et  le  jeune 
prince  de  Kanga.  Leur  but,  ouvertement  avoué,  fut  de  renverser  le 
gouvernement  en  suscitant  la  guerre  civile  ou  la  guerre  étrangère. 
Ils  avaient  l'espoir  de  soulever  entre  les  Occidentaux  et  les  Japonais 
des  querelles  si  graves,  qu'un  conflit  deviendrait  inévitable.  Ils  re- 
gardaient comme  facile  de  chasser  les  étrangers  après  avoir  détruit 
le  gouvernement  qui  les  protégeait.  La  cour  de  Yédo  fut  donc  placée 
dans  la  position  la  plus  embarrassante  deux  années  après  nous  avoir 
ouvert  le  Japon.  Elle  agit  dans  ces  circonstances  avec  sagesse,  et  si 
l'orgueil  national  l'empêcha  d'abord  de  se  mettre  sous  la  protection 
de  ses  alliés  occidentaux  et  d'arborer  franchement  le  drapeau  du  pro- 
grès, la  violence  de  ses  ennemis  la  força  bientôt  de  renoncer  à  tout 
subterfuge  et  de  se  déclarer  tout  haut  contre  le  parti  réactionnaire. 

Au  nombre  des  mécontens  qui  fourmillaient  alors  au  Japon  se  dis- 
tinguaient, par  leur  sauvage  fanatisme,  les  anciens  serviteurs  du 
prince  de  Mito  et  du  gouverneur  Hori-Oribeno-Kami.  Us  parcou- 
rurent l'empire  dans  tous  les  sens,  excitant  les  populations  à  la  ré- 
volte contre  le  gouvernement  du  taïkoun,  exagérant  ses  fautes,  lui 
prêtant  des  intentions  hostiles  à  l'indépendance  des  princes  japo- 
nais, et  montrant  la  nécessité  de  le  renverser.  Le  moyen  le  plus 
prompt  pour  atteindre  ce  but  étsdt,  selon  eux,  de  l'engager  dans 
une  guerre  contre  les  étrangers.  Ceux-ci  devenant  tous  les  jours 
plus  exigeans  et  plus  impérieux,  il  fallait  leur  porter  des  coups 
sensibles,  et  ils  demanderaient  alors  une  satisfaction  telle  que  le 
taïkoun  serait  obligé  de  la  refuser;  ce  refus  ferait  infailliblement 
éclater  la  guerre. 

Sans  doute  la  cour  de  Yédo  eut  connaissance  de  ce  qui  se  pas- 
sait, car  elle  prit  des  mesures  extraordinaires  de  précaution  pour 


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LE  JAPON  DEPUIS  SON  OUTERTUBE.  9& 

protéger  la  vie  et  la  propriété  des  étrangers  qui,  sur  la  foi  des  trai- 
tés, étaient  entrés  en  rapport  avec  le  Japon.  Yokohama  fut  entouré 
de  fossés  et  de  canaux,  destinés  à  isoler  du  reste  de  l'empire  les 
établissemens  où  résidaient  les  commerçans  occidentaux.  Â  chaque 
entrée  de  la  ville,  on  vit  s'élever  des  postes  occupés  par  des  gardes 
japonais,  et  devant  lesquels  personne  ne  pouvait  passer  sans  faire 
connaître  l'objet  de  son  voyage  à  Yokohama.  La  surveillance  s'exer-* 
çait  avec  un  soin  particulier  lorsqu'il  s'agissait  d'un  samouraï  (1); 
pour  circuler  dans  la  ville  étrangère,  tout  samouraï  était  obligé  de 
se  munir  d'un  fouddéy  espèce  de  passeport,  qu'il  devait  attacher 
à  la  garde  de  son  épée  ;  celui  qui  négligeait  de  prendre  ce  sauf- 
conduit  s'exposait  à  être  immédiatement  arrêté  par  la  police  de 
Yokohama.  A  Yédo,  foyer  de  la  conspiration  anti-étrangère,  on  poussa 
les  mesures  de  précaution  plus  loin  encore.  Le  taîkoun  ne  se  con- 
tenta pas  de  mettre  pour  ainsi  dire  les  légations  en  état  de  siège; 
tous  les  membres  de  ces  légations  devinrent  l'objet  d'une  surveil- 
lance incessante.  Ils  ne  pouvaient  faire  un  pas  dans  la  rue,  dans  les 
cours  même  de  leurs  habitations,  sans  se  trouver  entourés  d'hommes 
armés,  qui,  à  pied  ou  à  cheval,  les  accompagnaient  partout  et  ne 
les  perdaient  pas  un  instant  de  vue. 

Ces  dispositions,  adoptées  par  le  gouvernement  du  taîkoun,  n'a- 
vaient d'autre  cause  sans  doute  que  d'excellentes  intentions  à  l'é- 
gard des  Occidentaux;  cependant  elles  offusquèrent  ceux-là  mêmes 
qu  elles  voulaient  protéger.  Les  commerçans  de  Yokohama  se  plai- 
gnirent de  ce  que  la  surveillance  aux  portes  de  la  ville  s'exerçait 
moins  sur  les  personnes  que  sur  les  marchandises;  ils  ajoutèrent,  à 
tort  ou  à  raison,  que  le  gouvernement  levait  des  impôts  arbitraires 
et  irrégulîers  sur  tous  les  objets  de  commerce  étranger,  et  que  celui-d 
en  souffrait  considérablement.  Les  résidens  à  Yédo  ne  furent  pas 
satisfaits  non  plus  de  se  voir  traités  comme  des  prisonniers  d'état, 
et  ils  flétrirent  du  nom  d'espionnage  les  mesures  que  le  gouverne- 
ment appelait  moyens  de  protection.  Fatigués  à  la  fin  de  voir  con- 
stamment autour  d'eux  les  visages  attentifs  et  inquiets  de  leurs 
gardes  japonais,  ils  renoncèrent,  autant  qu'il  était  possible,  à  leurs 
résidences  oflicielles,  et  se  rendirent  pour  quelque  temps,  M.  du 
Cfaesne  de  Bellecourt  à  Yokohama,  M.  de  Wit  à  Décima,  et  M.  Al- 
ccN:k  en  Chine,  où  l'appelaient  du  reste  ses  affaires  personnelles. 

Vers  la  fin  de  juin  1861,  M.  Alcock  revint  de  la  Chine  au  Japon, 
et  dans  les  premiers  jours  du  mois  suivant  il  partit  du  port  de  Na- 
gasaki, situé  au  sud  de  l'empire,  dans  l'intention  de  se  rendre  par  la 
voie  de  terre  à  Yédo.  Son  voyage,  qui  dura  trente  jours  et  dont  il  a 

(1)  KoUe  qai  a,  on  le  sait,  le  droit  de  porter  deux  épées. 


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96  EETUE  DES  DEUX  MONDES. 

écrit  une  relation  intéressante  (1),  le  conduisit  à  travers  une  grande 
partie  du  Japon.  Il  constata  que  le  pays  était  admirablement  cul- 
tivé, les  villes  animées  et  propres,  les  grandes  routes  bien  entre- 
tenues; partout  il  lui  sembla  voir  régner  Tordre  et  l'aisance.  Son 
escorte  japonaise  suivit  sans  opposition  le  chemin  qu'il  avait  tracé, 
si  ce  n'est  dans  deux  occasions  :  on  le  pria  une  première  fois  défaire 
un  détour  afin  de  ne  pas  traverser  Kioto,  résidence  du  mikado,  et  il 
céda;  on  voulut  une  seconde  fois  lui  faire  quitter  sa  route  pour  évi- 
ter une  autre  ville  :  il  résista  et  força  l'escorte  à  lui  obéir.  Ces  faits 
sans  importance  apparente  précédèrent  immédiatement  un  événe- 
ment fort  grave,  dont  on  cherche  encore  en  vain  l'explication  com- 
plète. 

Le  3  juillet,  M.  Alcock  arriva  à  Yédo,  où  il  reprit  possession  de 
son  ancienne  résidence,  le  temple  de  Todengi.  Dans  la  nuit  qui  sui- 
vit le  jour  de  son  arrivée,  il  fut  attaqué  dans  cette  demeure  par  une 
vingtaine  d'hommes  qui  tuèrent  plusieurs  de  ses  gardes,  blessèrent 
deux  Anglais  attachés  à  sa  suite,  et  ne  renoncèrent  à  leur  projet  de 
le  massacrer  lui-même  qu'après  avoir  vaillamment  soutenu  un  com- 
bat des  plus  inégaux  contre  une  troupe  nombreuse  (2).  Plusieurs 
des  assaillans  furent  tués;  on  trouva  sur  l'un  d'eux  un  papier  por- 
tant quatorze  signatures,  et  dans  lequel  il  était  dit  que  quelques 
bons  patriotes  japonais  avaient  résolu  de  faire  le  sacrifice  de  leur 
vie  dans  l'intention  d'expulser  les  étrangers,  de  «  rendre  le  repos 
à  l'empire,  à  son  empereur  le  mikado,  et  au  lieutenant  de  celui-ci, 
le  taïkoun.  »  Il  était  évident  que  l'attentat  avait  été  commis  par 
quelques-uns  de  ces  hommes  intrépides  et  redoutés  connus  sous 
le  nom  de  lonines}  mais  il  est  probable  qu'ils  n'avaient  été  que  les 
instrumens  du  parti  fanatique.  MM.  Alcock  et  du  Chesne  de  Belle- 
court  se  livrèrent  à  de  longues  et  actives  recherches  pour  décou- 
vrir à  quelles  instigations  ils  avaient  obéi  :  il  n'en  résulta  rien  de 
précis.  Quelques  personnes  accusaient  les  anciens  serviteurs  du 
prince  de  Mito  et  de  Hori-Oribeno-Kami;  d'autres  attribuaient  le 
crime  à  des  émissaires  du  prince  de  Kanga  ou  du  prince  de  Sat- 
zouma.  Personne  n'osa  désigner  comme  complice  le  gouvernement 
du  taïkoun.  Le  papier  saisi  sur  l'un  des  lonines  insinuait  à  la  vérité 
que  les  coupables  comptaient  parmi  eux  des  partisans  de  la  cour 
de  Yédo;  mais  on  attribua  cette  insinuation  aux  ennemis  de  cette 
cour,  qui  s'étaient  flattés  ainsi  de  la  brouiller  avec  les  nations  euro- 
péennes. 

L'attaque  de  la  légation  anglaise  causa  de  grands  embarras  aux 

(1)  Cette  relation ,  intitulée  the  Capital  of  the  Tycoan,  a  paru  à  Londres,  cette  année 
même  1863,  en  2  vol.  gr.  in-8°. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  !«'  décembre  iS61. 


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LE  JAPON  DEPUIS  SON  OUTERTUHE.  97 

oûnistres  étrangers  résidant  à  Yédo.  Après  l'assassinat  de  M.  Heus- 
ken,  MM.  Alcock  et  du  Ghesne  de  Bellecourt  avaient  manifesté  leur 
indigDatîoa  en  termes  trop  énergiques  pour  se  contenter  d'une 
simple  protestation  en  présence  d'une  insulte  nouvelle  et  beaucoup 
plas  grave.  Us  résolurent  donc  d'opposer,  en  cas  de  besoin,  la  force 
à  ]a  violence,  et  s'entourèrent  de  corps  de  garde  anglais  et  fran- 
çais. Cette  démonstration  leur  donna  une  certaine  sécurité  person- 
nelle, msôs  fournit  en  même  temps  la  preuve  évidente  qu'ils  n'a- 
vaient point  réussi  à  établir  avec  le  gouvernement  japonais  des 
relations  vraiment  amicales.  Â  qui  était  la  faute,  à  ce  gouvernement 
ou  aux  envoyés  européens  ?  Tous  ceux  qui  avaient  quelque  intérêt 
à  résoudre  cette  question  s'en  préoccupèrent  assez  longuement ,  et 
leurs  investigations  finirent  par  amener  un  résultat  tout  à  fait  im- 
prévu. Elles  prouvèrent  que  le  gouvernement  avec  lequel  les  étran- 
gers avaient  traité  jusqu'alors  n'était  pas  le  véritable  gouvernement 
du  Japon,  que  la  cour  de  Yédo  ne  pouvait  prendre  des  engagemens 
au  nom  de  l'empire,  enfin  que  le  taïkoun,  en  concluant  des  traités 
avec  les  nations  occidentales,  en  usurpant  ainsi  le  pouvoir  du  maître 
suprême,  s'était  placé  dans  une  situation  illégale,  et  qu'il  n'avait  ni 
la  force  ni  le  droit  d'accomplir  les  promesses  faites  aux  alliés.  C'est 
dans  Verreur  où  nous  étions  relativement  à  la  puissance  du  taïkoun 
qu'il  faut  voir  le  germe  de  toutes  nos  difficultés  avec  le  Japon.  Il  est 
nécessaire  ici  de  compléter  par  quelques  détails  les  observations 
générales  que  nous  avons  déjà  faites  sur  le  gouvernement  japonais, 
et  de  donner  ainsi  à  cette  étude  sa  conclusion  véritable. 

Le  mikado  est  l'empereur  légitime  du  Japon.  Le  chiogoun  ou  le 
taïkoun,  comme  l'appellent  plus  communément  les  étrangers,  n'est 
qu'un  de  ses  grands  dignitaires;  il  occupe  la  position  d'un  maire 
du  palais,  chargé  de  l'administration  de  l'empire,  sans  avoir  en  au- 
cune façon  le  pouvoir  législatif.  Quoique  sa  puissance  réelle  soit 
plus  grande  que  celle  du  mikado,  il  se  trouve  cependant  placé,  dans 
la  hiérarchie  politique,  non-seulement  au-dessous  de  lui,  mais  en- 
core au-dessous  de  plusieurs  hauts  fonctionnaires  que  le  mikado  a 
le  droit  de  nommer,  et  même  au-dessous  des  dix-huit  grands  d/iz- 
mios  ou  pairs  du  Japon.  Si  les  taïkouns  n'en  sont  pas  moins  restés, 
pendant  des  siècles,  tranquilles  possesseurs  d'un  pouvoir  qui  devait 
inévitablement  susciter  contre  eux  des  jalousies  et  des  haines,  il 
faut  chercher  l'explication  de  ce  curieux  état  de  choses  dans  les  lois 
par  lesquelles  Hieas,  le  fondateur  de  la  dynastie  actuelle,  avait  lié 
sa  cause  à  celle  des  divers  princes  japonais,  en  subordonnant  la  po- 
sition et  l'indépendance  des  daïmios  à  la  position  et  à  l'indépendance 
du  taïkoun.  Les  dix-huit  grands  daïmios  sont  en  effet  des  usurpa- 

TO»  XLV.  *i 


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98  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

teurs  au  même  titre  que  le  taïkoun.  Originairement  les  daïmios 
étaient  des  gouverneurs  ou  des  préfets  que  le  mikado  envoyait  dans 
les  différentes  provinces  pour  en  être  les  administrateurs  respon- 
sables. Leur  puissance,  dans  ces  positions,  a  fini  par  grandir  de 
telle  sorte  que  leur  maître  n'a  plus  eu  sur  eux  une  autorité  suffi- 
sante pour  les  destituer,  et  que  la  dignité  préfectorale  est  devenue 
héréditaire  dans  leurs  familles.  A  partir  de  cette  époque,  ils  ont 
considéré  les  provinces  qu'ils  gouvernaient  comme  leur  propriété, 
et  ont  conquis  une  situation  tout  à  fait  indépendante  vis-à-vis  du 
mikado.  Ils  ont  guerroyé  les  uns  contre  les  autres  pour  étendre 
leurs  principautés;  souvent  aussi  plusieurs  d'entre  eux  se  sont  unis 
afin  de  résister  aux  tentatives  réitérées  du  mikado  pour  les  réduire 
à  l'obéissance.  De  longues  et  sanglantes  guerres  civiles  ont  alors 
désolé  le  Japon.  De  ces  guerres  est  née  la  puissance  des  chiogouns, 
généraux  que  le  mikado  avait  l'habitude  d'employer  contre  ses  su- 
jets révoltés.  Les  chiogouns,  abusant  à  leur  tour  du  pouvoir  dont 
ils  étaient  investis,  manquèrent  à  cette  fidélité  qui  les  caractérisait 
depuis  plusieurs  générations,  et  firent  la  guerre  pour  leur  propre 
compte  au  lieu  de  la  faire  au  bénéfice  de  leur  maître.  C'est  ce  qu'a- 
vait fait  Taïkosama,  le  prédécesseur  de  Hieas. 

Hieas,  qui  parvint  à  la  dignité  du  taïkounat  en  1598,  sortait  d'une 
nouvelle  famille  de  préfets.  Son  père  avait  été  gouverneur  de  Mi- 
kana,  et  lui-même  administrait  cette  petite  principauté  loi-sque  le 
chiogoun  Taïkosama  le  nomma  tuteur  de  son  fils.  A  cette  occasion, 
Hieas  avait  obtenu  l'administration  de  cinq  autres  provinces,  dont 
Taïkosama  venait  de  chasser  les  anciens  préfets  au  nom  du  mikado. 
Il  se  trouvait  ainsi  maître  de  six  provinces,  mais  il  ne  tenait  du  mi- 
kado, par  son  père,  que  la  principauté  de  Mikana;  cette  principauté 
était  de  fort  peu  d'importance,  et  donnait  à  son  gouverneur  une  po- 
sition très  inférieure  à  celle  des  daïmios  qui  occupaient  de  grandes 
provinces  comme  celles  de  Kanga,  de  Satzouma,  de  Fosokava.  Les 
daïmios  refusèrent  de  voir  dans  Hieas  leur  égal  ;  à  leurs  yeux,  la  puis- 
sance réelle  que  lui  donnaient  les  cinq  provinces  reçues  de  Taïkosama 
n'ajoutait  rien  à  sa  dignité.  En  effet,  malgré  leurs  fréquentes  rébel- 
lions contre  le  mikado,  ils  prétendaient  n'avoir  jamais  méconnu  ses 
droits  légitimes.  Au  nombre  de  ces  droits,  l'un  des  plus  importans, 
selon  eux,  était  celui  de  donner  l'investiture  des  fiefs,  et,  s'ils 
avaient  combattu  le  mikado,  ils  l'avaient  fait  légalement,  pour  sou- 
tenir leurs  propres  droits  à  la  possession  permanente  des  fiefs  dont 
ils  avaient  été  investis.  Or  Hieas,  qui  tenait  la  plus  grande  partie  de 
sa  puissance,  non  pas  du  mikado,  mais  du  chiogoun,  n'était  à  leurs 
yeux  qu'un  noble  de  fraîche  date,  prince  seulement  de  Mikana,  et 
ils  ne  pouvaient  en  aucune  manière  le  regarder  comme  leur  égal. 


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LE   JAPON   DEPUIS    SON   OUVERTURE.  99 

eux  qui  descendaient  des  anciens  et  puissans  préfets,  eux  qui  re- 
présentaient la  véritable  noblesse  japonaise  ! 

Hieas  leur  fit  la  guerre  pendant  treize  ans  et  chassa  plusieurs 
d'entre  eux  de  leurs  provinces,  qu'il  partagea  entre  ses  parens,  ses 
officiers  et  ses  soldats.  Les  princes  qu'U  n'avait  pas  soumis,  au 
nombre  de  dix-huit,  se  liguèrent  pour  lui  résister,  mais  avec  peu 
d'espoir  de  réussir,  tant  sa  puissance  et  son  habileté  étaient  deve- 
nues redoutables.  Cependant  ils  parvinrent  à  rassembler  une  armée 
considérable.  C'est  en  présence  de  cette  armée  que  Hieas  s'arrêta 
dans  sa  marche  triomphante.  Il  était  alors  au  déclin  de  sa  vie,  et  il 
appréhenda  justement  de  compromettre  dans  une  bataille  le  prix 
de  sa  longue  et  glorieuse  carrière.  Assez  fort  d'ailleurs  pour  faire 
quelques  concessions,  il  put,  sans  que  son  orgueil  eût  à  en  souffrir, 
inviter  les  alliés  à  entrer  en  pourparlers  avec  lui.  Ceux-ci  s'empres- 
sèrent d'accueillir  ses  ouvertures  et  signèrent  le  fameux  pacte  qui 
porte  le  nom  de  lois  de  Gongensama.  Le  texte  complet  de  cette  con- 
stitution n'est  pas  encore  connu.  Pour  expliquer  la  diversité  qui 
existe  dans  les  relations  du  taïkoun  avec  chacun  des  grands  daï- 
mios,  il  faut  admettre  que  Hieas  traita  séparément  avec  chacun 
d'eux,  et  que  la  constitution  actuelle  du  Japon  s'appuie  sur  dix- 
huit  traités  particuliers. 

Les  lois  de  Gongensama^  qui  réunirent  pour  la  première  fois,  de- 
puis longues  années,  Tempire  divisé. par  tant  de  troubles,  furent 
soumises  à  la  sanction  du  mikado,  qui  ne  put  refuser  de  se  rendre  à 
la  volonté  unanime  de  ses  redoutables  vassaux.  Ces  lois  d'ailleurs  ne 
portaient  pas  atteinte  à  sa  majesté  extérieure  ;  elles  le  laissaient  en 
possession  indiscutée  de  son  titre  et  lui  donnaient  tous  les  dehors  de 
la  puissance  royale.  11  perdait  à  la  vérité  le  droit  de  destituer  aucun 
de  ses  feudataires,  mais  il  gardait  celui  d'accorder  à  chaque  daïmio 
TinVestiture  de  son  fief,  et  jamais  taïkoun  ne  pouvait  entrer  en 
l'ortction  avant  d'avoir  obtenu  confirmation  de  son  pouvoir.  De  plus, 
il  fut  convenu  qu'aucune  réforme  altérant  la  constitution  ne  serait 
exécutoire,  si  le  mikado  ne  l'avait  sanctionnée.  La  cour  du  Japon 
resta  à  Rloto.  Quant  au  gouvernement,  il  fut  transféré  à  Yédo,  et  le 
taïLoun  en  prit  les  rênes  en  qualité  de  chef  du  pouvoir  exécutif. 
Le  mikado  y  fut  représenté  par  le  corps  réuni  des  dix-huit  daïmios, 
gardiens  naturels  de  la  constitution  japonaise.  Ces  derniers  s'étaient 
astreints,  afin  de  contre-balancer  la  puissance  du  taïkoun,  à  rési- 
der à  des  époques  fixes  dans  la  seconde  capitale  de  l'empire.  Sujets 
du  mikado  et  non  du  taïkoun,  s'ils  avaient  des  obligations  à  remplir 
envers  celui-ci,  il  était  de  son  côté  responsable  envers  eux  de  toute 
mesure  touchant  à  l'intérêt  général.  Représentans  de  l'ancienne 
noblesse,  pairs  du  Japon,  souverains  indépendans  par  la  volonté  et 


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100  R£VUE   DES   DEUX   MONDES* 

la  grâce  du  mikado,  ils  ne  continuaient  à  voir  dans  le  taîkoun, 
chef  du  pouvoir  exécutif,  qu'un  des  grands  officiers  de  l'empereur; 
ils  le  regardaient  comme  un  parvenu  chargé  temporairement  d'ad- 
ministrer les  affaires,  et  dépourvu  de  cette  dignité  personnelle  que 
dans  les  pays  féodaux  donne  seule  une  haute  et  antique  lignée. 
Qu'on  s'imagine  la  dédaigneuse  déférence  qu'aurait  pu  témoigner 
dans  la  France  du  xvii*  siècle  un  Montmorency  pour  Mazarin!  Cette 
comparaison  n'a  pas  la  prétention  d'être  absolument  exacte,  mais  elle 
montrera  plus  clairement  que  de  longues  considérations  ne  pour- 
raient le  faire  de  quelle  nature  sont  les  relations  qui  existent  entre 
le  mikado,  les  daïmios  et  le  tmkoun.  Les  étrangers  ne  peuvent 
d'ailleurs  saisir  de  ces  relations  que  les  lignes  générales;  nous  avons 
montré  quelles  difficultés  insurmontables  les  arrêtent.  Il  ressort 
toutefois  des  observations  qu'on  a  pu  faire  deux  points  importans  : 
c'est  d'abord  que  la  puissance  du  taïkoun  est  strictement  limitée,  et 
en  second  lieu  qu'il  en  a  dépassé  les  bornes  en  concluant  des  traités 
avec  les  étrangers  sans  avoir  obtenu  l'autorisation  du  mikado. 

L'arrivée  des  Européens  au  Japon,  les  rivalités  qui  en  étaient  ré- 
sultées entre  le  régent  Ikammono-Kami  et  le  prince  de  Mito,  entre 
le  ministre  Ando  et  le  gouverneur  Hori,  avaient  divisé  l'empire  en 
deux  partis  prêts  à  se  déclarer  la  guerre.  La  nouvelle  de  ces  trou- 
bles était  naturellement  arrivée  à  Kioto.  Le  mikado  chargé  aujour- 
d'hui des  affaires  du  Japon,  et  que  Ton  représente  comme  un  homme 
jeune  et  énergique,  avait  suivi  avec  le  plus  grand  intérêt  les  phases 
successives  des  événemens.  Pour  la  première  fois  peut-être  s'offrait 
à  l'empereur,  légitime  l'occasion  de  rentrer  en  possession  de  sa 
pleine  autorité,  d'abaisser  la  puissance  et  la  richesse  du  gouverne- 
ment de  Yédo,  de  secouer  l'injure  d'en  recevoir  une  pension,  de 
reprendre  l'influence,  de  cesser  enfin  d'être  un  simulacre  de  roi. 
Des  deux  factions  qui  partageaient  le  Japon,  la  plus  forte  et  la  plus 
populaire  était  la  faction  hostile  aux  réformes  inaugurées  par  le  taï- 
koun. Il  ne  s'agissait  pour  le  mikado  que  de  se  mettre  à  la  tête  du 
mouvement  réactionnaire  et  de  personnifier  en  lui-même  le  prin- 
cipe patriotique  dont  Mito  et  Hori  avaient  été  les  plus  éminens  mar- 
tyrs. Des  agens  secrets  du  mikado  se  rendirent  auprès  des  daimios 
que  la  voix  publique  désignait  comme  opposés  à  la  cour  de  Yédo, 
et  les  exhortèrent  à  s'unir  à  l'empereur  légitime  en  leur  démontrant 
que  leurs  intérêts  se  confondaient  avec  les  siens.  En  même  temps  oa 
fit  circuler  divers  pamphlets  avec  l'intention  évidente  de  pousser  les 
daïmios  à  la  guerre  contre  le  taïkoun. 

d  Depuis  des  siècles,  écrivait-on,  les  taîkouns,  oubliant  rorigine  de  leur 
pouvoir,  ont  porté  atteinte  à  la  dignité  et  à  la  puissance  du  mikado,  leur 


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LE  JAPON  DEPUIS  SON  OUVERTURE.  101 

maître,  et  la  conduite  du  taikoun  actuel  prouve  qu'il  ne  faut  attendre  de 
loi  ni  équité  ni  bonne  foi.  Les  choses  en  sont  venues  à  ce  point  que  les 
puissances  étrangères  considèrent  le  taïkoun  comme  le  maître  du  Japon, 
et  traitent  Tempereur  légitime  comme  un  être  sans  force  et  sans  influence. 
(Test  au  taïkoun  que  les  barbares  se  sont  adressés  lorsqu'ils  ont  voulu  con- 
clure des  traités  avec  le  Japon;  le  mikado  n'a  pas  même  été  consulté,  et 
son  approbation,  qui  est  indispensable  pour  introduire  des  réformes  dans 
la  eonstitation,  n'a  pas  été  sollicitée.  Cependant  ces  traités  sont  en  vigueur 
comme  s'ils  avaient  une  valeur  légale.  Le  taïkoun  a  donc  commis  un  crime 
de  trahison  contre  la  majesté  de  son  maître  et  contre  la  sainteté  de  la  eon- 
stitation en  vertu  de  laquelle  il  se  trouve  placé  à  la  tête  du  pouvoir  exé- 
cutif. On  ne  peut  nier  que  la  cour  du  taïkoun  s'efforce  de  concentrer  toute 
la  puissance  du  Japon  à  Yédo.  Là  sont  les  armes  et  les  navires  étrangers, 
là  s'élèvent  des  écoles  où  l'on  enseigne  les  arts  et  les  sciences  de  l'Occi- 
dent. Le  commerce  avec  les  barbares  n'a  lieu  que  dans  les  domaines  du 
taïkoun;  les  grands  daïmios  n'ont  pas  le  droit  de  lui  ouvrir  leurs  ports;  il 
n'enrichit  que  les  sujets  du  taïkoun,  et  celui-ci  en  tire  pour  lui-même  des 
béDéfices  considérables.  Le  but  que  poursuit  le  gouvernement  de  Yédo 
n'est-il  pas  facile  à  prévoir?  Il  s'arme,  il  se  prépare  à  subjuguer  tous  ceux 
qui  voudront  un  jour  se  soustraire  à  son  autorité.  Au  temps  de  Hieas,  les 
dix-huit  grands  daïmios  réunis  ont  pu  opposer  une  résistance  formidable; 
mais  alors  les  années  des  princes  n'avaient  vis-à-vis  celle  de  Hieas  qu'une 
infériorité,  celle  du  nombre.  Aujourd'hui  les  chances  ne  sont  plus  aussi 
égales  :  les  bateaux  à  vapeur  du  taïkoun ,  les  armes  à  feu  qu'il  a  achetées 
ou  qu'il  a  fait  fabriquer  d'après  les  modèles  étrangers,  la  connaissance  d'un 
art  tout  nouveau  de  faire  la  guerre,  lui  donnent  une  supériorité  dange- 
reuse sur  les  autres  princes  japonais.  Ceux-ci ,  pour  éviter  d'être  attaqués 
isolément,  doivent  se  réunir  au  plus  tôt,  et  entraver  par  leur  alliance  la 
politique  tortueuse  du  taïkoun.  Le  mikado  est  prêt  à  donner  à  la  bonne 
cause  l'appui  de  son  nom;  mais,  pour  qu'il  le  fasse,  il  est  nécessaire  qu'une 
requête  officielle  lui  soit  adressée.  Il  n'est  pas  douteux  qu'il  ne  l'accueille 
favorablement,  et  qu'il  ne  rétablisse  l'union  de  la  vieille  noblesse  avec 
l'empereur  légitime.  De  cette  union,  qu'il  a  toujours  ardemment  désirée, 
naîtra  le  retour  à  l'antique  et  vénérable  état  de  choses.  » 

Les  daïmios,  que  la  puissance  sans  cesse  croissante  du  taïkoun 
tenait  depuis  longtemps  en  jalousie  et  en  défiance,  écoutèrent  favo- 
rablement les  paroles  des  agens  du  mikado.  Plusieurs  d'entre  eux, 
et  à  leur  tète  Kanga,  Satzouma,  Schendei  et  Kforoda,  se  liguèrent 
et  se  rendirent  en  corps  à  Kioto,  où  ils  arrivèrent  le  26  mai  1862. 
Ils  dépoeèrent  publiquement  une  plainte  contre  le  taïkoun,  servi- 
teur infidèle  de  l'empereur  légitime,  l'accusèrent  d'avoir  violé  les 
lois  de  Gongemama  et  supplièrent  le  mikado  d'instruire  l'affaire,  et, 
le  cas  échéant,  de  punir  le  coupable.  Le  mikado,  qui  s'attendait  à 
recevoir  cette  plainte  des  principaux  daïmios,  dépêcha  aussitôt  un  de 
ses  officiers,  qui  arriva  à  Yédo  le  12  juin  1862,  porteur  d'une  lettre 


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102  REY0E   DES   DEUX   MONDES. 

par  laquelle  il  était  enjoint  au  taïkoun  de  se  rendre  dans  le  plus 
bref  délai  à  Kioto  pour  se  justifier  devant  son  maître  de  Taccusa- 
tion  portée  contre  lui. 

Le  taïkoun  Minamoto-Yemotschi  essaya  d'abord  de  décliner  cet 
ordre,  et  chargea  un  de  ses  fonctionnaires,  le  ministre  Kouzé-Ya- 
matono-Kami,  membre  du  conseil  des  cinq,  d'aller  à  Kioto  et  de  por- 
ter au  mikado  une  réponse  hautaine;  mais  Yamatono  demanda  avec 
instance  de  n'être  pas  choisi  pour  cette  mission,  et,  le  taïkoun  ayant 
insisté,  il  se  suicida.  Un  autre  grand  dignitaire,  Sakkaï-Vakassano- 
Kami,  fut  nommé  à  sa  place  et  partit  sans  hésitation  ;  mais,  à  peine 
à  Kioto,  au  milieu  des  fidèles  serviteurs  du  mikado  qui  lui  repro- 
chèrent son  obéissance  au  taïkoun  comme  une  trahison  contre  Tem- 
pereur  légitime,  il  perdit  courage.  Après  une  courte  conférence  avec 
les  plénipotentiaires  du  mikado,  qui  le  contraignirent  à  demander 
pardon  pour  avoir  suivi  les  ordi'es  du  taïkoun,  il  rentra  chez  lui  et 
s'ouvrit  le  ventre,  afin  d'épargner  à  sa  famille  la  honte  de  sa  dis- 
grâce. Le  suicide  de  ces  deux  fonctionnaires  fut  suivi  d'un  nouvel 
attentat  contre  la  vie  du  ministre  Ando,  l'un  des  principaux  chefs  du 
parti  libéral.  La  cour  de  Yédo  comprit  alors  que  le  parti  du  mikado 
était  devenu  puissant,  et  que  le  moment  de  lui  faire  une  opposition 
ouverte  était  passé.  Déjà  plusieurs  daïmios  avaient  osé  écrire  une 
lettre  dans  laquelle  ils  déclaraient  formellement  qu'ils  cesseraient  à 
l'avenir  d'aller  résider  à  Yédo;  on  violait  ainsi  les  lois  de  Gongen- 
$ama^  on  s'affranchissait  tout  à  fait  du  pouvoir  et  de  la  surveillance 
du  taïkoun. 

En  présence  d'une  situation  si  critique,  le  taïkoun  se  vit  obligé 
de  faire  de  grandes  concessions.  Il  désigna  un  nouvel  ambassadeur, 
Mazdaïri-Hokino-Kami,  ancien  gouverneur  d'Osaka,  homme  fort 
habile,  et  l'envoya  à  Kioto  avec  un  message  pacifique.  Le  taïkoun 
se  déclarait  prêt  à  déférer  aux  ordres  de  l'empereur,  mais  il  de- 
mandait que  ces  ordres  lui  fussent  communiqués  par  un  haut  fonc- 
tionnaire, véritable  ambassadeur  du  mikado,  qu'il  n'y  fût  fait  au- 
cune allusion  à  l'accusation  portée  contre  lui  par  les  daïmios,  et 
qu'on  donnât  à  son  voyage  l'apparence  d'une  visite  de  cérémonie. 
Cette  visite  avait  un  prétexte  naturel,  puisque  le  taïkoun  venait 
d'épouser  une  sœur  du  mikado,  et  que,  d'après  l'étiquette  japonaise, 
le  nouveau  marié  va  rendre  ses  devoirs  à  la  famille  de  sa  femme. 
Le  mikado  consentit  à  ces  demandes;  il  considéra  sans  doute  qu'il 
était  dangereux  de  pousser  trop  loin  ses  exigences  contre  un  prince 
aussi  puissant  que  le  taïkoun,  et  qu'il  fallait  se  contenter  pour  le 
moment  de  l'avoir  humilié  en  le  forçant  à  reconnaître  la  suprématie 
de  l'empereur  légitime.  Un  très  haut  fonctionnaire  de  la  cour  de 
Kioto,  Oharra-Saïemmono-Kami,  partit  donc  pour  Yédo,  où  il  arriva 


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LE  JAPON  DEPUIS  SON  OUVERTURE.  103 

2u  commencement  de  juillet  1862.  Il  eut  de  nombreuses  conférences 
avec  les  membres  du  conseU  d'état,  et  retourna  à  Kioto  après  avoir 
obtenu  la  promesse  formelle  que,  dans  le  délai  d'une  année,  le 
taîkoun  se  rendrait  auprès  du  mikado. 

Sans  attendre  le  résultat  de  cette  visite,  on  peut  déjà,  d'après 
tes  faits  qui  viennent  d'être  exposés,  reconnaître  que  si  l'entrevue 
da  taîkoun  et  du  mikado  doit  exercer  une  grande  influence  sur  les 
ai&dres  du  Japon,  elle  ne  tranchera  cependant  pas  toutes  les  dif- 
ficultés. Le  taîkoun  est  en  effet  trop  puissant  pour  abdiquer  volon- 
tairement un  pouvoir  que  lui  et  ses  ancêtres  ont  exercé  pendant  plus 
de  deux  siècles;  le  mikado  de  son  côté  ne  laissera  pas  échapper  sans 
une  lutte  opiniâtre  l'occasion  qui  s'offre  à  lui  de  ressaisir  la  puis- 
sance dont  sa  famille  a  été  dépossédée  depuis  le  temps  de  Taïkosama. 
Cn  lait  reste  acquis  néanmoins  :  c'est  que  les  difficultés  actuelles  du 
Japon  tourneront  à  l'avantage  de  l'Europe.  Quel  que  soit  le  maître 
que  les  éventualités  de  cette  lutte  donneront  au  Japon ,  il  devra  se 
mettre  résolument  à  la  tête  du  parti  qui  veut  assurer  par  une  poli- 
tique nouvelle  le  progrès  de  l'empire.  L'élément  étranger  qui  a  pé- 
Détré  au  Japon  ne  poun-a  plus  en  être  expulsé.  Qu'il  le  veuille  ou 
non,  le  gouvernement  japonais  devra  rester  en  relations  avec  les 
Occidentaux ,  et  de  ces  relations  naîtra  inévitablement  une  situation 
meilleure.  Ce  que  l'amour  des  conquêtes  a  fait  dans  les  temps  pri- 
mitifs des  sociétés  humaines,  ce  qu'a  su  faire  aussi  l'amour  de  la  foi 
au  moyen  âge,  c'est  le  commerce  qui  le  fait  aujourd'hui.  Principal 
agent  civilisateur  des  temps  modernes,  il  procède  d'une  manière 
différente  que  n'ont  fait  à  d'autres  époques  l'orgueil  national  et  la 
croyance  religieuse;  mais  il  tend  au  même  but.  Si  la  dévorante  ac- 
tivité de  nos  marchands  n'excite  pas  toujours  les  mêmes  sympathies 
que  r héroïsme  des  guerriers  et  le  dévouement  des  apôtres,  ces 
homiues  n'en  servent  pas  moins  avec  une  ardeur  intelligente  et  fé- 
conde la  cause  de  la  civilisation  occidentale  ;  ils  vont  répandre  au 
k)in  la  lumière  dont  leur  patrie  est  le  foyer;  ils  portent  l'influence  du 
travail  européen  dans  les  contrées  les  plus  éloignées,  les  plus  bar- 
bares, et  peut-être  la  meilleure  garantie  de  vitalité  qu'offre  en  ce 
moment  la  société  japonaise  est-elle  dans  la  présence  des  commer- 
çans  européens  parmi  elle,  dans  la  part  de  plus  en  plus  grande 
qu'elle-même  sait  faire  aux  idées  et  aux  tentatives  venues  de  l'Occi- 
dent. 

Rodolphe  Lindau. 


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LES 


ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

D'APRÈS  L'ÉCOLE  DE  TUBINGUE 


LE   D'  BAUR  ET   SES  ŒUVRES. 


Dos  Christenthum  und  die  ehristliehe  Kirehe  ier  drei  «rsteti  Jahrkunderte  {le  ChriâtUmisme 
et  l'Église  chrétienne  aux  trois  premiers  siècles),  2*  édition,  1860;  —  Vom  Anfang  des  vier- 
ten  bis  zum  Ende  des  secfisten  Jakrhunderts  (  Ou  eommencemenX  du  qucUrième  à  la  fin  du 
sixième  sièeU),  1809;  —Die  ehristliehe  Kirehe  des  itittelalters {l'Église ckrétietwe  aumoj/en 
âge),  1861,  par  le  docteur  Perd.  Christ.  Baur. 


Aujourd'hui  que  la  politique  et  la  philosophie  posent,  comme  à 
l'envi,  les  questions  religieuses,  et  en  particulier  celles  qui  con- 
cernent la  nature  et  la  valeur  du  christianisme,  il  importe  absolu- 
ment que  nous  ne  restions  pas  plus  longtemps  étrangers  aux  grands 
travaux  accomplis  au-delà  de  nos  frontières.  Ne  nous  laissons  pas 
surprendre  par  des  préventions  ou  des  engouemens  qui  seraient 
également  déplacés,  mais  sachons  du  moins  ce  qui  se  passe  et  ce 
qui  se  dit  autour  de  nous.  Ne  craignons  plus  de  porter  des  regards 
sympathiques  et  respectueux,  mais  fermement  investigateurs,  sur 
des  sujets  que  l'indifférence  ou  la  peur  enlevait  jusqu'à  présent  à 
notre  examen  scientifique.  Il  existe  en  Allemagne  toute  une  école, 
aussi  sérieuse  que  savante,  dont  l'influence  se  fait  de  plus  en  plus 
sentir  en  Hollande,  en  Angleterre,  en  Suisse,  en  Amérique,  et  qui 
se  prétend  en  possession  d'une  théorie  complète  sur  les  origines  du 


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LES  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME.  105 

christianisme  et  de  l'église.  Il  serait  peu  digne  de  notre  esprit  phi- 
losophique et  libéral  de  ne  pas  même  connaître  les  tendances  et  les 
doctrines  de  cette  école.  Et  comment  les  connaître,  si  on  ne  les  ex- 
pose pas  en  toute  liberté? 

La  grande  ambition  de  cette  école  a  été  de  ramener  l'histoire  ori- 
ginelle du  christianisme  aux  lois  essentielles  de  l'esprit  humain. 
C'est  déjà  laisser  à  entendre  qu'elle  se  place  en  dehors  ou,  pour 
mieux  dire,  au-dessus  de  la  vieille  opposition  du  naturel  et  du  sur- 
naturel. Le  miracle,  à  ses  yeux,  est  tout  le  contraire  d'une  expli- 
cati<Hi,  et  rien  ne  serait  plus  illogique  à  ce  point  de  vue  que  de  la 
sommer  de  revenir  sur  le  terrain  qu'elle  a  dépassé  en  lui  prouvant 
qu'elle  a  échoué  çà  et  là  dans  la  réalisation  de  son  programme.  Il 
en  résulterait  tout  simplement  pour  elle  que  les  points  en  litige  ne 
sont  pas  encore  résolus,  qu'ils  sont  peut-être  insolubles  faute  de 
renseignemens  suffisans;  mais  rien  de  plus.  On  aurait  bien  tort  d'ail- 
leurs de  s'imaginer  que  ses  recherches  sont  dirigées  dans  une  ar- 
rière-pensée hostile  au  christianisme  et  à  l'église.  Pour  elle,  le  chris- 
tianisme est  divin,  une  religion  définitive  et  vraie  dans  son  essence, 
mais,  pour  elle  aussi,  le  divin  se  révèle  précisément  dans  l'ordre  in- 
teUigible,  rationnel,  des  événemens  et  des  principes.  C'est  donc  dans 
on  esprit  religieux  qu'elle  élimine  le  surnaturel  de  ses  explications, 
et  en  essayant  de  montrer  à  quels  résultats  ont  abouti  de  si  hardies 
tentatives,  nous  croyons  n'avoir  rien  à  dire  dont  les  convictions 
chrëtieimesles  plus  sévères  aient  le  droit  de  se  sentir  blessées. 

A  la  fin  de  l'année  1860,  la  petite  ville  wurtembergoise  de  Tu- 
bingue  voyait  mourû'  un  homme  dont  le  nom  restera  grand  dans 
l'histoire  de  la  pensée  religieuse.  Le  professeur  Ferdinand  Chris- 
tian Baur  avait  été  frappé,  au  milieu  des  laborieuses  études  qui 
absorbaient  sa  robuste  vieillesse,  de  l'un  de  ces  coups  foudroyans 
que  notre  pauvre  organisme  réserve  trop  souvent  à  ceux  qui  l'ont 
condamné  au  labeur  intellectuel  à  perpétuité.  C'était  un  noble  et 
beau  vieillard,  plein  de  dignité,  de  l'abord  le  plus  cordial,  le  der- 
nier représentant  de  ce  grand  mouvement  de  critique  religieuse, 
déjà  inauguré  en  Allemagne  au  siècle  dernier,  un  moment  inter- 
rompu par  les  guerres  de  la  révolution  et  de  l'empire,  qui  reprit 
avec  une  intensité  redoublée  lorsque  la  paix  fut  rendue  à  l'Europe, 
et  qui  compte  aujourd'hui  parmi  les  grandes  puissances  de  la  se- 
conde moitié  du  xix*  siècle,  car  on  s'en  ressent  un  peu  partout, 
qu'on  le  connaisse  ou  qu'on  l'ignore,  qu'on  l'aime  ou  qu'on  le  dé- 
teste. Peut-être  doit-on  assigner  à  Baur  l'honneur  d'en  avoir  dit  le 


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106  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

dernier  mot,  et  marqué  ainsi  le  point  de  départ  d'évolutions  nou- 
velles dans  le  domaine  sans  limites  de  la  théologie  indépendante. 
Sa  vie  fut  celle  d'un  professeur  allemand  de  la  vieille  roche.  Sans 
aucune  ambition  politique,  ne  concevant  pas  de  monde  supérieur 
à  celui  des  universités  et  des  bibliothèques,  entièrement  dévoué  à 
la  science  depuis  sa  première  jeunesse,  il  vécut  et  mourut  dans  les 
sereines  régions  de  l'idée  pure.  Il  n'en  sortit  du  moins  de  temps  à 
autre  que  pour  rompre  de  formidables  lances  avec  ses  adversaires 
théologiques,  après  quoi  il  revenait  à  ses  recherches  favorites  avec 
un  calme  vraiment  majestueux.  Disons  pourtant  qu'en  véritable 
Gelehrte  de  son  pays,  ses  habitudes  bénédictines  ne  l'empêchèrent 
pas  d'aimer,  d'être  aimé,  de  se  marier,  d'être  un  excellent  mari  et 
un  père  vénéré.  La  tombe  prématurément  fermée  de  sa  digne  femme 
fut  l'un  des  deux  liens  qui  le  retinrent  toujours  dans  la  petite  uni- 
versité du  Neckar;  l'autre  fut  l'association  qui  s'était  peu  à  peu 
formée  entre  son  nom,  ses  idées  et  le  nom  de  Tubingue.  Voilà  donc 
à  peu  près  tout  ce  que  sa  biographie  nous  livre  d'intéressant  en 
dehors  de  ses  travaux  théologiques,  et  cependant  bien  peu  d'exis- 
tences peuvent  être  comparées  à  la  sienne  pour  l'activité. 

Fondateur  de  cette  école  de  Tubingue  dont  nous  désirons  retra- 
cer les  tendances  et  les  vues  principales,  il  eut  l'avantage  de  voir 
son  enseignement  adopté,  continué,  critiqué  même  par  de  studieux 
disciples.  On  formerait  presque  une  bibliothèque  avec  ses  ouvrages 
et  les  leurs,  sans  compter  les  livres  visiblement  écrits  sous  leur  in- 
fluence et  ceux  qui  furent  composés  dans  une  pensée  directement 
hostile  à  l'école.  Vers  l'année  1850  et  lorsque  Baur  avait  atteint  la 
maturité  de  l'âge  et  du  talent,  nous  remarquons  autour  de  lui,  en 
communauté  plus  ou  moins  complète  de  sentimens  et  d'opinions, 
des  hommes  tels  que  M.  Zeller,  aujourd'hui  professeur  fort  distingué 
de  philosophie  à  Marbourg,  et  qui  vient  d'être  appelé  à  léna  en  la 
même  qualité;  M.  Schwegler,  mort  depuis  quelques  années,  esprit 
critique  d'une  audace  et  d'une  précision  étonnantes,  qui  contribua, 
je  crois,  à  modifier  sur  quelques  points  la  pensée  du  maître  lui- 
même;  MM.  Ritschl  et  Volkmar,  aujourd'hui  professeurs  de  théo- 
logie, le  premier  à  Bonn,  le  second  à  Zurich;  M.  Kœstlin  (Karl), 
auteur  d'études  fort  savantes  sur  la  composition  des  trois  premiers 
évangiles;  M.  Hilgenfeld,  actuellement  professeur  à  léna,  et  qui 
paraît  devoir  succéder  au  chef  de  l'école  par  le  nombre  et  l'impor- 
tance de  ses  travaux.  J'en  passe  beaucoup  d'autres  pour  ne  citer 
que  les  plus  connus  dans  cette  savante  légion,  et  l'on  peut  s'aper- 
cevoir, par  cette  simple  énumération ,  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  d'une 
de  ces  agitations  éphémères  que  provoquent  parfois  les  idées  excen- 
triques d'un  professeur,  mais  d'un  véritable  levain  qui,  malgré  les 


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LES   ORIGINES   DU   CHRISTIANISME.  107 

réactifs  neutralisans  de  toute  espèce  que  la  politique  religieuse  ou, 
si  l'on  veut,  la  religion  politique  née  des  terreurs  de  1848  s'ingénie 
à  lui  appliquer,  remue  à  l'heure  qu'il  est  l'Allemagne  théologique 
d'un  bout  à  l'autre,  sans  parler  des  autres  pays.  Qu'on  laisse  souffler 
un  peu  ce  vent  libéral  qui  recommence  à  fraîchir,  et  Ton  verra  si  cette 
école  est  morte,  comme  l'affirmaient  naguère  ceux  qui  tâchaient  de 
l'étoufier. 

C'est  à  dessein  que  je  parle  de  levain,  car  ce  serait  faire  tort  aux 
savans  éminens  dont  j'ai  cité  les  noms  que  de  les  présenter  comme 
des  copistes  serviles  des  théories  de  Baur.  De  M.  Ritschl,  qui  se  rap- 
proche le  plus  du  point  de  vue  traditionnel  sur  l'histoire  de  Tèglise 
primitive,  à  M.  Zeller  par  exemple  ou  à  M.  Yolkmar,  les  nuances 
sont  fort  nombreuses.  A  mon  sens,  c'est  l'honneur  d'une  école  reli- 
gieuse, c'est  une  garantie  de  son  avenir  que  de  ne  pas  coucher  ses 
adhérens  sur  un  lit  de  Procuste ,  et  cette  variété  de  vues  dans  une 
même  tendance  est  d'autant  plus  facile  à  concevoir  que  Baur  lui- 
même,  comme  nous  l'avons  déjà  indiqué,  revint  plus  d'une  fois  sur 
ses  propres  allégations  pour  donner  raison  à  ses  critiques* 

Parler  de  quelques-uns  de  ses  plus  importans  ouvrages,  ce  sera 
donner  une  première  idée  du  genre  de  recherches  auxquelles  il  a 
voué  sa  vie.  Il  fit  paraître  en  1831  une  étude  approfondie  du  mani- 
chéisme (1),  qui  dénotait  une  érudition  immense,  un  esprit  spécu- 
latif et  hardi,  trop  enclin  peut-être  à  ces  combinaisons  paradoxales, 
à  ces  rapprochemens  plus  ingénieux  que  solides  dont  à  cette  époque 
Creuzer,  Hegel,  Schelling  et  leurs  disciples  étaient  si  prodigues  en 
matière  d'histoire  religieuse.  En  1832,  sa  manière  était  déjà  plus 
sévère,  plus  rigoureusement  scientifique  :  il  publia  cette  année-là 
on  traité  sur  les  rapports  entre  l'histoire  de  Jésus  et  celle  de  cet 
Apollonius  de  Thyane,  ce  Christ  païen  dont,  au  m''  siècle  de  notre 
ère.  Philostrate  composa  la  romanesque  histoire  comme  un  antidote 
contre  le  prestige  toujours  grandissant  du  Christ  des  Évangiles  (2).  Il 
entrait  en  plein  par  là  dans  l'un  des  problèmes  capitaux  qu'il  s'était 
posés,  celui  des  causes  réelles,  logiquement  déduites  au  point  de  vue 
de  la  philosophie  de  l'histoire,  de  la  lutte  du  paganisme  et  du  chris- 
tianisme, et  de  la  victoire  éclatante  du  second.  En  1835  paraissait 
son  ouvrage  sur  le  gnosticisme  des  premiers  siècles  (3),  cette  étrange 
et  grandiose  débauche  de  la  spéculation  religieuse,  où  le  burlesque 
et  le  sublime  se  coudoient,  et  dont  il  faut  pénétrer  les  hiéroglyphes, 
si  Ton  veut  avohr  le  mot  de  la  situation  réelle  d'une  époque  où  le 
chaos  des  esprits  enfantait  un  nouveau  monde.  A  cette  étude,  il  faut 

(I)  Iku  Manichaische  Religions-System. 
(S)  Apollonius  von  Thyana  und  Christus. 
(3)  DU  Christliche  Gnosis, 


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108  REYUB   DES   DEUX  MONDES. 

en  rattacher  une  autre,  qui  parut  en  1837^  sur  les  rapports  du  pla- 
tonisme et  du  christianisme  (1).  Tous  ces  travaux  n'étaient  pourtant 
que  des  recherches  qui  côtoyaient,  sans  l'aborder  encore,  le  sujet 
principal.  Dans  les  années  qui  suivirent,  Baur  s'attaqua  toujours 
plus  au  vif  de  la  question,  et  demanda  compte  aux  institutions,  aux 
traditions,  aux  écritures  chrétiennes  de  leur  valeur  historique  et 
de  leurs  origines.  En  1838,  il  publia  son  remarquable  ouvrage  sur 
YOrigine  de  l'Épiscopat  (2),  resté  fondamental  sur  cette  épineuse 
matière.  En  1845  parut  son  livre  sur  l'apôtre  Paul,  sa  carrière  et 
ses  épttres,  dans  lequel  on  pouvait  déjà  voir  se  dessiner  les  traits 
généraux  de  sa  théorie  sur  la  genèse  du  christianisme  (3).  Quel- 
ques années  auparavant,  il  avait  signalé  dans  un  traité  spécial  les 
motifs  qui  lui  paraissaient  plaider  contre  l'authenticité  des  épttres 
dites  pastorales^  adressées,  selon  la  tradition,  aux  disciples  de  Paul, 
Timothée  et  Tite  (i).  A  parth:  de  la  publication  sur  l'apôtre  Paul,  il 
concentra  ses  recherches  sur  les  Évangiles  eux-mêmes,  et  soit  dans 
des  ouvrages  spéciaux ,  soit  dans  des  articles  de  Y  Annuaire  théolo- 
gique de  Tubinguey  rédigé  par  lui,  M.  Zeller  et  leurs  amis,  il  les 
soumit  à  une  critique  minutieuse,  à  une  discussion  radicale.  Nous 
n'avons  rien  dit  de  son  travail  sur  les  épitres  d'Ignace,  dont  l'au- 
thenticité, depuis  notre  Jean  Daîllé,  qui  ouvrit  le  feu  contre  elles  en 
plein  XVII*  siècle,  est  devenue  toujours  plus  suspecte,  rien  non  plus 
de  l'ouvrage  qu'il  opposa  à  la  fameuse  Symbolique  de  Mœhler,  et 
où  il  déploya  une  étonnante  verdeur  protestante,  ni  de  son  Histoire 
du  Dogme  chrétien^  ni  de  deux  formidables  traités  sur  l'histoire  du 
dogme  de  la  rédemption  et  celle  du  dogme  de  la  Trinité,  ni  enfin  des 
Gegenschriften^  de  ses  répliques  à  ses  adversaires.  Si  nous  ajoutons 
que  les  règlemens  académiques  de  Tubingue  l'appelaient  à  monter 
souvent  en  chaire  le  dimanche  pour  prêcher,  à  s'occuper  de  l'admi- 
nistration ecclésiastique,  et  qu'il  mettait  un  zèle  exemplaire  à  s'ac- 
quitter de  ces  fonctions,  on  verra  que  nous  n'avons  rien  exagéré  en 
parlant  d'une  vie  on  ne  peut  plus  laborieuse. 

Pendant  que  le  maître  poursuivait  sa  tâche  avec  une  si  remar- 
quable ardeur,  ses  amis  et  ses  élèves  travaillaient  de  leur  côté  à  ré- 
viser ou  à  étendre  son  système.  Ses  théories  étaient  combattues  avec 
une  consciencieuse  furie ,  quelquefois  très  comique ,  par  les  chefs 
de  la  réaction  théologique,  avec  une  mauvaise  humeur  évidente 
par  l'excellent  Neander,  qui  lui  faisait  toujours  plus  de  concessions 
tout  en  abhorrant  ses  expressions  hégéliennes,  avec  une  passion 

(1)  Dos  ChrisUiche  des  Platonismus,  oder  Sokrates  und  Christus. 

(2)  Ueber  den  Ursprung  des  EpiscopaU, 

(3)  Paulus,  der  AposUl  Jesu  Christi. 

(4)  Die  sogen.  Pastoralbriefe  des  A,  Paulus, 


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LES  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME.  109 

des  plus  acharnées  par  le  plus  irascible  et  le  plus  rationaliste  des 
théologiens  allemands  de  l'heure  actuelle,  le  savant  auteur  de  V His- 
toire du  Peuple  d'Israël  ^  M.  Ewald,  qui  le  traitait  d'anti-chrétien 
et  ne  l'appelait  plus  que  «  le  Baur  de  Tubingue  »  {der  Tûbingische 
Baur)y  avec  plus  de  modération  par  MM.  Lûcke,  WeitzeU  Lechler, 
Ulhom,  enfin  par  notre  éminent  compatriote,  M«  le  professeur  Reuss 
de  Strasbourg,  et  par  le  spirituel  M.  Karl  Hase  d*Iéna.  Baur  lut  tout, 
fit  son  profit  de  tout,  et,  sans  abandonner  son  point  de  vue,  U  vécut 
précisément  assez  pour  élaborer  lui-même  une  exposition  définitive 
de  ses  idées  sur  les  origines  et  l'histoire  de  l'église  chrétienne,  ex- 
poeitîon  contenue  dans  les  trois  volumes  qui  vont  surtout  nous  oc- 
cuper, et  qui  parurent  successivement.  11  mourut  au  moment  où  il 
venait  de  terminer  le  manuscrit  du  dernier  (1). 

C'est  à  ces  trois  volumes  que  nous  renverrions  les  personnes  ef- 
frayées du  catalogue  que  nous  venons  de  dérouler  et  qui  voudraient 
sans  trop  de  peine  connaître  l'homme  et  ses  idées.  Le  style  est 
d'une  beauté  sévère.  Les  expressions  hégéliennes,  dont  nous  avons 
dit  un  mot,  auxquelles  au  surplus  il  faut  s'habituer,  si  l'on  veut  lire 
des  ouvrages  de  science  allemande,  ne  réussissent  pas  à  l'obscurcir. 
D'une  égalité  soutenue,  d'une  simplicité  austère,  il  est  opulent  à 
force  de  pensée.  Toute  réserve  faite  sur  les  opinions  de  l'auteur,  il 
faut  admirer  cette  manière  ample,  magistrale,  de  traiter  l'histoire 
et  d'en  fouiller  les  arcanes  pour  en  faire  ressortir  les  lois  immua- 
bles et  nous  initier  à  la  vie  intime  des  générations  disparues,  ce  qui 
est  le  grand  art.  Baur  excelle  en  particulier  à  reconstituer  toute  une 
situation  au  moyen  de  documens  obscurs,  incomplets,  échappés  au 
cataclysme  du  moyen  âge,  à  peu  près  comme  le  paléontologiste  re- 
construit de  pied  en  cap  un  animal  dont  il  ne  reste  que  quelques 
08.  Les  deux  premiers  siècles  de  l'église  chrétienne,  si  confus,  si 
obscurs  jusqu'à  ces  derniers  temps,  nous  apparaissent  désormais 
avec  tous  leurs  reliefs,  leurs  contrastes,  avec  une  physionomie  gé- 
nérale à  laquelle  il  n'y  a  plus  guère  rien  à  changer.  On  en  jugera 
par  le  résumé  que  nous  essaierons  de  faire  de  cette  grande  théo- 
rie historique;  disons  toutefois  d'abord  en  quel  état  l'école  de  Tu- 
bingue  a  trouvé  le  problème  qu'elle  a  voulu  résoudre,  et  d'après 
quels  principes  elle  a  procédé. 

La  théologie  catholique  et  l'ancienne  théologie  protestante  ne 
différaient  pas  en  principe,  autant  qu'on  l'aurait  pu  croire,  quant  à 
la  manière  de  se  représenter  les  origines  du  christianisme.  Pour 

(1)  Depuis  que  ces  lignes  sont  écrites,  le  saviuit  H.  Zeller,  gendre  de  Baur,  a  publié, 
ea  te  serrant  des  manuscrits  laissés  par  le  vieux  professeur,  une  Histoire  de  VÉglise  au 
éix-nnÊoièfnë  siècle,  des  plus  remarquables,  et  nous  promet  l'apparition  prochaine  d*ua 
dernier  Tolume  consacré  à  la  réforme  et  aux  trois  derniers  siècles. 


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110  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

toutes  deux,  rapparition  du  Christ  était  le  miracle  absolu,  le  mi- 
racle des  miracles.  Par  compassion  pour  Thumanité  déchue,  Dieu 
lui-même  avait  pris  notre  nature,  s'était  incarné  dans  le  sein  d'une 
Yierge-mère,  avait  souffert,  était  mort  humainement,  et,  après  avoir 
opéré  ce  qu'il  fallait  pour  la  rédemption  du  genre  humain,  il  avait 
laissé  à  des  apôtres  spécialement  choisis  le  soin  d'annoncer  au  monde 
entier  la  vérité  révélée,  en  leur  communiquant  le  pouvoir  surnaturel 
de  la  transmettre  infailliblement  et  pour  tous  les  temps. 

Jusque-là  les  deux  théologies  marchaient  assez  bien  d'accord.  La 
divergence  commençait  à  partir  du  moment  où  Ton  définissait  les- 
moyens  mis  en  œuvre  pour  réaliser  la  volonté  divine.  Comment  la 
personne  et  la  doctrine  de  l'homme-Dieu  devaient-elles  être  portées 
à  la  connaissance  de  l'humanité?  Par  l'église,  répondaient  les  théo- 
logiens catholiques,  par  l'église,  infaillible  dépositaire  de  la  pensée 
divine,  et  qui  était  déjà  constituée,  quand  le  Christ  quitta  la  terre, 
avec  saint  Pierre  pour  chef  visible  et  les  autres  apôtres  pour  coad- 
juteurs.  Leur  caractère  sacerdotal,  ainsi  que  leur  infaillibilité  reli- 
^euse,  ayant  été  transmis  par  une  voie  régulière  à  leurs  succes- 
seurs, c'est  le  sacerdoce  chrétien  qui  est  et  a  toujours  été  l'organe 
de  la  révélation,  le  vase  unique  de  l'immuable  tradition.  —  Il  n'y  a 
pas  de  sacerdoce  spécial  dans  la  nouvelle  alliance,  prétendaient  les 
protestans.  Sans  doute  les  apôtres  ont  reçu  le  Saint-Esprit  pour  en- 
seigner purement  et  fidèlement  la  vérité  religieuse;  mais  leur  privi- 
lège n'a  pas  été  étendu  aux  autres  chrétiens.  En  revanche,  poussés 
par  de  célestes  inspirations,  ils  ont  écrit,  et  les  livres,  grands  et 
petits,  qu'ils  ont  laissés  servent  pour  tous  les  temps  et  tous  les  lieux 
de  règle  à  la  croyance.  C'est  donc  la  Bible,  et  particulièrement  le 
Nouveau-Testament,  qu'il  faut  considérer  comme  la  source  unique 
et  infaillible  de  la  vérité. 

La  Bible  pour  les  uns,  l'église  pour  les  autres,  telles  étaient  donc 
les  deux  autorités  souveraines,  et  comme  les  dogmes  ont  aussi  leur 
logique,  il  en  résulta  que  des  deux  côtés  on  fut  conduit  à  pousser 
son  principe  à  sa  dernière  conséquence.  Pour  les  catholiques,  l'in- 
faillibilité de  l'église  s'identifia  toujours  plus  avec  celle  du  clergé  et 
surtout  avec  celle  de  la  papauté.  Pour  les  protestans,  la  Bible  re- 
vêtit un  caractère  tellement  miraculeux  que  les  points-voyelles  eux- 
mêmes,  introduits  par  les  rabbins  du  moyen  âge  dans  le  texte  hé- 
breu pour  en  facDiter  la  lecture ,  partagèrent  le  bénéfice  de  cette 
origine  céleste.  Comme  l'école  de  Tubingue  est  née  en  terre  protes- 
tante, nous  n'avons  pas  à  poursuivre  plus  longtemps  ce  parallèle. 
Signalons  seulement  un  dernier  point  sur  lequel  les  deux  grandes 
fractions  de  la  chrétienté  occidentale  se  rencontraient  encore. 

Que  les  apôtres  fussent  prêtres  et  en  état  de  transmettre  à  leurs 


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LES   ORIGINES   DU   GHRISTUNISME.  111 

successeurs  leur  infaillibaité  doctiînale,  ou  bien  que  ce  privilège 
eût  été  borné  à  leurs  personnes,  il  était  certain,  dans  tous  les  cas, 
que  l'unité  de  la  doctrine  et  du  culte  avait  dû  régner  dans  l'église 
enseignée  et  dirigée  par  eux.  L'inspiration  miraculeuse  ne  pouvait 
avoir  dicté  à  l'un  le  contraire  de  ce  qu'elle  dictait  à  l'autre,  et  les 
erreurs,  les  schismes,  les  hérésies  étaient  nés  uniquement  du  refus 
de  se  soumettre  aux  décisions  apostoliques.  Rien  de  plus  simple,  à 
première  vue,  que  cette  marche  des  choses,  et  pourtant,  dès  que 
Ton  se  mettait  à  étudier  scientifiquement  l'histoire  des  trois  pre- 
miers âècles,  on  se  trouvait  en  face  de  ténèbres  tellement  opaques, 
il  y  avait  si  peu  de  rapports  entre  la  source  et  le  fleuve,  les  phéno- 
mènes et  les  principes,  les  points  débattus  et  les  sentimens  en  vi- 
gueur dans  cette  période  présentaient  une  telle  incohérence,  qu'il 
fallait  désespérer  d'en  dessiner  le  cours  avec  quelque  vraisemblance. 
L'unité  et  l'orthodoxie  supposées  de  l'église  apostolique  déroutaient 
d'avance  les  recherches. 

Au  XVI*  siècle,  plus  d'une  remarque  fort  peu  orthodoxe  à  ce  su- 
jet avait  été  faite  dans  le  camp  protestant;  mais  le  siècle  suivant, 
âècle  d'autorité  s'il  en  fut,  ne  poursuivit  pas  ces  premières  tenta- 
tives, et,  malgré  quelques  essais  isolés  d'émancipation,  il  fallut  at- 
tendre jusqu'à  la  fin  du  xviii*  siècle  l'heure  de  l'application  d'une 
libre  critique  aux  origines  du  christianisme.  Beaucoup  d'érudition, 
une  infatigable  ardeur,  une  médiocre  philosophie,  un  manque  de 
goût  complet  daps  l'appréciation  des  choses  religieuses,  tels  furent 
les  caractères  de  la  critique  allemande  de  la  fin  du  siècle  dernier  et 
des  premières  années  de  celui-ci.  On  n'admettait  plus  le  miracle,  et 
pourtant  on  voulait  conserver  l'autorité  suprême  du  livre  saint.  De 
là  des  tours  de  force  exégétiques  que  l'on  raconte  encore  aujour- 
d'hui dans  les  réunions  d'étudians.  C'était  l'époque  par  exemple  où 
l'on  affirmait  gravement  que  le  miracle  de  l'eau  changée  en  vin  à 
Cana  «e  réduisait  à  un  cadeau  inattendu  fait  par  le  Christ  à  des 
fiance  pauvres,  et  où  l'on  expliquait  sa  résurrection  apparente  par 
une  mort  non  moins  apparente.  Qu'était  devenu  le  Seigneur  après 
cela?  On  ne  savait  trop  :  il  paraissait  seulement  que  saint  Paul  l'a- 
vait encore  rencontré,  quelques  années  après,  sur  le  chemin  de 
Damas,  etc.  Schleiermacher  et  le  romantisme  naissant  rendirent  un 
éclatant  service  à  la  science  religieuse  en  éliminant  avec  le  dédain 
qu'elles  méritaient  ces  ridicules  explications.  Disons  pourtant  que  le 
travail  prodigieux  de  recherches  patientes  et  minutieuses  qui  accom- 
pagnait ces  puériles  hypothèses  portait  déjà  de  meilleurs  fruits.  La 
critique  devenait  plus  méthodique  et  plus  sévère;  le  sens  de  l'anti- 
quité se  formait.  On  comparait  avec  d'anciens  manuscrits  récemment 
découverts,  ou  plus  soigneusement  explorés  qu'auparavant,  le  texte 


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112  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

reçu  des  livres  saints,  et  les  variantes,  dont  quelques-unes  avaient 
une  grande  importance ,  se  comptaient  par  milliers.  On  conçoit  le 
coup  porté  par  une  telle  expérience  à  la  vieille  théorie.  Si  Je  texte  est 
miraculeusement  inspiré,  quelle  est  la  leçon  miraculeuse?  On  s'aper- 
cevait des  étroites  ressemblances,  jointes  à  d'étonnantes  différences, 
que  présentaient  les  trois  premiers  évangiles,  et  le  quatrième,  celui 
de  Jean,  commençait  à  provoquer  des  doutes  sérieux  sur  son  au- 
thenticité apostolique.  On  établissait  que  la  tradition  orale  des  évé- 
nemens  de  l'histoire  évangélique  en  avait  dû  précéder  pendant  un 
temps  assez  long  la  rédaction  canonique  et  agir  fortement  siu*  cette 
rédaction  elle-même.  On  avait  saisi  la  nature  et  le  mode  de  forma- 
tion des  mythes  antiques,  et  Ton  ne  pouvait  se  dissimuler  que  la 
Bible  renfermait  aussi  des  élémens  mythiques.  Les  savans  étaient 
d'accord  pour  affirmer  que  l'épitre  aux  Hébreux  ne  pouvait  avoir 
saint  Paul  pour  auteur,  et  que  la  seconde  épître  de  Pierre  ne  pou- 
vait non  plus  être  attribuée  à  l'apôtre  dont  elle  portait  le  nom.  On 
voyait,  à  n'en  pouvoir  douter,  que  la  liste  des  livres  saints  n'avait  été 
arrêtée  définitivement  qu'assez  tard,  au  v«  siècle,  et  qu'auparavant 
il  y  avait  eu  des  fluctuations  nombreuses  au  sujet  de  livres  qui  n'y 
étaient  pas  alors,  ou  qui  n'y  sont  plus  aujoiu-d'hui.  Bien  plus,  une 
connaissance  croissante  de  l'antiquité  apprenait  combien  on  avait 
tort  d'attacher  une  grande  importance  aux  témoignages  historiques 
et  même  aux  déclarations  des  auteurs  sur  l'authenticité  des  anciens 
documens.  Il  était  trop  visible  que  le  sentiment  de.la  propriété  lit- 
téraire était  alors  à  peu  près  inconnu,  que  le  nombre  des  pseudépî- 
graphes,  c'est-à-dire  des  ouvrages  parus  sous  un  nom  d'emprunt, 
était  énorme,  qu'un  écrivain  de  ce  temps-là,  désireux,  non  pas  de 
se  faire  une  réputation,  mais  de  propager  ou  de  défendre  ses  idées 
favorites,  inscrivait  sans  le  moindre  scrupule  le  nom  d'un  auteur 
faisant  autorité  en  tête  de  sa  propre  composition,  et  s'imposait 
même  rarement  la  peine  de  donner  de  la  vraisemblance  à  sa  fraude 
innocente.  Il  en  résultait  qu'une  foule  de  documens  perdaient  leur 
date  convenue,  et  ne  pouvaient  plus  servir  de  base  solide  à  l'his- 
toire. 

En  un  mot,  toute  la  vieille  théorie  était  en  désarroi,  et  malheu- 
reusement aucune  vue  d'ensemble,  aucun  système  historique  logi- 
quement coordonné  ne  lui  était  substitué.  La  religion  chrétienne,  en 
soi  fort  indépendante  de  ces  discussions  critiques,  ne  souffrait  réel- 
lement point  de  cette  dissolution  continue  de  l'ancienne  théologie. 
Schleiermacher  avait  même  tiré  des  données  pures  de  la  conscience 
chrétienne  une  doctrme  complète  d'une  élévation  et  d'un  spiritua- 
lisme admirables.  Néanmoins  la  science  chrétieinne  était  dans  une 
position  qu'elle  ne  pouvait  longtemps  accepter.  A  la  place  d'une 


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LES   ORIGINES   DU   CHRISTUMSME.  •      113 

théorie  reconnue  défectaeuse,  mais  positive  et  claire,  il  y  avait  un 
chaos  de  faits  constatés  et  démontrés  sans  doute,  mais  un  chaos. 
C'est  à  quoi  l'esprit  humain  ne  se  résigne  jamais  longtemps. 

Ce  fut  la  force  et  ce  sera  toujours  le  mérite  du  docteur  Strauss 
d'avoir  le  premier  tenté  une  explication  systématique  des  origines 
du  christianisme.  Sa  faiblesse  fut  de  leur  appliquer  trop  hâtivement, 
en  dehors  des  conditions  de  l'histoire  réelle,  sans  tenir  compte  de 
tontes  les  données  du  problème,  une  théorie  qui  pouvait  séduire 
dans  un  temps  où  l'hégélianisme  passait  pour  la  loi  et  les  prophètes 
du  monde  moderne,  mais  qui  devait  laisser  la  raison  mécontente 
aussi  bien  que  froisser  le  sentiment  religieux  à  parth:  du  moment 
où  le  prestige  du  système  aurait  baissé.  Le  malheur  de  Thégélia- 
nisme  absolu,  quand  on  l'applique  rigoureusement  à  l'histoire,  c'est 
de  volatiliser  les  personnes  vivantes  et  les  faits  concrets  pour  les 
ramener  à  un  petit  nombre  d'êtres  abstraits  sans  os  ni  chah*,  qui 
voltigent  en  l'air  sans  jamais  toucher  le  sol  du  bout  des  pieds.  Le 
christianisme  était  donc  un  mouvement  impersonnel  des  esprits 
juifs  et  païens;  l'histoire  évangélique  était,  à  fort  peu  d'exceptions 
près,  une  série  de  mythes  dont  il  fallait  se  borner  à  dégager  l'idée 
essentielle,  mais  sans  se  préoccuper  de  la  réalité  même  du  mythe, 
et  en  véritable  hégélien,  brisant  l'une  contre  l'autre  la  vieille  ortho- 
doxie et  le  rationalisme,  le  docteur  souabe  élevait  sur  les  débris  de 
Fancienne  antithèse  sa  hautaine  et  impitoyable  négation. 

Bn  France,  on  est  assez  enclin  à  croire  que  M.  Strauss  représente 
le  point  d'arrivée  de  la  critique  religieuse  allemande.  La  réalité  est 
pourtant  que  cette  critique,  fortement  secouée  par  lui,  il  est  vrai, 
et  ayant  eu  besoin  de  quelque  temps  pour  se  reconnaître,  a  continué 
à  se  développer  dans  un  sens  qu'il  n'avait  pas  prévu,  et  que  son 
Êuneux  ouvrage  sur  la  Vie  de  Jésus  est  considéré  généralement  au- 
jourd'hui comme  une  tentative  manquée.  L'histoire  réelle  a  re- 
gimbé contre  cet  effort  avec  une  indomptable  puissance.  Non-seu- 
lement on  pouvait  avec  le  docteur  Ullmann ,  en  partant  du  fait  pur 
et  ample,  incontestable  et  incontesté,  que  «  l'église  chrétienne  a 
été  fondée  par  un  Juif  crucifié ,  »  afiSrmer  par  voie  d'induction  les 
traits  essentiels  de  l'histoire  évangélique;  mais  une  personnalité  con- 
crète et  palpable  comme  celle  de  l'apôtre  Paul,  ses  principales  épttres 
tout  agitées  des  luttes  et  des  controverses  qui  passionnaient  l'église 
apostolique,  le  conflit  des  tendances  pauliniennes  et  judmsantes  au 
premier  et  au  second  siècle,  toutes  ces  importantes  données  du  pro- 
blème, que  M.  Strauss  avait  comparativement  négligées,  supposaient 
à  l'origine  de  l'égUse  des  êtres  bien  autrement  réels  que  les  sil- 
houettes nuageuses  de  la  légende  et  du  mythe.  Avant  lui,  on  ne  com- 
prenait pas  comment  l'histoire  des  trois  premiers  siècles  pouvait  être 

VOMI  XLT.  8 


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lia       •  REYUE  DES   DEUX   MONDES. 

si  vague,  si  incohérente,  quand  son  point  de  départ  était  si  ferme,  si 
arrêté.  Apre?  lui  et  à  mesure  que  le  jour  se  faisait  dans  cette  énig- 
matique  période,  il  n'était  pas  plus  facile  de  comprendre  comment 
des  faits  aussi  compactes,  aussi  vivans  que  ceux  que  l'on  voyait  se 
dessiner  de  plus  en  plus  nettement  sur  ce  fond  obscur,  pouvaient  re- 
poser sur  .un  terrain  aussi  fluide,  aussi  vaporeux  que  son  Christ  im- 
personnel. 

Tel  était  l'état  de  la  question  quand  les  travaux  de  l'école  de  Tu- 
bingue  commencèrent  à  attirer  l'attention  des  théologiens  allemands. 
Il  y  avait  tout  un  édifice  historique  à  élever.  Quelle  méthode  suivre 
pour  coordonner  les  observations  et  les  découvertes  que  la  critique 
religieuse  avait  amoncelées  ?  La  philosophie  hégélienne  avait  raison 
de  dire  que  l'histoire  aussi  a  sa  logique ,  l'histoire  des  idées  reli- 
gieuses comme  toutes  les  autres.  Si  donc  on  pouvait  trouver  par  la 
voie  historique  ordinaire  un  ou  deux  points  de  repère  incontestables, 
absolument  certains,  il  n'y  avait  plus  qu'à  combiner  logiquement 
les  matériaux  encore  disséminés,  de  telle  manière  que  la  pensée  pût 
les  relier  sans  contradiction  aux  pierres  angulaires  déjà  posées. 
D'avance  on  devait  présumer  que  l'esprit  humain  avait  été  fidèle  à 
ses  lois  constitutives  dans  les  premiers  siècles  de  l'église  chrétienne. 
Par  conséquent,  si  l'on  parvenait  à  organiser  la  masse  des  faits  iso- 
lés de  manière  à  en  former  un  tout  proportionné,  naturel,  satis- 
faisant l'esprit,  la  réussite  même  de  l'opération  devait  fournir  la 
preuve  qu'on  avait  retrouvé  la  vérité  historique. 

Eh  bien  !  les  deux  points  de  repère,  les  deux  faits  qui  dominent 
avec  évidence  le  développement  religieux  des  deux  premiers  siècles 
sont  trouvés.  Le  premier,  c'est  qu'à  la  fin  du  second  siècle,  au 
temps  d'Irénée,  de  TertuUien,  de  Clément  d'Alexandrie,  il  existe 
une  église  catholique  organisée,  répandue  dans  toutes  les  provinces 
de  l'empire  et  même  au-delà,  une  ou  du  moins  croyant  l'être  dans 
sa  doctrine  et  sa  discipline,  dirigée  par  des  évêques  en  possession 
d'une  règle  de  foi  assez  semblable  à  celle  que  nous  appelons  aujour- 
d'hui le  symbole  des  apôtres,  se  disant  par  conséquent  attachée  à 
l'enseignement  apostolique  tel  que  les  apôtres  sont  censés  l'avoir 
transmis  d'un  commun  accord  aux  églises  locales  qu'ils  ont  fon- 
dées. —  Le  second,  c'est  que,  si  nous  revenons  au  milieu  du  pre- 
mier siècle,  la  situation  est  tout  autre.  L'église  apostolique,  la  so- 
ciété chrétienne  du  temps  des  apôtres,  est  agitée  par  de  graves 
dissensions,  l'unité  de  doctrine  n'existe  nullement,  et  les  partis  en 
lutte  s'opposent  mutuellement  des  noms  d'apôtres  dans  leurs  vio- 
lentes controverses.  La  dispute  roule  à  cette  époque  sur  les  rapports 
du  christianisme  avec  le  judsusme.  Les  uns,  disciples  et  partisans  de 
l'apôtre  Paul,  disent  qu'il  faut  rompre  complètement  avec  la  loi  juive 


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LES   ORIGINES   DU   CHRISTIANISME.  115 

et  ne  plus  avoir  égard  à  ses  institutions  vieillies  ni  à  ses  prétentions 
exclusives;  les  autres  veulent  au  contraire  que,  pour  devenir  chré- 
tien, on  commence  par  se  faire  juif,  que  Ton  se  soumette  à  toutes 
les  conditions  légales  et  rituelles  du  judaïsme,  et  abritent  leurs  exi- 
gences sous  les  noms  vénérés  de  Pierre,  de  Jean  et  de  Jacques. 

Révoquera-t-on  en  doute,  dans  l'intérêt  de  la  tradition  convenue, 
cet  état  de  lutte  acharnée  dans  Téglise  apostolique?  L'école  de  Tu- 
bingue  répond  que  les  faits  sont  patens,  que  les  épltres  de  Paul  en 
fournissent  d'irrécusables  preuves ,  qu'il  y  eut  entre  lui  et  saint 
Pierre  une  discussion  acerbe,  publique,  dans  la  ville  d'Antioche,  où 
ils  s'étaient  rencontrés;  qu'en  Galatie,  àCorinthe,  à  Éphèse,  à  Rome, 
partout  l'apôtre  des  gentils  rencontra  des  adversaires  passionnés 
contre  lesquels  il  fut  forcé  de  défendre  la  légitimité  de  sa  mission, 
la  vérité  de  sa  doctrine,  et  qui  invoquaient  contre  lui  l'autorité  des 
apôtres  de  Jérusalem.  Le  livre  des  Actes  lui-même,  dont  on  serait 
tenté  d'alléguer  la  tendance  conciliante  en  preuve  du  contraire,  de- 
vient un  argument  de  plus,  dès  qu'on  s'aperçoit,  et  cela  n'est  pas 
difficile,  du  parti-pris  de  l'auteur,  qui  cherche  à  ensevelir  dans 
Foubli,  en  les  atténuant  de  son  mieux ,  des  divisions  aussi  pénibles 
qu'incompréhensibles  pour  les  chrétiens  d'une  autre  génération. 

Ces  deux  faits  une  fois  reconnus,  le  problème  à  résoudre  est  déjà 
bien  simplifié.  Il  faut  suivre,  en  s' appuyant  sur  des  documens 
éclairés  d'un  jour  tout  nouveau  par  leur  rapport  avec  cette  contro- 
verse primitive,  la  ligne  qui  mène  de  cette  controverse  à  l'unité  ca- 
tholique telle  qu'elle  se  réalise  à  la  fin  du  ii^  siècle.  Les  questions 
d'authenticité  sont  éliminées.  Il  importe  peu  de  savoir  quel  est  l'au- 
teur réel  d'un  document  quelconque  :  ce  qui  importe,  c'est  de  sa- 
voir ce  que  ce  document  contient,  les  principes  dont  il  part,  le  but 
auquel  il  vise,  l'intérêt  qui  l'a  dicté,  et  de  le  caser  à  la  place  qui  lui 
revient  logiquement  dans  cette  dialectique  deux  fois  séculaire,  à 
peu  près  comme  dans  un  jeu  de  patience  dont  les  principales  figures . 
sont  déjà  dessinées  on  fait  coïncider  les  morceaux  encore  isolés  en 
recherchant  leur  rapport  avec  les  angles  rentrans  ou  sortans  du  des- 
sin déjà  formé.  Cela  fait,  on  aura  une  connaissance  claire  et  positive 
du  II*  siècle  et  de  la  seconde  partie  du  premier.  C'est  ce  qui  per- 
mettra de  s'orienter  avec  assurance,  en  prolongeant  les  lignes  :  en 
arrière,  du  côté  des  origines  proprement  dites  de  l'église,  car  cette 
division  des  premiers  chrétiens  en  deux  camps  a  dû  avoir  sa  raison 
d'être  dans  les  conditions  mêmes  de  l'apparition  du  christianisme  ; 
—  en  avant,  du  côté  de  la  victoire  que  l'église  du  commencement 
du  1?^  siècle  doit  remporter  sur  le  monde  païen. 

C'est  par  cette  voie  que  l'école  de  Tubingue  se  flatte  d'avoir  re- 
constitué l'histoire  positive  du  christianisme  primitif.  Lorsque  le 


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116  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

passage  de  Constantin  au  christianisme  aura  consacré  le  triomphe 
de  Téglise,  la  même  méthode  philosophique  servira  à  démêler,  dans 
la  nature  de  cette  victoire,  au  fond  partielle,  les  germes  d'une  nou- 
velle série  d'oppositions  dans  laquelle  le  principe  chrétien  originel 
déploiera  successivement  l'inépuisable  richesse  de  son  contenu.  En 
un  mot,  la  théorie  de  Tubingue  est  le  premier  grand  essai  d'une 
philosophie  de  l'histoire  de  l'église. 

Nous  venons  d'indiquer  l'idée  qui  domine  les  recherches  de  Té- 
cole  ;  il  reste  maintenant  à  voir  comment  les  théologiens  de  Tubin- 
gue l'ont  appliquée  à  l'œuvre  proprement  dite  du  Christ,  aux  con- 
troverses de  la  génération  apostolique  et  à  la  formation  de  l'unité 
catholique  primitive. 

IL 

Il  s'agit  avant  tout  de  préciser  nettement  le  point  de  départ  et  le 
principe  essentiel  du  christianisme. 

Son  origine  est  nationale  et  personnelle  :  il  est  né  au  sein  du 
peuple  juif  et  dans  la  conscience  vraiment  divine  de  celui  en  qui 
s'est  accompli  le  meilleur  de  la  loi  et  des  prophètes  ;  mais  par  son 
principe  il  ne  tardera  pas  à  rencontrer  une  opposition  aussi  violente 
de  la  part  des  Juifs  que  de  la  part  des  païens,  et  c'est  à  son  caractère 
foncièrement  universaliste  qu'il  devra  cet  antagonisme.  Non-seule- 
ment il  est  monothéiste,  par  cela  même  anti-païen,  mais  encore  il 
prétend  s'élever  au-dessus  de  la  nationalité,  ce  principe  suprême  de 
l'ancien  monde,  qui  ne  soupçonna  jamais  ce  que  nous  entendons  par 
l'humanité,  et,  pour  réaliser  sa  prétention,  il  viendra  se  heurter 
contre  son  propre  berceau,  où  l'on  considère  la  religion  comme 
identique  avec  la  patrie.  *  Permis  au  psâen  d'embrasser  la  religion 
des  Juifs,  mais  il  ne  le  peut  pas  sans  se  faire  en  même  temps  natu- 
raliser Juif. 

Le  principe  essentiel  du  christianisme  doit  donc  avoir  été  tel  que 
l'universalisme  religieux  absolu  en  soit  la  conséquence  immédiate. 
Autrement  ses  luttes  des  premiers  jours  seraient  incompréhensibles. 
Et  comme  dans  toute  antithèse  marchant  vers  sa  solution  il  y  a  des 
moyens  termes  qui  amènent  et  expliquent  la  conciliation  des  prin- 
cipes opposés,  comme  c'est  l'universalisme  qui  a  vaincu,  il  faut 
chercher  dans  l'état  général  des  esprits  aux  premiers  siècles  de  notre 
ère  les  aspirations  et  les  tendances  qui,  sans  supprimer  encore  les 
élémens  hostiles,  favorisaient  d'avance  l'éclosion  d'une  religion  uni- 
versaliste au  sein  de  l'humanité. 

Depuis  longtemps  déjà,  ceux  même  qui  pensent  que  la  religion 
chrétienne  est  une  intercalation  miraculeuse  dans  le  développement 


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LES   ORIGINES   DU   CHRISTIANISME.  117 

naturel  des  choses  humaines  ont  reconnu  qu'elle  trouva,  quand 
elle  naquit,  un  monde  préparé  à  la  recevoir.  De  vagues  attentes, 
des  frémissemens  mystérieux,  je  ne  sais  quel  recueillement  succé- 
dant aux  tempêtes  qui  avaient  précédé  l'établissement  de  l'empire, 
le  coucher  mélancolique  des  vieilles  croyances  et  des  divinités  de  la 
nature,  tout  cela  a  été  cent  fois  constaté,  décrit,  étudié  par  les  his- 
toriens et  chanté  par  les  poètes  : 

Dans  Virgile  parfois. 

Le  Yen  porte  à  sa  cime  une  lueur  étrange. 

Mais  sans  contester  ces  appréciations  poétiques  de  la  situation, 
l'historien  sévère,  qui  cherche  des  lignes  précises  dans  le  mouve- 
ment général,  discerne  certains  grands  traits  qui  sont  autant  de 
prophéties  d'un  nouvel  ordre  de  choses  qui  va  naître.  D'abord  il 
faut  que,  sinon  l'idée  réfléchie,  du  moins  le  sentiment  de  l'huma- 
nité se  dégage  dans  la  conscience  humaine,  et  c'est  à  l'action  com- 
binée de  la  Grèce  et  de  Rome  que  cela  sera  dû.  Ce  n'est  pas  seule- 
ment parce  que  la  philosophie  grecque  a  ruiné  la  foi  mythologique 
(peut-être  serait-il  tout  aussi  vrai  de  dire  qu'elle  est  née  eUe-mème  de 
la  décadence  déjà  bien  avancée  de  cette  foi)  qu'elle  a  frayé  la  voie  à 
rÉvangile,  c'est  bien  plus  encore  parce  que,  depuis  Platon  et  Aristote 
et  malgré  eux,  revenant  ainsi  au  principe  même  de  l'enseignement 
socratique,  cette  philosophie  a  concentré  de  préférence  ses  eiforts  sur 
l'homme  en  lui-même,  sa  nature,  ses  besoins,  sa  destinée.  Quels  sont, 
au  moment  de  l'apparition  du  christianisme,  les  systèmes  populaires 
et  puissans?  C'est  le  stoïcisme  et  l'épicurisme,  dont  la  tendance  com- 
mune, malgré  leurs  différences  radicales,  est  la  recherche  du  souve- 
rain bien.  C'est  donc  l'élément  éthique,  c'est  l'homme  en  lui-même 
qui  attire  les  méditations  des  penseurs.  La  philosophie  la  plus  res- 
pectable de  cette  période,  celle  qui  est  représentée  par  Cicéron, 
Sénëque,  Épictète,  Marc-Aurèle,  est  un  stoïcisme  passablement 
éclectique,  mais  avant  tout  moral.  A  chaque  instant,  la  morale  phi- 
losophique et  la  morale  chrétienne  se  rencontrent  sans  s'en  douter. 
Sënèque  par  exemple  a  déjà  des  pages  de  morale  toute  chrétienne, 
et  c'est  ce  qui  a  donné  une  certaine  apparence  à  la  tradition,  d'ail- 
leurs insoutenable,  de  ses  rapports  avec  saint  Paul.  Baur  a  fait  à 
ce  sujet  les  rapprochemens  les  plus  curieux.  Au  preiçier  abord,  il  y 
a  quelque  chose  de  paradoxal  à  prétendre  que  l'épicurisme  a  aussi 
préparé  les  esprits  au  christianisme.  Pourtant,  par  cela  même  qu'il 
ramène  l'homme  à  son  être  intérieur  et  le  force  ainsi  de  réfléchir 
sur  sa  nature  essentielle,  il  ouvre  la  porte  à  une  religion  qui  débute 
par  dire,  non  pas  au  Juif,  au  Grec,  au  Romain,  au  Gaulois,  mais  à 
V homme  :  Rentre  en  toi-même! 


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118  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

C'est  rhomme  en  effet,  Thomme  dans  toute  la  généralité  de  ce 
mot,  qui  se  lève  aux  premiers  siècles  de  notre  ère  sur  les  débris 
des  nationalités.  Et  faut-il  donc  indiquer  ici  le  terrible  marteau  qui 
les  a  pulvérisées?  Rome  a  tué  partout  la  patrie.  Courbés  sous  le 
même  joug,  les  peuples  ne  peuvent  plus  s'opposer  le  dédain  su- 
perbe qui  les  séparait  autrefois  en  autant  de  mondes  à  part.  Il  n'a 
pas  moins  fallu  que  cette  universelle  humiliation  pour  maintenir 
si  longtemps  l'empire  romain  malgré  tout  ce  qui  aurait  dû  le  dis- 
soudre. Des  nationalités  opprimées  se  révoltent  à  la  longue;  mais 
encore  faut-il  que  le  feu  de  l'esprit  national  couve  sous  les  cendres 
de  la  liberté  perdue,  et  ce  feu  était  éteint  partout,  excepté  chez  les 
Juifs  et  les  Romains  proprement  dits.  C'était  encore  une  grande 
chose  alors  que  de  pouvoir  s'écrier  :  civis  romarins  I  Et  pourtant, 
juste  punition  de  la  tyrannie  romaine,  la  politique  impériale  se 
voyait  forcée  de  répandre  de  plus  en  plus  ce  titre  glorieux  parmi 
les  peuples  vaincus,  et  l'on  voyait  déjà  poindre  le  jour  où  le  droit 
de  cité  romaine,  étant  accordé  à  tous,  n'appartiendrait  plus  à  per- 
sonne. Heureusement  l'homme  restait,  et  c'était  assez,  c'était  tout. 

Quant  au  judaïsme,  par  sa  grande  idée  monothéiste,  il  pouvait 
prétendre  à  l'universalité;  mais  par  son  culte,  par  sa  loi,  il  ne  le 
pouvait  pas  et  n'était  qu'une  religion  nationale  comme  les  autres. 
Cependant  le  judaïsme  commençait  aussi  à  s'ouvrir  à  l'esprit  du 
temps  nouveau.  Déjà  le  judaïsme  alexandrin,  sous  le  manteau  com* 
plaisant  de  l'allégorie,  avait  éprouvé  le  besoin  de  concilier  Moïse  et 
Platon.  Les  thérapeutes  avaient  leurs  analogues  et  peut-être  leurs 
imitateurs  chez  les  esséniens  de  Palestine,  et  bien  qu'il  faille  reje- 
ter au  nombre  des  hypothèses  les  plus  creuses  celle  qui  voit  dans  le 
christianisme  un  enfant  de  l'essénisme,  bien  qu'il  n'y  ait  rien  de 
commun  entre  l'esprit  monacal,  formaliste,  ésotérique  des  céno- 
bites de  la  Mer -Morte  et  le  spiritualisme  plein  d'initiative  et  de 
largeur,  ouvert  à  tous,  démocratique  dans  le  meilleur  sens  du  mot, 
de  l'Évangile  primitif,  il  faut  reconnaître  que,  par  la  pureté  de  sa 
morale,  l'essénisme,  dont  l'influence  était  alors  répandue  dans  les 
diverses  classes  de  la  société  juive,  faisait  en  Judée  ce  que  la  philo- 
sophie faisait  en  Europe  :  il  ramenait  l'homme  à  lui-même  et  éle- 
vait la  question  morale  au  premier  rang. 

Le  christianisme  naissant  se  montre  donc  à  nous  comme  l'unité 
naturelle  vers  laquelle  convergent  les  lignes  supérieures  du  monde 
contemporain  de  son  origine.  Ses  amis  et  ses  adversaires  se  sont 
donné  bien  de  la  peine,  ceux-ci  pour  fouiller  dans  les  annales  des 
religions  et  des  philosophies  antiques,  afin  de  prouver  qu'il  n'a  rien 
appris  de  nouveau  à  l'humanité,  et  que  ses  plus  beaux  préceptes, 
ses  enseignemens  les  plus  élevés  étaient  déjà  formulés  dans  les 


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LES  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME.  119 

sanctuaires  de  la  Grèce,  dans  les  hypogées  de  FÉgypte,  dans  les 
soutras  du  bouddhisme  et  môme  dans  les  leçons  d'un  Confucius; 
ceux-là  pour  nier  ou  pour  atténuer  autant  que  possible  la  valeur  de 
ces  rapprochemens  souvent  un  peu  forcés.  Peines  inutiles!  la  gloire 
du  christianisme,  c'est  d'avoir  fait  une  gerbe  éblouissante  des  lueurs 
disséminées,  inaperçues,  qui  serpentaient  au  fond  des  traditions 
antiques,  c'est  d'être  la  religion  des  religions,  et  toute  sa  défense 
contre  le  judaïsme  et  le  paganisme  devrait  se  réduire  à  ceci,  que  ce 
qui  est  divin  dans  ces  deux  grandes  formes  religieuses  est  précisé- 
ment ce  qui  s'y  trouve  de  chrétien. 

Quel  sera  en  lui-même  ce  principe  du  christianisme,  universa- 
liste,  contenant  en  germe  ou  pouvant  attirer  à  lui  les  élémens  reli- 
gieux les  plus  purs  de  la  conscience  humaine?  Déjà  nous  pouvons 
poser  en  fait  qu'il  doit  se  trouver  dans  l'homme  lui-même,  par  cela 
seul  qu'il  est  homme,  abstraction  faite  de  la  race,  de  la  nationalité, 
du  rite,  de  la  tradition  ambiante;  mais  c'est  ici  qu'il  faut  consulter 
les  documens  historiques  où  l'on  peut  étudier  l'œuvre  et  la  personne 
de  son  fondateur,  c'est  ici  que  se  présente  la  question  des  Évangiles, 

C'est  aussi  le  point  où  la  critique  de  Tubingue  tranche,  si  j'ose 
ainsi  parler,  en  pleine  chair.  Elle  commence  par  éliminer,  en  tant 
que  source  historique,  le  quatrième  évangile,  celui  qui  est  attribué 
à  l'apôtre  Jean  et  qui  débute  par  la  fameuse  théorie  du  Verbe  divin 
devenant  homme  en  Jésus-Christ,  après  avoir  pénétré  la  nature  et  la 
conscience.  Elle  prétend  que  la  notion  métaphysique  du  Verbe  n'a 
pu  être  appliquée  à  la  personne  humaine  du  Christ  qu'après  un  long 
temps  de  réflexion  philosophique  et  religieuse,  qu'une  pareille 
théorie  est  inimaginable  dans  la  pensée  de  l'humble  pêcheur  de 
Bethsaîda,  qui  avait  senti  battre  le  cœur  humain  du  mattre  lors  du 
souper  funèbre,  et  que  la  transfiguration  de  l'histoire  du  Christ  sous 
l'influence  de  ce  dogme  théologique  est  trop  visible  pour  qu'on 
cherche,  dans  l'évangile  qui  en  provient,  une  image  authentique  et 
réelle  du  Christ  historique.  De  plus  cet  évangile,  par  sa  manière  de 
parler  du  judaïsme  et  de  la  loi,  est  d'un  siècle  en  avant  des  contro- 
verses contemporaines  des  apôtres.  Restent  donc  les  trois  premiers, 
req)ectîvement  attribués  à  Matthieu,  Marc  et  Luc.  Ceux-ci  portent 
à  un  bien  plus  haut  degré  la  marque  de  la  réalité.  Lors  même  que 
la  légende  pieuse  vient  souvent  s'y  mêler  à  l'histobe,  c'est  bien  là 
le  Christ  populah'e,  tel  qu'il  apparut  aux  Juifs  de  Galilée,  doux  et 
vaiUant,  mélancolique  et  ardent,  semblable  à  nous  en  toute  chose, 
sauf  qu'il  ne  péchait  pas;  mais  toutes  les  parties  de  ces  évangiles 
ne  présentent  pas  le  même  degré  d'originalité.  En  les  comparant, 
on  peut  arriver  au  tuf  primitif,  au-dessous  duquel  il  n'y  a  plus  à 
descendre.  L'évangile  de  Luc  a  une  couleur  paulinienne  très  pro- 


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120  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

noncée,  c'est-à-dire  que  son  auteur  a  écrit  sous  l'influence  des  idées 
particulières  à  l'apôtre  Paul.  Celui  de  Marc  doit  être  un  abrégé  du 
premier  et  du  troisième.  Reste  donc  celui  de  Matthieu,  dans  lequel 
on  peut  distinguer  une  collection ,  originairement  indépendante  du 
reste  du  livre,  d'enseignemens  du  Christ  en  personne  rédigés  par 
un  de  ses  apôtres.  Ainsi  se  confirmerait  la  très  vieille  tradition  trans- 
mise par  un  écrivain  d'Asie-Mineure  du  commencement  du  ii"  siècle, 
et  qui  disait,  sans  qu'on  ait  su  pendant  bien  longtemps  ce  que  cela 
signifiait,  que  «  l'apôtre  Matthieu  avait  écrit  en  hébreu  une  collec- 
tion de  paroles  sentencieuses  (^oyia)  du  Seigneur.  »  Voilà  le  terrain 
solide  sur  lequel  on  peut  s'orienter  pour  redescendre  le  cours  de 
l'histoire  évangélique. 

Du  reste,  même  en  se  bornant  à  cette  collection  primordiale,  on 
obtient  déjà  une  idée  très  claire  et  très  complète  de  l'enseignement 
personnel  du  Christ.  Le  sermon  sur  la  montagne,  qui  en  fait  partie, 
le  contient  tout  entier  en  germe,  et  dans  quelques-unes  de  ses  ap- 
plications les  plus  importantes.  C'est  là  que  l'on  voit  combien  était 
strictement  spiritualiste  et  intérieure  la  religion  telle  que  Jésus  la 
comprenait  et  la  réalisait  lui-même.  Avant  tout,  la  disposition  pieuse, 
la  sincérité  de  l'intention  religieuse,  l'élan  désintéressé  vers  Dieu, 
voilà  la  religion  qui  sauve.  La  faim  et  la  soif  de  la  justice  ou  de  la 
perfection,  par  conséquent  l'humilité  devant  Dieu  et  la  compassion 
tendre,  miséricordieuse  pour  les  hommes,  voilà  la  porte  du  royaume 
des  cieux.  C'est  par  cette  dernière  expression  que  Jésus  désignait 
habituellement  l'état  de  perfection  idéale  vers  lequel  il  faut  que 
l'humanité  et  l'individu  se  dirigent.  Rien  donc  de  métaphysique,  ni 
de  rituel,  ni  de  sacerdotal  dans  cette  religion  si  simple  dans  son 
expression,  si  riche  dans  sa  simplicité.  Jésus  n'enseigne  pas  une 
conception  philosophique  de  Dieu,  il  en  donne  plutôt  un  sentiment, 
celui  de  la  confiance  filiale  dans  le  père  céleste,  car  c'est  le  père, 
et  non  pas  le  Dieu  terrible,  que  le  cœur  pur  contemple,  que  le 
cœur  repentant  retrouve  au  fond  de  la  conscience  comme  au  fond 
des  cieux.  Quelque  bas  et  infirme  que  l'homme  s'estime  quand  il 
s'examine  sans  complaisance,  il  doit  donc  obéir  à  l'impulsion  qui 
lui  ordonne  de  devenir  parfait  comme  Dieu,  et  l'amour  infini,  l'a- 
mour de  Dieu  avec  son  inséparable  corollaire,  l'amour  des  hommes, 
telle  est  l'expression  complète  et  définitive  de  la  religion  du  Fils 
de  l'homme. 

Gomme  on  le  voit,  tout  ici  est  purement  intérieur,  strictement 
humain.  Juif  et  païen,  savant  ou  ignorant,  avec  ou  sans  rites,  qui- 
conque est  homme  est  en  état  de  réaliser  cette  religion  humaine. 
On  ne  peut  même  pas  dire  qu'il  y  ait  encore  de  dogme  arrêté.  Sauf 
l'unité  de  Dieu  et  sa  spiritualité,  il  règne  dans  cette  doctrme  une 


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LES   ORIGINES   DU   CHRISTIANISME.  121 

iodétermlûatiofi  dogmatique,  qui,  bien  loin  d*être  une  cause  de 
faiblesse,  est  plutôt  un  gage  d'avenir  et  dans  laquelle  se  complaît 
le  sentiment  religieux  qui,  aimant  Tinfini,  se  trouve  tôt  ou  tard 
mal  à  Taise  dans  des  cadres  trop  nettement  dessinés.  Que  de  théo- 
logies, que  de  doctrines,  que  d'églises  différentes  pourront  se  com- 
battre, se  succéder,  naître  et  disparaître  en  laissant  intacte  cette 
moelle  du  christianisme!  Cependant,  au  point  de  vue  pratique, 
d'innombrables  conséquences  découlent  immédiatement  de  ces  ad- 
mirables principes.  11  est  clair  que  le  Samaritain  hérétique,  secou- 
rant l'inconnu  qu'il  rencontre  blessé  sur  un  chemin  dangereux,  est 
bien  plus  agréable  à  Dieu  que  le  sacrificateur  orthodoxe  qui,  ne 
pensant  qu'à  sa  propre  sûreté,  a  passé  outre  sans  s'arrêter.  Il  est 
visible  que  la  miséricorde  est  préférable  au  sacrifice,  que  la  prière 
courte  et  solitaire  vaut  mieux  que  les  longues  redites  prononcées 
avec  ostentation,  que  la  Madeleine  qui  pleure  est  bien  supérieure  à 
l'orgueilleux  et  sec  pharisien,  que  l'obole  de  la  pauvre  veuve  vaut 
infiniment  plus  que  les  splendides  offrandes  des  riches...  Nous  nous 
arrêtons,  il  faudrait  rappeler  ici  les  uns  après  les  autres  tous  les 
enseignemens  évangéliques.  C'est  toujours  l'opposition  de  l'inté- 
rieur à  l'extérieur,  de  ce  qui  est  à  ce  qui  paraît,  du  sentiment  pur 
à  la  forme  matérielle,  de  l'esprit  à  la  lettre,  et  la  constante  supério- 
rité du  premier  des  deux  termes. 

Jésus  parcourait  son  pays  à  la  manière  d*un  ancien  prophète  et 
répandait,  chemin  faisant,  ces  précieuses  vérités  sous  des  formes 
populaires,  en  particulier  dans  des  paraboles  empruntées  aux  plus 
simples  phénomènes  de  la  nature  et  de  la  vie  sociale.  Il  se  compa- 
rait volontiers  lui-même  à  un  semeur  qui,  tout  en  sachant  bien 
qu'une  partie  notable  de  la  semence  est  perdue,  n'en  sème  pas 
moins  à  droite  et  à  gauche,  confiant  dans  la  bonté  du  grain  et  dans 
la  fertilité  naturelle  du  sol.  Cette  image  est  admirablement  appro- 
priée à  sa  méthode  et  à  l'idée  qu'il  se  faisait  lui-même  de  son  œuvre. 
Il  avait  bien  la  conscience  de  déposer,  en  prêchant  ainsi,  dans  les 
vieilles  outres  du  judaïsme,  un  vin  nouveau  qui  les  ferait  éclater 
quelque  jour  en  mille  pièces.  Cependant  il  ne  rompait  pas  lui-même 
et  ne  fabait  pas  rompre  ses  disciples  avec  les  formes  vénérables  de 
la  piété  nationale.  Il  y  avait,  dans  ses  espérances  fondées  sur  la 
force  intrinsèque  de  la  vérité,  dans  ses  sentimens  sur  le  peu  d'im- 
portance des  cérémonies  et  des  rites,  dans  ses  intuitions  de  l'avenir 
inspirées  par  une  invincible  foi  dans  le  triomphe  du*  bien,  une  as- 
surance que  nous  serions  tout  près  d'appeler  de  la  candeur,  si  ce 
mot  ne  supposait  pas  une  certaine  ignorance  des  hommes,  ou  plutôt 
si  les  candeurs  de  ce  genre-là  ne  dépassaient  pas  toutes  nos  habile- 
tés de  mille  milliers  de  coudées.  Quelles  étaient  au  juste  ses  prévi- 
sions sur  l'avenir  de  son  peuple?  Il  semble  qu'il  eût  désiré  qu'a- 


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122  BEVUE   DES   DEUX   MONDES, 

baiîdonnant  ses  rêves  de  grandeur  temporelle,  il  se  fût  renfermé 
dans  sa  mission  religieuse  et  eût  fait  de  la  sorte  une  conquête  spi- 
rituelle qui  lui  eût  valu  Tempire  du  monde  moral.  C'était  là  une 
splendide  perspective,  et  qui,  adoptée,  eût  épargné  bien  des  mal- 
heurs à  sa  nation.  Ce  fut  là  aussi  qu'il  rencontra  l'obstacle  contre 
lequel  devait  si  tôt  se  briser  sa  courte  et  belle  vie. 

Jésus  a  eu  certainement  la  conviction  d'être  le  Messie  qae  son 
peuple  attendait,  bien  qu'il  soit  difficile  de  se  représenter  comment 
cette  conviction  s'est  formée  en  lui.  Il  paraît  que  ce  furent  ses  dis- 
ciples qui,  spontanément  et  sans  qu'il  le  leur  eût  intimé  directe- 
ment, le  saluèrent  du  titre  messianique.  Cela  prouve  l'impression 
merveilleuse  qu'avait  faite  sur  leur  âme  le  prédicateur  de  Nazareth. 
C'est  aussi  ce  qui  nous  explique  pourquoi  les  principes  religieux  et 
moraux  émis  par  lui,  au  lieu  de  se  figer,  comme  tant  d'autres,  en 
un  code  abstrait  et  inerte,  ont  transformé  le  monde  et  le  travaillent 
continuellement  comme  un  levain  régénérateur.  La  vie  naît  de  la 
vie.  La  puissance  d'expansion  du  christianisme,  la  salutaire  conta- 
gion morale  qu'il  n'a  cessé  d'exercer  sous  tant  de  formes  différentes, 
proviennent  originairement  de  ce  que  son  fondateur  a  brûlé  lui-' 
même  du  feu  qu'il  voulait  allumer  chez  les  autres.  Nous  vivons 
encore  aujourd'hui  de  la  chair  et  du  sang  de  Jésus.  La  foi  en  lui 
comme  au  Messie  attendu,  en  personnalisant  pour  ainsi  dh'e  ses 
principes  religieux,  a  donc  été  le  point  de  départ  de  toute  l'histoire 
de  l'église;  elle  fut  aussi  la  cause  de  sa  mort.  Dès  qu'il  fut  regardé 
comme  le  Messie  attendu,  Jésus  hem-tait  de  front  les  rêves  les  plus 
ardens  de  ses  compatriotes.  Les  ennemis  qu'il  s'était  attirés  par  sa 
franchise  et  sa  hardiesse  dans  les  hautes  classes  bigotes  de  la  so- 
ciété juive  n'eurent  pas  de  peine  à  le  dénoncer  au  peuple  comme 
un  blasphémateur,  et  ce  fut  aux  applaudissemens  du  même  peuple 
qui  avait  un  instant  jonché  son  chemin  de  palmes  et  d'hosanna 
que  le  sanhédrin,  habilement  dirigé  par  Caïphe,  rendit  contre  lui 
un  arrêt  de  mort  parfaitement  légal,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  pas 
plus  juste  pour  cela,  et  auquel  le  gouverneur  romain  n'hésita  pas 
trop  à  donner  sa  sanction.  Ce  magistrat  romain,  assez  peu  au  cou- 
rant des  questions  qui  agitaient  Jérusalem,  crut  faire  merveille  en 
achetant  de  la  mort  d'un  rêveur  la  tranquillité  de  la  capitale  juive. 

La  mort  ignominieuse  de  celui  qu'ils  considéraient  comme  le 
Messie  frappa  ses  disciples  de  stupeur;  mais  cet  étourdissement  dou- 
loureux ne  dura  pas  longtemps.  Trois  jours  ne  s'étaient  pas  écoulés 
que  de  pieuses  femmes  d'abord,  des  apôtres  ensuite,  déclaraient 
qu'ils  avaient  vu  Jésus  ressuscité  des  morts.  Est-ce  une  résurrec- 
tion réelle  qui  réveilla  leur  foi?  Ou  bien  leur  foi,  réveillée  avec  une 
ardeur  centuplée  après  la  crise  qu'elle  venait  de  subir,  leur  valut- 
elle  ces  apparitions  merveilleuses,  ces  extases  où  s'exprimait,  ob- 


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LES   OBIGINES   DU   CHRISTIANISME.  123 

jectivement  pour  eux  et  conformément  aux  idées  alors  reçues  de  la 
vie  d'outre-tombe,  leur  conviction  que  Jésus  était  vivant,  vainqueur 
de  la  mort?  C'est  un  point  délicat  sur  lequel  Baur,  dans  l'ouvrage 
que  nous  avons  pris  pour  guide ,  ne  s'exprime  pas  avec  toute  la 
clarté  désirable.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  rappelle  que  pour  l'historien 
la  réalité  du  fait  lui-même  de  la  résurrection  n'est  pas  l'essentiel  : 
l'important,  c'est  que  cette  croyance  fut  pleine  et  entière  dans  la 
conscience  des  disciples.  Dans  tous  les  cas,  la  mort  du  Christ,  bien 
loin  de  tuer  sa  cause,  lui  communiqua  une  irrésistible  puissance. 

III. 

Nous  nous  sommes  étendu  sur  ces  toutes  premières  origines  du 
christianisme  un  peu  plus  peut-être  que  le  livre  du  professeur  de 
Tubingue  ne  nous  y  eût  autorisé,  s'il  nous  avait  fallu  le  résumer 
également  dans  toutes  ses  parties;  mais  cela  était  indispensable  à  la 
grande  majorité  des  lecteurs  pour  bien  comprendre  la  pensée  de 
Baur,  ainsi  que  les  évolutions  du  christianisme  primitif  telles  qu'il 
les  a  racontées. 

Nous  savons  donc  que  le  christianisme  originel  est  tout  intérieur, 
tout  sp'uituel,  sans  qu'aucune  rupture  avec  le  judaïsme  ait  été  pro- 
clamée par  son  fondateur,  et  qu'Û  a  trouvé  sa  forme  dogmatique  et 
populaire  dans  cette  déclaration  :  Jésus  de  Nazareth  est  le  Messie. 
Il  faut  maintenant  assister  à  l'éclosion  d'un  pareil  germe. 

Sans  rompre  encore  en  quoi  que  ce  soit  les  liens  qui  rattachaient 
tous  ses  membres  au  judaïsme,  la  première  communauté  chrétienne 
de  Jérusalem  vit  augmenter  rapidement  le  nombre  de  ses  prosélytes. 
D  leur  était  venu  des  langues  de  feu.  L'enthousiasme  pour  le  Messie 
mort  et  ressuscité  se  communiquait  comme  une  flamme.  La  même 
hostilité  qui  avait  écrasé  le  maître  aurait  dû  s'étendre  aux  disciples. 
Et  pourtant,  si  le  christianisme  en  fût  resté  purement  et  simplement 
à  sa  formule  primitive,  des  rapports  relativement  pacifiques  auraient 
pu  s'établir.  Les  Nazaréens  y  comme  on  les  appelait,  eussent  formé 
un  parti  juif  comme  un  autre,  se  distinguant  seulement  en  ceci  que, 
selon  lui,  le  Messie  désiré  était  déjà  venu,  qu'il  s'appelait  Jésus  de 
Nazareth,  et  que,  repoussé  de  son  peuple  par  un  déplorable  malen- 
tendu, il  reviendrait  sous  peu  revêtu  de  gloire  et  de  toute-puis- 
sance. Du  reste,  il  fût  resté  sur  le  même  terrain  dogmatique  et 
rituel  que  l'ensemble  de  la  nation.  En  fait,  et  si  l'on  excepte  quel- 
ques mauvais  jours,  les  chrétiens  de  Jérusalem  jouirent  d'une  cer- 
taine tolérance  jusqu'au  moment  de  la  guerre  contre  les  Romains, 
surtout  lorsqu'à  la  suite  d'une  épuration  dont  nous  allons  parler, 
lemr  attachement  fervent  à  toutes  les  formes  de  Ja  loi  eut  été  con- 
state par  le  peuple  et  les  autorités. 


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12 A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

La  graine  semée  soulève,  s'il  le  faut,  les  pierres  qui  s'opposent  à 
sa  croissance.  Il  était  impossible  que  parmi  ces  Nazaréens  U  n'y  en 
eût  pas  qui  comprissent  combien  la  religion  intérieure  et  purement 
spirituelle  dont  Jésus  avait  été  l'initiateur  était  opposée  en  prin- 
cipe aux  exigences  de  la  loi  traditionnelle.  Le  fait  est  que  les  hommes 
qui  surveillaient  d'un  œil  jaloux  les  progrès  de  la  communauté  nar- 
zaréenne  n'avaient  pas  tardé  à  voir  dans  ce  parti  le  foyer  d'une 
tendance  anti-légale  fort  dangereuse.  Un  surtout,  nommé  Saul  de 
Tarse,  jeune  rabbin  passionné  pour  les  questions  religieuses  et  plein 
de  foi  dans  la  mission  divine  de  son  peuple,  avait  senti,  aveC  la  pé- 
nétration du  génie,  qu'un  messie  crucifié  n'était  pas  seulement  une 
absurdité  innocente,  que  c'était  le  renversement  radical  de  tout 
l'édifice  du  judaïsme.  Ou  bien  la  loi,  ou  bien  la  croix  avait  tort;  il 
n'y  avait  pas  de  milieu.  De  là  son  animosité  contre  l'hérésie  nais- 
sante, et  Etienne ,  le  premier  martyr,  périt  bien  moins  parce  qu'il 
se  disait  disciple  de  Jésus  de  Nazareth  que  parce  qu'il  «  avait  pro- 
féré, disaient  ses  accusateurs,  des  paroles  blasphématoires  contre 
le  temple  et  contre  la  loi.  »  Saul  de  Tarse  ne  se  trompait  donc  pas. 
U  y  avait  bien  évidemment  parmi  les  chrétiens  de  Jérusalem  un  es- 
prit de  critique  dissolvante  dirigé  contre  le  principe  même  du  ju- 
daïsme. La  persécution  signalée  par  le  martyre  d'Etienne  eut  pour 
résultat  de  disséminer  dans  les  pays  voisins  ceux  d'entre  eux  sur- 
tout qui  participaient  à  cet  esprit  d'innovation.  Un  nombre  assez 
considérable  de  ces  adversaires  de  la  loi  juive  se  réfugièrent  dans 
Antioche ,  capitale  de  la  province,  et  là,  dans  cette  grande  ville , 
grecque  de  langue  et  de  mœurs,  plus  libres  dans  leurs  mouvemens, 
n'observant  plus  les  formes  particulières  du  judaïsme,  ils  formèrent 
la  première  église  admettant  directement  les  païens  dans  son  sein , 
et  c'est  là  aussi  que  naquit  le  nom  chrétien^  inconnu  jusqu'alors. 

Peu  de  temps  après,  les  disciples  de  Jérusalem  et  d' Antioche  ap- 
prenaient avec  une  joie  mêlée  de  stupeur  que  leur  plus  terrible  en- 
nemi, ce  Saul*qui  les  persécutait  avec  tant  d'acharnement,  était 
devenu  subitement  un  des  leurs.  Une  brusque  révolution  s'était 
opérée  en  lui  :  non  pas  toutefois  qu'il  eût  précisément  abjuré  le 
point  de  vue  sous  lequel,  dès  le  premier  jour,  il  avait  envisagé  le 
christianisme.  Ou  la  loi,  ou  la  croix  1  disait-il,  et,  fanatique  de  la 
loi,  il  avait  juré  haine  à  mort  à  la  croix.  Le  dilemme  était  resté, 
mais  le  choix  était  tout  autre.  C'était  maintenant  la  croix  qu'il  ai- 
mait de  toute  la  force  de  son  âme  ardente.  L'un  des  traits  les  plus 
merveilleux  de  cette  merveilleuse  histoire  du  christianisme  primitif, 
c'est  que  ses  plus  grands  adversaires  ont  mieux  discerné  sa  portée 
réelle  que  ses  tout  premiers  disciples. 

Saul,  qui  désormais  s'appelle  Paul,  peut  être  considéré  comme  le 
second  fondateur  du  christianisme.  C'est  lui  qui  dégagea  le  fruit 


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LES   ORIGINES   DU  CHRISTIANISME.  125 

mûr  de  son  enveloppe  printanière,  et  qui  donna  à  la  religion  nouvelle 
le  caractère  qu'eUe  devait  avoir  pour  se  répandre  dans  le  monde 
païen.  Tandis  que  les  premiers  apôtres  croyaient  devoir  renfermer 
leur  mission  dans  les  limites  de  la  Palestine,  c'est  l'empire  tout  en- 
tier que  Saul  prit  pour  champ  d'évangélisation,  et  rien  ne  saurait 
donner  l'idée  de  l'activité  et  des  succès  de  cet  homme  vraiment 
prodigieux.  La  brusque  antithèse  dans  laquelle  il  s'était  trouvé  placé 
par  ses  rapports  successifs  avec  le  judaïsme  et  le  christianisme  se 
refléta  dans  son  enseignement  si  original  et  d'un  si  profond  mysti- 
cisme. Sa  première  abomination,  le  Messie  crucifié,  était  devenue 
le  principe  même  de  sa  foi.  Aussi  déclarait-il  que  la  loi  juive  avait 
décidément  fait  son  temps.  C'était  un  vêtement  usé,  une  institution 
qui  avait  pu  avoir  son  utilité  comme  préparation  de  l'avenir,  mais 
qui  désormais  nuisait  plus  qu'elle  ne  servait  à  la  religion  définitive 
dans  laquelle  Juifs  et  païens  devaient  indistinctement  se  réunir.  La 
mort  du  Christ,  fin  de  l'ancien  ordre  de  choses,  commencement  du 
nouveau,  était  donc  la  rançon  de  la  délivrance  universelle.  Au  salut 
par  les  œuvres  de  la  loi  devait  se  substituer  la  justification  par  la 
foi  y  expression  paulinienne  qui,  dans  la  mystique  théorie  de  l'apôtre 
des  gentils,  signifiait  que  le  principe  de  la  vie  religieuse  et  morale 
devait  être  désormais  l'union  d'esprit  et  de  cœur  avec  le  Rédemp- 
teur. Les  conséquences  pratiques  d'une  telle  foi,  c'étaient  des 
oeuvres  de  charité,  une  conduite  pure,  le  dévouement  au  bien  gé- 
néral ;  maûs  de  circoncision,  de  rites  nécessaires,  de  viandes  défen- 
dues, de  sacrifices  au  temple,  de  pèlerinages  à  Jérusalem,  en  un 
mot  d'œuvres  légales,  il  ne  pouvait  plus  être  question. 

Nous  avons  déjà  parlé  des  controverses  violentes  que  suscita  au 
sein  de  l'église  apostolique  cette  déclaration  de  la  déchéance  irré- 
vocable de  la  vieille  loi  d'Israël.  Comme  de  coutume,  ce  progrès 
dans  le  sens  du  spiritualisme  et  de  la  liberté  fit  l'effet  d'une  des- 
truction impie  de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  sacré  au  monde.  Paul 
passa  pour  un  apostat,  sa  doctrine  pour  une  légitimation  de  l'im- 
moralité. Les  chrétiens  juifs  de  la  Palestine,  qui  avaient  d'abord  ap- 
pris avec  plaisir  les  rapides  conquêtes  du  monothéisme  et  de  la  foi 
en  Jésus-Christ,  dues  à  l'initiative  de  leur  ancien  adversaire,  chan- 
gèrent complètement  d'avis  quand  ils  surent  ce  qu'il  en  était.  Des 
émissaires  se  disant  autorisés  par  les  apôtres  de  Jérusalem  se  ren- 
dirent dans  les  communautés  ibndées  par  Paul,  et  sommèrent  leurs 
membres  de  se  soumettre  à  toutes  les  prescriptions  de  la  loi  juive 
en  dénigrant  autant  que  possible  celui  qui  les  avait  convertis.  Jus- 
qu'à quel  point  les  douze ^  comme  on  appelait  les  premiers  apôtres, 
approuvaient-ils  cette  conduite  à  l'égard  d'un  compagnon  d'œuvre 
dont  ils  avaient  d'abord  toléré ,  faute  peut-être  de  les  bien  com- 
prendre, les  vues  particulières?  C'est  une  question  épineuse.  Baur 


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126  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

croit,  pour  sa  part,  que  la  rupture  fut  complète,  et  qu'après  la  dis- 
cussion acerbe  qui  s'ouvrit  à  Antioche  entre  Pierre  et  Paul,  ces 
deux  héros  du  christianisme  primitif  se  séparèrent  pour  ne  plus  se 
rencontrer. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  la  personne  de  Paul  fut  pendant  long- 
temps fort  suspecte  aux  yeux  de  la  majorité  des  chrétiens.  Des  écrits 
où  son  influence  se  fait  sentir,  comme  l'évangile  de  Luc  et  l'épître 
aux  Hébreux,  d'autres  qui  paraissent  sous  son  nom,  conformément 
au  goût  du  temps  pour  la  pseudépigraphie,  tels  que  les  épîtres  aux 
Éphésiens,  aux  Golossiens,  à  Timothée,  à  Tite,  d'autres  encore, 
comme  la  première  attribuée  à  Pierre,  celle  qu'adresse  à  la  com- 
munauté de  Corinthe  l'ancien  de  Rome,  Clément,  tâchent  de  se  faire 
accepter  des  adversaires  de  l'apôtre  en  mitigeant  la  rigueur  de  ses 
formules.  En  revanche,  l'opposition  à  ses  vues  et  à  sa  personne  s'af- 
fiche au  grand  jour.  L'épître  de  Jacques  polémise  directement  contre 
sa  doctrine  de  la  justification  par  la  foi  qu'elle  comprend  mal.  L'Apo- 
calypse, dont  le  sens  n'est  plus  aujourd'hui  un  mystère,  le  compare 
à  Balaam,  qui  enseignait  aux  Israélites  à  manger  des  viandes  défen- 
dues, lui  dénie  son  titre  apostolique,  et  exclut  son  nom  des  douze 
murs  symboliques  de  la  Jérusalem  céleste,  dont  chacun  portait  un 
nom  d'apôtre.  Les  plus  anciens  auteurs  chrétiens  dont  le  souvenir 
ait  été  transmis  à  la  postérité  avec  un  renom  d'orthodoxie,  Papias, 
Hégésippe,  sont  des  judéo-chrétiens.  Le  premier  ne  compte  pas 
saint  Paul  parmi  les  apôtres,  et  dans  le  peu  de  fragmens  que  l'on 
connaisse  du  second,  ne  faut-il  pas  qu'il  y  ait  un  démenti  infligé 
à  une  parole  textuelle  de  Paul?  Un  silence  étrange,  circonspect,  mé- 
fiant, se  fait  autour  de  son  nom.  Cela  ressemble  à  un  parti-pris.  Au 
milieu  du  second  siècle,  un  homme  que  l'on  peut  regarder  comme 
représentant  l'opinion  la  plus  répandue,  Justin  martyr,  dont  nous 
possédons  d'importans  ouvrages,  en  particulier  un  traité  contre  le 
judaïsme,  affecte  dans  toute  la  force  de  ce  mot,  et  quand  à  chaque 
instant  le  nom  de  Paul  aurait  dû  se  trouver  sous  sa  plume,  de  ne 
pas  l'écrire  une  seule  fois!  Pour  trouver  au  second  siècle  un  parti- 
san déclaré  du  grand  apôtre,  il  faut  s'adresser  à  un  hérétique  tel 
que  Marcion,  qui  l'admire  et  le  dépasse  dans  son  antipathie  contre 
le  judaïsme.  L'auteur  des  épîtres  d'Ignace,  paulinien  aussi,  mais 
surtout  épiscopal,  appartient  à  la  seconde  moitié  du  siècle,  quand 
la  mémoire  de  Paul  redevient  chère  à  la  chrétienté.  Il  n'est  pas  pos- 
sible d'être  payé  de  plus  d'ingratitude. 

Et  pourtant  on  alla  encore  plus  loin.  Dne  légende  extrêmement 
curieuse,  celle  de  Simon  le  Magicien,  qui  préoccupa  beaucoup 
l'église  des  premiers  siècles,  se  forme  de  toutes  pièces  dans  un 
esprit  profondément  hostile  à  la  personne  de  saint  Paul.  Dès  l'ori- 
gine, ce  Simon  est  sa  caricature.  Visionnaire,  voulant  devenir  apô- 


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LES   ORIGINES  DU   CHRISTIANISME.  127 

tre<»  enchantant  les  Samaritains,  autrement  dit  les  païens,  prêchant 
rhérésie,  père  de  la  simonie  et  de  toutes  les  fausses  doctrines  qu'on 
lui  attribue  l'une  après  l'autre,  tâchant  de  séduire  Pierre  et  Jean 
l'argent  à  la  main,  Simon  le  Magicien  semble  créé  tout  exprès  pour 
rendre  odieux  aux  chrétiens  ce  Paul  qui  parlait  parfois  de  ses  ex- 
tases, qui  prétendait  avoir  aussi  sa  mission  apostolique  en  se  fon- 
dant sur  ses  étonnans  succès  parmi  les  païens,  qui  enseignait  des 
nouveautés,  et  qui,  dans  un  élan  de  son  cœur,  pour  rétablir  par  des 
procédés  fraternels  l'union  rompue  par  le  dogme,  avait  décidé  les 
églises  grecques  à  envoyer  des  secours  pécuniaires  à  celle  de  Jéru- 
salem, que  la  communauté  des  biens  avait  rendue  fort  misérable. 
Et  qu'on  ne  croie  pas  qu'il  s'agit  là  d'une  manœuvre  isolée.  11  est 
toute  une  lourde  littérature,  mi-romanesque,  mi-théologique,  écha- 
faudée  sur  le  nom  de  Clément.  Un  très  ancien  livre  apocryphe,  in- 
titulé Prédication  de  Pierre,  se  trouve  encadré  au  second  siècle 
dans  un  roman  plusieurs  fois  remanié  qui  s'appelle  tantôt  les  Recon-- 
naissances^  tantôt  les  Homélies  Clémentines.  Le  thème  fondamental 
est  toujours  une  série  de  victoires  remportées  par  l'apôtre  Pierre  sur 
Simon,  le  faux  docteur,  qu'il  suit  de  lieux  en  lieux,  et  qu'il  terrasse 
constamment  par  son  argumentation  judéo-chrétienne.  Au  second 
siècle,  Simon  sert  à  caricaturer  Marcion;  mais  Paul  est  encore  par- 
faitement reconnaissable  sous  les  traits  odieux  qu'on  lui  prête.  Dans 
les  Homélies  surtout,  on  appelle  Paul  V ennemi ,  et  on  retourne  toti-- 
dem  verbis  la  fameuse  scène  d'Antioche,  mais  cette  fois  de  manière 
à  lui  donner  tous  les  torts.  Cette  littérature  fut  très  populaire.  Les 
auteurs  de  ces  livres  croyaient  certainement  appartenir  à  la  tendance 
la  plus  répandue  de  leur  temps. 

Il  est  donc  avéré  que  l'apôtre  Paul  a  été  extérieurement  vaincu 
dans  sa  tentative  hardie  d'émanciper  le  christianisme  naissant  de 
toute  entrave  judaïque.  Cependant  une  telle  défaite  était  plus  appa- 
rente que  réelle.  11  avait  devancé  son  temps,  comme  tous  les  grands 
initiateurs,  et  cent  ans  après  lui  la  chrétienté  devait  arriver  d'elle- 
même  sur  les  terres  où  il  eût  voulu  la  mener  d&  les  premiers  jours. 
On  n'échappe  pas  à  la  longue  à  la  logique  du  principe  dont  on  est 
porteur.  Le  monde  marchait  vers  une  religion  universelle,  et  le 
christianisme  avait  en  lui-même  ce  qu'il  fallait  pour  être  cette  reli- 
gion. Il  n'avait,  pour  remplir  sa  mission,  qu'à  se  conformer,  sur  sa 
base  essentielle,  aux  exigences  de  la  situation.  Les  deux  universa- 
lismes,  celui  du  principe  chrétien  et  celui  des  esprits  en  général, 
se  réunirent  pour  supprimer  l'une  après  l'autre  les  formes  juives  les 
plus  antipathiques  au  monde  gréco-romain.  A  la  circoncision,  par 
exemple,  se  substitua  le  baptême;  la  première  fut  encore  pendant 
quelque  temps  une  marque  de  supériorité,  et  finit  par  disparaître. 
1a  multitude  des  observances  fut  ramenée  peu  à  peu  à  quatre  ou 


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128  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

cinq  préceptes  assez  simples,  dits  noachiques,  parce  qu'ils  avaient 
été,  disait-on,  imposés  aux  pères  du  genre  humain  sortis  de  l'arche 
avec  Noé.  Pierre,  dans  la  tradition  ecclésiastique,  avait  pris  la  place 
de  Paul  comme  apôtre  des  gentils;  mais  cette  substitution  même, 
facilitée  par  l'habitude  si  commune  alors  de  désigner  les  partis  et 
les  tendances  par  le  nom  propre  de  celui  qu'on  reconnaissait  pour 
leur  chef  ou  leur  type,  prouvait  l'importance  qu'avait  acquise  l'u- 
niversalisme  aux  yeux  de  ceux-là  mêmes  qui  avaient  d'abord  agi 
comme  s'ils  eussent  voulu  s'opposer  à  son  essor,  ainsi  que  l'exis* 
tence  de  notions  plus  saines  sur  les  conditions  impérieuses  de  sa 
réalisation.  On  parlait  de  plus  en  plus  d'une  nouvelle  loi  succédant  à 
l'ancienne.  Le  point  de  vue  légal  subsistait  donc,  c'est-à-dire  qu'on 
ne  se  convertissait  pas  à  la  vraie  doctrine  paulinienne  de  la  justi- 
fication par  la  foi;  mais  il  s'accommodait  si  bien  à  la  situation  du 
monde  païen ,  que  la  différence  pratique  entre  les  deux  théories,  à 
force  de  s'amincir,  avait  fini  par  devenir  imperceptible. 

La  mémoire  de  Paul  devait  donc  remonter  peu  à  peu  sur  l'horizon. 
Après  tout,  son  souvenir  avait  dû  se  conserver  dans  quelques  cœurs 
d'élite.  On  ne  pouvait  lui  ravir  entièrement  la  gloire  d'avoir  fondé 
le  christianisme  parmi  les  païens,  et  ses  épltres,  bien  que  médiocre- 
ment comprises,  n'offraient  plus  les  mêmes  sujets  de  scandale  que 
dans  les  premiers  temps.  On  vit  enfin  surgir  un  troisième  parti,  et 
celui-là  devait  rester  le  dernier  sur  l'arène  :  c'était  un  parti  uni- 
versaliste  par  excellence,  positif,  organisateur,  pratique,  dont  la 
conciliation  était  le  mot  d'ordre,  et  qui  trouva  un  livre  fait  tout  ex- 
près pour  lui  dans  les  Actes  des  Apôtres.  Cet  ou\Tage  en  effet  est 
presque  tout  entier  consacré  à  un  parallèle  entre  Pierre  et  Paul, 
rédigé  de  telle  façon  que  les  deux  apôtres  soient  d'accord  sur  toutes 
les  quegtions  qui  les  divisaient  de  leur  vivant.  L'intention  iréniqué, 
pacifiante,  de  ce  livre,  sur  la  valeur  historique  duquel  la  critique  de 
Tubingue  est  peut-être  trop  négative,  est  un  des  élémens  les  mieux 
démontrés  de  la  théorie  tout  entière.  Comme  pendant  à  cet  écrit, 
émané  d'une  plumeau  fond  paulinienne,  on  peut  citer  l'épître  bien 
moins  ancienne  que  l'on  a  longtemps  regardée  comme  la  seconde 
de  Pierre.  Là,  c'est  un  partisan  de  ce  dernier  qui  accorde  pour  ainsi 
dire  à  Paul  un  brevet  d'orthodoxie,  l'appelant  frère  et  recomman- 
dant la  lecture  de  ses  lettres.  Ce  mouvement  fut  général  et  à  peu 
près  simultané.  En  Syrie  seulement,  dans  la  région  de  Pella,  où 
beaucoup  de  Juifs  chrétiens  avaient  cherché  un  refuge  lors  de  l'in- 
vasion de  la  Palestine  par  les  Romains,  la  vieille  orthodoxie  parvint 
à  se  maintenir  dans  un  certain  nombre  de  communautés  nazaréennes 
ou  ébionites  (pauvres).  Dépassée  par  l'élan  qui  emportait  l'église 
universelle  dans  lé  sens  de  l'avenir  et  du  progrès,  elle  fut  alors  re- 
gardée comme  une  hérésie.  Au  iv»  siècle,  Épiphane  et  Jérôme  trou- 


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LES   OBIGINES   DU  GHHISTIAmSME.  129 

vèrent  ces  chrétiens  des  premiers  jours  obstinément  attachés  à  leur 
dogme  vieilli,  très  fiers  de  leur  antiquité,  persévérant  toujours  dans 
Tobservation  de  la  loi  juive  et  dans  leur  antipathie  contre  Paul,  du 
reste  s'éteignant  paisiblement  au  milieu  d'un  monde  qui  ne  les  com- 
prenait plus,  et  qui  pourtant  respecta  leur  lente  agonie,  comme  s'il 
n'eût  pu  se  défendre  d'un  mystérieux  respect  pour  ce  débris  d'un 
âge  à  jamais  disparu. 

Chose  extrêmement  remarquable  et  de  la  plus  haute  impoitance 
poUr  l'avenir,  si  l'on  se  demande  en  quel  endroit  de  l'église  du  se- 
cond âëcle  cette  tendance  conciliante  se  manifesta  le  plus  tôt,  toutes  ' 
les  présomptions  nous  dirigent  du  côté  de  Rome.  C'est  là  en  effet, 
c'est  dans  cette  capitale  des  nations,  où  se  trouve  déjà  comme  le 
panthéon  de  l'univers,  que  toutes  ces  idées  solidaires  de  mono- 
théisme, d'humanité,  d'universalisme,  de  religion  commune  à  tous, 
se  dégagent  avec  le  plus  de  puissance.  Dans  un  tel  milieu,  le  judéo- 
christianisme  primitif  est  trop  étroit,  le  paulinisme  pur  est  trop 
mystique.  C'est  là  aussi  qu'on  connaît  le  mieux  l'art  de  diriger  et 
d'organiser  les  grands  mouvemens,  de  faire  aux  nécessités  pratiques 
de  prudentes  concessions;  en  un  mot,  c'est  là  que  naît  la  politique 
religieuse.  Quelque  chose  de  l'habileté  du  sénat  romain  a  passé  dans 
les  délibérations  du  presbytère  de  la  ville  impériale.  Déjà  la  lettre 
adressée  aux  Corinthiens  par  V ancien  de  Rome,  Clément,  respire  un 
étonnant  esprit  gouvernemental,  et  puis  l'atroce  persécution  de 
Néron  avait  appris  aux  chrétiens  de  Rome  que  tous  les  partis  étaient 
égaux  devant  la  hache  et  le  bûcher.  Souffrir  ensemble  et  mêler  son 
sang,  il  n'est  rien  de  tel  pour  se  réconcilier.  Au  milieu  du^cond 
siècle,  déjà  l'église  de  Rome  préludait  à  sa  suprématie  future  en 
attirant  à  elle  les  chrétiens  les  plus  éminens  qui  s'y  rencontraient 
et  y  échangeaient  leurs  idées,  et  comme  à  cette  époque  les  faits 
concrets  prennent  aisément  une  tournure  mythique,  comme  les 
persécutions  brisent  fréquemment  la  chaîne  des  souvenirs  directs 
dans  les  communautés  souvent  renouvelées ,  comme  on  résume  vo- 
lontiers dsuis  quelques  noms  propres  de  grands  mouvemens  reli- 
gieux et  moraux,  comme  de  nouvelles  questions  aussi,  de  nouvelles 
tendances  éclipsaient  dans  l'attention  générale  l'intérêt  que  les  an- 
ciens débats  avsdent  longtemps  absorbé,  la  controverse  qui  avait  si 
fortement  agité  la  chrétienté  du  i*'  siècle  prit  fin  pour  toujours  à 
partir  du  moment  où  il  fut  généralement  admis  que  saint  Pierre  et 
saint  Paul  avaient  tous  les  deux  coopéré  à  la  fondation  des  églises 
recrutées  parmi  les  païens,  en  particulier  à  Rome,  et  que,  travaillant 
dans  l'unité  de  la  foi,  ils  avaient  légué  à  la  postérité  un  ensemble 
de  croyances  qui  pouvait  passer  pour  la  doctrine  apostolique  com- 
mune à  tous.  Ce  fut  ainsi  que  se  forma  notre  credo^  du  moins  dans 


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130  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

ses  principaux  articles.  Dn  recueil  apocryphe,  aujourd'hui  perdu, 
intitulé  la  Prédication  de  Pauly  contenait  ce  curieux  fragment  qui 
BOUS  a  été  conservé  dans  les  œuvres  de  Gyprien  :  «  Après  avoir  con- 
fronté leur  évangile  à  Jérusalena,  s'être  exposé  leurs  idées,  avoir 
contesté  vivement  et  avoir  dressé  leurs  plans  séparés,  Pierre  et  Paul 
se  rencontrèrent  enfin  dans  Rome,  comme  s'ils  se  fussent  connus 
pour  la  première  fois  (1).  »  La  formule  solennelle  usitée  encore 
aujourd'hui  dans  les  déclarations  du  saint-siége  qui  se  font  au  nom 
des  a  bienheureux  saint  Pierre  et  saint  Paul  »  est  le  monument  tra- 
ditionnel de  cette  conciliation  des  contraires,  en  môme  temps  que 
la  primauté  constamment  déférée  au  premier  atteste  la  victoire  an- 
térieure du  point  de  vue  et  du  parti  judéo-chrétien.  C'est  dans  le 
dernier  tiers  du  second  siècle  que  la  fusion  parvint  à  l'état  de  fait 
accompli.  Irénée,  Tertullien,  Clément  d'Alexandrie  témoignent  en- 
core indirectement  de  la  division  antérieure,  mais  sans  s'en  douter 
eux-mêmes.  L'ancienne  église  catholique  est  formée. 

IV. 

On  le  voit,  c'est  l'intérêt  universaliste  qui  finit  par  dominer  tous 
les  autres;  c'est  lui  aussi,  c'est  la  tendance  inhérente  à  l'église  chré- 
tienne de  devenir  ce  qu'elle  doit  être  pour  accomplir  sa  missioi:!, 
qui  suscite  les  nouveaux  conflits  et  les  nouveaux  phénomènes  neu- 
tralisant les  oppositions  antérieures.  Monothéiste  et  en  possession 
d'une  morale  universaliste,  le  christianisme  attir^dt  à  lui  Thonmie 
dans  toj^te  la  généralité  du  mot  ;  mais  enfin  T homme  réel  du  temps 
n'était  pas  indéterminé  au  point  qu'il  fût  inutile  de  compter  avec 
ses  besoins  spéciaux  et  son  état  d'esprit.  Deux  grandes  puissances, 
nous  le  savons,  se  partageaient  le  monde,  la  Grèce  et  Rome.  La 
Grèce  régnait  sur  les  intelligences,  Rome  gouvernait.  Pour  conquérir 
le  monde  grec,  il  fallait  au  christianisme  une  métaphysique;  pour 
attirer  le  monde  romain,  il  lui  fallait  une  organisation  stable  et  de 
Tunité.  L'évangile  de  Jean  répondit  à  la  première  de  ces  exigences, 
Tépiscopat  aux  deux  autres. 

L'évangile  johannique  appartient  au  mouvement  général  du  se*- 
cond  siècle,  qui  poussait  l'église  primitive  au-delà  de  ses  premières 
controverses.  Ce  qui  caractérise,  entre  autres  traits  fort  marquans, 
ce  livre  admirable,  c'est  qu'il  ne  connaît  plus  rien  des  passions  qui 
ont  agité  la  génération  précédente.  Les  Juifs,  leur  loi,  leur  sort, 
comme  peuple,  sont,  pour  l'auteur,  des  choses  parfaitement  indiffé^ 

(i)  Ce  fragment  se  trouve  dans  le  traité  de  lUbaptùnuUe,  ordinafrement  annexé  aux 
Buvres  de  Gyprien. 


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LES   ORIGINES   DU   CHRISTIANISME.  131 

rentes.  La  vieille  antithèse  est  complètement  dépassée.  Jésus  n'est 
pas  seulement  un  messie  juif  :  il  est  Tîncarnation  du  Verbe  divin,  en 
qai  la  vérité  relative  du  paganisme  et  du  judaïsme,  ainsi  que  leur 
opposition,  disparaît  dans  une  unité  supérieure.  L'apparition  du 
lêtbe  fait  chair  est  le  moment  suprême  du  devenir  universel,  et  si 
la  personne  humaine  du  Christ  s'évanouit  presque  entièrement  dans 
le  nimbe  éblouissant  du  logos  éternel,  son  rapport  avec  Dieu,  avec 
la  création  et  les  plus  grands  faits  de  Tordre  intellectuel  et  moral, 
s'élève  à  la  hauteur  de  l'absolu.  Une  métaphysique  tout  entière,  se 
servant  du  platonisme  pour  dresser  la  théorie  du  fait  concret  du 
christianisme,  sortira  de  cette  tendance,  qui  répond  au  désir  de  la 
chrétienté  de  glorifier  toujours  plus  celui  dont  elle  porte  le  nom, 
et  de  sommer  avec  une  autorité  croissante  les  masses  encore  indif- 
férentes ou  hostiles  de  se  ranger  avec  elle  à  l'obéissance  due  au 
Verbe  personnel  de  Dieu. 

11  ne  faudrait  pas  croh^  cependant  que  cette  identité  du  Verbe  et 
de  la  personne  historique  de  Jésus  soit  sortie  inopinément,  sans  pré- 
paration, du  sein  de  l'église  du  second  siècle.  L'ascension  du  Christ 
vers  la  divinité  absolue  commence  dès  les  premiers  jours,  et  on  peut 
la  suivre  en  quelque  sorte  pas  à  pas.  Dans  les  trois  premiers  évan- 
giles, Jésus  est  homme,  et  même  le  récit  de  sa  naissance  miracu- 
leuse, annexé  par  deux  d'entre  eux,  d'une  manière  peu  déguisée,  à 
des  traditions  qui  auraient  dû  l'exclure,  ne  change  rien  au  point  de 
vue  général  sous  lequel  sa  personne  et  son  œuvre  sont  présentées* 
Ce  qui  est  divin  en  lui,  c'est  le  saint  esprit  dont  il  est  pleinement 
inspiré,  soit  depuis  son  baptême,  soit  depuis  sa  naissance.  Dans 
l'Apocalypse,  la  même  notion  se  retrouve,  mais  en  même  temp^j 
ridée  que,  dans  le  ciel,  des  attributs  et  des  titres  divins  lui  sont 
communiqués  par  Dieu  en  récompense  de  son  œuvre  accomplie  :  il 
est  homme  divinisé.  Dans  les  épttres  authentiques  de  Paul,  il  est 
encore  essentiellement  homme,  mais  homme  du  cicl^  ayant  une  na- 
ture transcendante  à  l'humanité  actuelle,  bien  qu'aucun  abîme  ne 
l'en  sépare  et  que  celle-ci  doive  s'élever  à  la  même  perfection.  Ce 
cours  d*idées  devait  mener  promptement  à  la  doctrine  de  sa  pré- 
existence antérieurement  à  son  apparition  terrestre,  et  nous  la 
voyons  formellement  enseignée  dans  l'épttre  aux  Hébreux  à  côté  de 
passages  où  sa  nature  humaine,  semblable  à  la  nôtre,  est  encore 
très  fortement  accusée.  Dans  les  épîtres  plus  récentes  publiées  sous 
le  nom  de  Paul,  il  est  déjà  le  fondement  même  de  la  création,  et 
notamment  de  la  création  spirituelle.  Tout  part  de  lui  et  doit  reve- 
nir à  lui  :  c'est  le  Verbe,  moins  le  nom. 

Les  autres  auteurs  chrétiens  des  premiers  temps.  Clément  Ro- 
main, Bamabas,  Hermas,  Justin  martyr,  s'expriment  dans  un  sens 
analogue,  mais  d'une  manière  très  flottante  et  indécise.  Hermas  se 


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132  BEYUE   DES   DEUX   MONDES, 

rapproche  le  plus  du  point  de  vue  apocalyptique.  Justin  ne  voit  pas 
de  différence  spécifique  entre  les  anges  et  le  Verbe.  Tous  subor- 
donnent fortement  le  Fils  au  Père.  Les  Homélies  Clémentines  profes- 
sent un  dogme  très  semblable  à  ce  qui  s'appellera  plus  tard  l'aria- 
nisme;  mais  cette  marche  ascendante  ne  s'arrête  pas,  et  la  théorie 
du  quatrième  évangile  lui  donne  enfin  une  expression  définitive,,*, 
définitive  du  moins  en  ce  sens  qu'on  ne  reviendra  pas  sur  eUe; 
mais  on  la  dépassera.  En  fait,  le  Verbe  de  l'évangile  johannique  est 
encore  et  très  nettement  inférieur  à  Dieu.  Cela  d'ailleurs  était  con- 
forme à  la  spéculation  philosophique,  qui  n'avait  stipulé  la  nécessité 
du  Verbe  que  parce  qu'elle  ne  pouvait  concevoir  comment  la  per- 
fection absolue  était  en  rapport  immanent,  immédiat,  avec  le  monde 
imparfait  et  matériel.  11  lui  fallait  donc  un  être  inteimédiaire  qui 
fût  dieu  sans  être  Dieu,  ou,  comme  disait  Philon,  un  dieu  de  second 
ordre.  Telle  est  encore  l'opinion  de  Tatien,  de  Théophile  d'An- 
tioche,  de  TertuUien,  qui  fixent  le  moment  de  la  projection  du 
Verbe  hors  de  l'essence  divine  à  celui  qui  précède  immédiatement 
la  création.  Athénagore,  Irénée,  Clément  d'Alexandrie,  aiment  mieux 
ne  pas  détermmer  ce  moment.  Origène,  le  plus  grand  nom  de  la 
théologie  dans  cette  période,  le  premier  auteur  d'un  vaste  système 
de  philosophie  chrétienne,  tâche,  au  moyen  de  la  préexistence  des 
âmes,  dont  il  est  grand  partisan,  de  concilier  avec  l'humanité  réelle 
du  Christ  son  union  essentielle  avec  Dieu  et  son  activité  dans  l'his- 
toire antérieure  au  christianisme. 

Alors  cependant  un  autre  grand  intérêt  chrétien ,  celui  du  mo- 
nothéisme, commençait  à  se  sentir  menacé.  De  là  ces  protestations 
continuelles  de  l'unitarisme  des  ii®  et  m®  siècles,  qui  s'appelle  mo- 
narchique^  et  s'efforce  de  plusieurs  manières  de  maintenir  l'unité 
rigoureuse  de  Dieu,  soit  qu'avec  Praxéas,  Noët,  Sabellius,  il  efface 
la  distinction  réelle  du  Père  et  du  Fils  pour  ne  plus  voir  dans  ce  der- 
nier qu'une  manifestation  directe  de  Dieu  sous  forme  humaine,  soit 
qu'avec  Théodote  de  Byzance  et  Artémon  il  oppose  au  Christ  johan- 
nique l'homme  miraculeusement  né  des  trois  premiers  évangiles,  soit 
enfin  qu'avec  Bérylle  de  Bostra  et  Paul  de  Samosate  il  préfère  une 
théorie  qui  se  rapproche  beaucoup  de  l'unitarisme  moderne.  Toutes 
ces  oppositions,  qui  se  perpétuèrent  pendant  le  m*  siècle,  devaient 
se  concentrer,  dès  le  commencement  du  iv%  dans  la  grande  quereUe 
de  l'arianisme.  On  peut  prédire,  en  voyant  dans  quel  sens  le  dogme 
va  se  prononçant  toujours  plus,  la  défaite  longtemps  balancée  de 
l'arianisme,  qui  voulait  maintenir  l'infériorité  du  Fils  relativement 
au  Père.  Une  fois  le  paganisme  vaincu,  les  préoccupations  inquiètes 
du  monothéisme  ne  devaient  plus  trouver  le  même  écho.  L'ortho- 
doxie des  grands  conciles,  en  définissant  l'égalité  absolue  du  Père 
et  du  Fils  en  même  temps  que  leur  distinction  personnelle,  sans  rç- 


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LES   ORIGINES   DU   CHRISTIANISME.  1S3 

caler  devant  les  contradictions  de  ses  propres  formules,  que  dis-je? 
en  formulant  la  contradiction  même,  posa  la  dernière  pierre  d'un 
édifice  dont  les  fondemens  étaient  jetés  de  longue  date. 

C'est  la  description  des  premières  destinées  du  christianisme  et 
de  sa  constitution  graduelle  à  l'état  de  catholicité  que  nous  tenions 
surtout  à  donner.  Peut-être  devrions-nous  encore  parler  de  son  or- 
ganisation extérieure  et  raconter  la  rude  secousse  que  lui  imprima 
le  gnosticisme  du  second  siècle  ainsi  que  la  formation  parallèle  de 
répîscopat.  Ce  sont  là  deux  élémens  essentiels  de  la  théorie  de 
Tabingue.  Il  faudrait  suivre  aussi  dans  ses  progrès  continus  cette 
aristocratie  épiscopale  qui  supplante  peu  à  peu  la  démocratie  pres- 
bytérienne primitive,  et  qui,  déjà  oligarchique  à  la  fin  de  la  période 
qui  nous  occupe,  tendait  visiblement,  comme  l'empire,  à  se  scinder 
en  deux  monarchies  :  l'une  d'Orient,  l'autre  d'Occident;  mais  il  nous 
suffira  d'indiquer  la  place  logique  de  ces  deux  élémens  dans  l'en- 
semble du  système,  et  nous  nous  bornerons  à  résumer  les  traits  es- 
sentiels de  la  lutte  du  christianisme  avec  le  paganisme ,  les  causes 
et  la  nature  de  sa  victoire  finale.  L'exposition  raisonnée  de  ce  duel 
de  trois  siècles  et  de  ses  dramatiques  péripéties  constitue  certaine- 
ment l'une  des  parties  les  plus  remarquables  des  travaux  de  Baur. 
Ce  qu'elle  a  d'original,  c'est  qu'elle  montre  dans  le  conflit  des  deux 
puissances  une  imposante  application  de  cette  loi  de  l'histoire  qui 
veut  que  de  deux  termes  opposés  le  terme  vainqueur  ne  le  soit 
jamais  que  relativement,  la  cause  vaincue  ne  disparaissant  qu'à  la 
condition  de  passer  dans  l'autre,  et  par  conséquent  ne  cessant  pas 
d'exercer  une  action  plus  ou  moins  latente  dans  son  nouvel  entou- 
rage. 

A  première  vue,  il  semblerait  au  contraire,  quand  on  assiste  à 
l'éclatante  victoire  du  principe  chrétien,  montant  avec  Constantin 
SOT  le  trône  du  monde,  et  quand  on  pense  que  dix  ans  auparavant 
sévissait  la  plus  terrible  persécution,  il  semblerait,  disons-nous,  que 
jamais  duel  à  mort  n'a  démenti  plus  catégoriquement  ce  point  de 
vue  hégélien.  Cependant  les  faits  parlent  trop  clairement,  dès  qu'on 
les  interroge  d'un  peu  près,  pour  qu'on  en  reste  à  cette  impression 
de  la  surface.  La  réalité  est  que  l'antithèse  abrupte,  sans  moyen 
terme,  la  répulsion  absolue,  violente,  des  premiers  temps  fait  place 
tout  doucement  à  des  sentimens  réciproques  assez  différens,  et  si 
le  christianisme  triomphe  en  définitive,  c'est  à  la  condition  de  s'être 
ouvert  à  ce  qu'il  eût  d'abord  repoussé  avec  horreur. 

Que  se  passe-t-il  au  premier  siècle?  L'apôtre  Paul,  par  le  libéra- 
lisme avancé  de  ses  vues  religieuses,  eût  peut-être,  s'il  eût  réussi  à 
tadre  prédominer  son  point  de  vue  dans  l'église,  accéléré  le  mouve- 
ment conciliateur;  mais  nous  avons  vu  qu'il  n'y  parvint  pas  de  son 
vivant.  La  chrétienté  primitive  hérita  de  toute  l'antipathie  du  ju- 


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18&  RBY0E   DES   DEUX  MONDES* 

daïstne  contre  tout  ce  qui  était  païen  :  tout,  disons-nous,  car  pour  le 
Juif  zélé,  ce  n'était  pas  seulement  la  religion  des  païens  qui  était 
abominable,  c'était  la  société  païenne  tout  entière,  ses  arts,  ses  in- 
stitutions, ses  fêtes,  ses  magistrats,  son  empereur.  La  distinction 
du  spirituel  et  du  temporel  n'existait  pas  dans  son  esprit.  L'empire 
romain  dans  son  ensemble,  cette  puissance  idolâtre  qui  opprimait 
le  peuple  des  justes  et  marchait  vers  une  ruine  éclatante,  était  à  ses 
yeux  une  création  du  diable.  Et  si  les  premiers  chrétiens,  mal  vus 
de  la  majorité  juive,  eussent  peut-être  incliné  à  juger  moins  sévè- 
rement la  civilisation  gréco-romaine,  leur  tendance  judaïsante  et 
surtout  la  persécution  néronienne  ne  tardèrent  pas  à  leur  inspirer  ' 
contre  elle  une  horreur  qui  ne  le  cédait  "en  rien  au  fanatisme  de 
leurs  aînés  de  Palestine.  Nous  en  avons  un  témoin  bien  éloquent 
dans  l'Apocalypse. 

L'école  de  Tubingue  a  largement  contribué,  de  concert  avec 
d'autres  critiques  allemands,  à  élucider  l'interprétation  de  ce  livre 
étrange,  dont  les  énigmatiques  symboles  se  sont  accommodés  à  tant 
d'explications  intéressées.  Elle  a  montré  que  ce  livre  fut  un  des  plus 
populaires  de  la  primitive  église.  Elle  pouvait  s'appuyer  sur  le  fait, 
mis  en  lumière  croissante  depuis  une  cinquantaine  d'années,  que 
l'Apocalypse  n'est  pas  un  livre  exceptionnel,  mais  un  brillant  spé- 
cimen de  tout  un  genre  littéraire  dont  les  productions  abondent 
avant  et  après  elle,  depuis  le  livre  de  Daniel,  qui  ouvre  la  série  dans 
le  II*'  siècle  avant  notre  ère,  jusqu'au  iv*  siècle  et  même  au-delà. 
Toutes  ces  apocalypses  ou  râvélatiom ^  soit  juives,  soit  chrétiennes, 
présentent  entre  elles  de  nombreuses  analogies  et  s'expliquent  l'une 
par  l'autre.  Leur  but  est  toujours  de  montrer  dans  les  événemens 
contemporains  la  symétrie  interne  qui  les  rattache  à  un  plan  divin 
qui  gouverne  l'histoire  et  permet  de  prévoir  ce  qui  va  bientôt  arri- 
ver. Elles  sont  sous  ce  rapport  autant  d'essais  primitifs  de  ce  que 
nous  entendons  par  l'histoire  philosophique.  Ordinairement  elles 
prévoient  Ja  fin  prochaine  du  monde,  la  punition  terrible  des  im- 
pies, le  triomphe  éclatant  des  justes,  la  venue  ou  le  retour  glorieux 
du  Messie.  L'œuvre  singulière  qui  porte  le  nom  ^Apocalypse  fixe  la 
fin  de  l'ordre  de  choses  dans  lequel  vivent  l'auteur  et  les  lecteurs  à 
trois  ans  et  demi  après  le  moment  où  elle  est  écrite.  Alors  Jésus  re- 
viendra pour  mettre  fin  à  la  sanglante  domination  de  l'Antéchrist  et 
faire  régner  les  siens  avec  lui  sur  le  monde  renouvelé.  L'Antéchrist  a 
déjà  paru  :  c'est  Néron  en  personne,  dont  le  nom  est  mystérieusement 
désigné  (xiiï,  18)  par  le  chiflre  666,  que  l'on  obtient  en  additionnant 
selon  leur  valeur  numérique  les  lettres  qui  forment  en  hébreu  les 
mots  Câsar  Néron^  et  que  d'autres  indices  font  évidemment  décou- 
vrir sous  les  traits  de  la  bête  monstrueuse  qui  veut  se  faire  adorer  à 
la  place  de  Dieu.  La  prophétie  de  Pathmos  porte  donc  sa  date  avec 


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LES   ORIGINES   DU   CHRISTIANISME.  135 

elle.  Elle  a  dû  être  écrite  dans  les  mois  qui  ont  suivi  la  mort  de  Né^ 
ron  et  précédé  Favénement  de  Vespasien.  Gomme  un  grand  nombre 
de  ses  contemporains,  à  Rome,  en  Grèce,  en  Orient,  Fauteur  croit 
que  Néron  n'a  disparu  que  pour  un  temps,  et  que,  caché  quelque 
part  au  fond  de  l'Asie,  il  va  revenir  avec  une  armée  orientale  pour 
saccager  Rome  et  persécuter  de  nouveau  les  chrétiens;  mais  cela  ne 
durera  pas  longtemps.  Déjà  dans  les  cieux  l'ange  du  jugement  ap-> 
prête  sa  retentissante  trompette.  Le  règne  dé  mille  ws  va  venir. 

Dans  ce  livre  donc,  le  diable,  l'empire,  l'empereur,  les  lois,  les 
coutumes,  la  religion  païenne,  tout  cela  ne  forme  qa'un  Uoc  de 
personnes  et  de  choses  également  détestables,  également  maudites. 
Jamais  haine  plus  vigoureuse  n'a  trouvé  pour  s'exhaler  d'accens 
plus  formidables.  Il  ne  faut  pas  s'étonner  de  cette  croyance  des  pre* 
miers  chrétiens  dans  la  fin  prochaine  du  monde.  Ils  l'avaient  héritée 
du  judaïsme,  dont  elle  était  une  des  grandes  espérances.  Si  l'on  dé- 
gage cette  croyance  de  ses  revétemens  mythiques,  il  s'y  trouve  le 
pressentiment  fort  juste  de  la  transformation  radicale  vers  laquelle 
marchait  la  société  tout  entière.  On  voit  régulièrement  reparaître 
des  attentes  du  même  genre  aux  époques  de  grands  changemens. 
C'est  de  plus  le  propre  des  initiateurs,  des  hommes  de  progrès,  en 
politique  et  en  religion,  d'oublier  les  nombreux  moyens  termes  qui 
les  séparent  de  la  pleine  réalisation  de  leurs  vœux  pour  ne  con* 
templer  que  le  radieux  avenir  qui  illumine  de  ses  splendeurs  les  ho- 
rizons lointains.  De  là  leurs  impatiences,  leurs  essais  prématurés, 
leur  intolérance  du  présent.  11  faut  convenir  seulement  que,  si  les 
païens  eurent  tort  d'accuser  les  chrétiens  de  menées  subversives  et 
de  complots  contre  la  constitution  de  l'empire,  il  leur  était  facile  de 
se  tromper  en  voyant  avec  quelle  hâte,  qu'on  eût  dite  provoquée 
par  la  haine  du  genre  humain,  |es  Juifs  et  les  chrétiens  soupiraient 
^>rès  un  avenir  qu'ils  prétendaient  prochain,  et  où  la  vieille  société 
s'effondrerait  tout  entière  dans  un  épouvantable  cataclysme. 

11  y  a  donc  aux  premiers  jours,  entre  l'esprit  chrétien  et  le  monde, 
un  abtme  qui  paraît  sans  fond.  11  en  est  de  même  du  côté  païen.  Au 
premier  abord,  nous  n'apercevons  que  du  dédain  en  haut,  que  de  la 
haine  stupide  en  bas.  On  reste  confondu  en  voyant  l'ignorance  d'un 
Suétone  et  d'un  Tacite  quand  ils  parlent  de  la  secte  nouvelle.  Mal- 
heureusement l'historien  juif  Josèphe,  qui  paraît  avoir  été  très  lu 
m  i***  et  au  n''  siècle,  s'était  tu  de  la  manière  la  plus  complète  sur 
le  Christ  et  l'apparition  du  christianisme.  Ce  silence,  qu'on  tâcha 
plus  tard  de  corriger  assez  maladroitement  et  qui  a  donné  lieu  à 
tant  de  conjectures  inutiles,  s'explique  très  simplement,  comme 
M.  Koestlin  l'a  fort  bien  démontré  dans  son  livre  sur  les  Évangiles, 
par  la  tendance  systématique  de  Josèphe  à  déguiser  autant  que  pos- 


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130  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

sible^  souvent  même  de  la  manière  la  plus  effrontée,  tout  ce  qui 
pouvait  confirmer  ses  lecteurs  dans  Tidée  que  le  peuple  juif  était 
réellement  imbu  d'idées  messianiques.  C'est  dans  l'intérêt  de  ses 
compatriotefi  opprimés  qu'il  agit  ainsi,  sans  même  craindre  d'ap- 
pliquer à  Vespasien,  au  grand  scandale  de  la  synagogue,  qui  l'ex-- 
communia,  les  oracles  messianiques  où  les  prophètes  parlaient  d'uiï 
grand  dominateur  qui  devait  venir  d'Orient.  Cela  joint  à  bien  d'au*- 
très  causes  fit  que  pendant  longtemps  les  deux  'sociétés,  païenne  M 
chrétienne,  vécurent  côte  à  côte  dans  une  attitude  de  répulsion  in- 
vincible, entretenue  par  l'ignorance.  Le  bas  peuple,  toujours  epclm 
à  supposer  des  horreurs  dans  ce  qui  est  nouveau  et  mystérieux  en 
religion,  s'imagina  que  les  chrétiens  commettaient  dans  leurs  réu- 
nions des  crimes  inénarrables.  On  peut  juger  par  la  lettre  de  Pline 
à  Trajan  et  par  la  réponse  de  cet  empereur  de  l'étrange  embarras 
dans  lequel  deux  hommes  fort  distingués,  humains  d'inclination, 
mais  foncièrement  attachés  aux  institutions  romaines,  étaient  pion* 
gés  par  la  vue  de  cette  société  nouvelle,  qu'il  fallait  évidemment 
supprimer  et  à  qui  pourtant  on  ne  savait  reprocher  que  son  nom. 

Cependant  cette  même  correspondance  prouve  aussi  que  le  chris- 
tianisme était  déjà  puissant  par  le  nombre  de  ses  adhérens.  11  paraît 
s'être  propagé  au  i*"^  et  au  ii*  siècle,  entre  les  mépris  d'en  haut  et 
les  haines  fanatiqpies  d'en  bas,  parmi  les  classes  moyennes,  les  ar- 
tisans, les  petits  propriétaires,  les  négocians,  les  gens  à  vie  séden- 
taire et  retirée.  Ce  furent  surtout  sa  beauté  morale,  ses  consolations 
sublimes,  son  esprit  de  dignité  et  de  liberté  intérieure  qui  attirèrent 
cette  partie  la  plus  honnête  de  l'immense  population  païenne  de 
l'empire.  Au  milieu  de  ^toutes  les  tristesses  qui  remplissaient  le 
vieux  monde,  l'église  fut  un  paradis  terrestre  où  il  y  eut  de  nou- 
veau du  bonheur  à  vivre.  Lorsque  les  platoniciens  commencèrent 
à  venir,  elle  gagna  en  eux  des  défenseurs  capables,  qui  tâchèrent, 
dans  leurs  apologies,  de  ca  mer  la  fureur  populaire  et  de  changer 
en  estime  le  dédain  des  classes  supérieures.  La  théorie  du  Verbe  leur 
fut  surtout  d'un  grand  secours  en  ce  qu'elle  leur  permit  de  relever 
et  d'expliquer  à  la  fois  ce  que  le  paganisme  renfermait  lui-même 
de  parcelles  de  la  vérité  divine.  Par  une  conséquence  imrtiédiate, 
la  philosophie  païenne  en  vint  à  se  relever  de  la  condamnation  ab- 
solue dont  elle  avait  d'abord  été  frappée  avec  tout  le  reste.  L'anta- 
gonisme n'était  encore  diminué  en  rien ,  et  pourtant  c'était  un  pas 
en  avant  de  l'antithèse  radicale  des  premiers  temps  :  on  cherchait 
à  se  comprendre,  on  commençait  presque  à  s'apprécier. 

Il  y  en  a  une  preuve  éclatante  :  les  classes  supérieures  ^  leur  tour 
se  mettent  à  détester  le  christianisme  avec  furie.  Elles  le  croient 
désormais  digne  d'être  sérieusement  discuté  et  combattu.  Le  fameux 


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LES  OBIGINES   DU   CHRISTIANISME.  137 

adverssdre  des  chrétiens  du  ii*  siècle,  Celse,  dirige  contre  eux  une 
ittaque  en  règle,  qui  n'a  peut-être  pas  été  dépassée  en  habileté, 
respirant  une  passion  violente,  une  colère  acharnée  contre  cette 
peste  religieuse  qui  infeste  le  monde.  Quelques  années  se  passent, 
et  voici  qu'un  autre  écrivain  fort  distingué  de  l'époque,  Lucien,  se 
met  à  railler  l'enthousiasme  chrétien  et  à  décocher  contre  la  jeune 
église  les  traits  les  plus  acérés  de  son  mordant  esprit.  Si  ce  n'est 
déjà  plus  la  haine  colossale  de  Gelse,  c'est  encore  moins  l'aristo- 
oraticpie  dédain  d'un  Tacite.  On  ne  raille  avec  une  verve  aussi  per- 
sévérante que  les  choses  dont  on  reconnaît  la  puissance. 

Il  y  a  mieux  encore.  Dans  le  premier  tiers  du  m''  siècle,  le  païen 
nùlostrate  forme  le  projet  de  neutraliser  le  prestige  du  christia- 
nisme en  opposant  au  Christ  des  Évangiles  un  Christ  païen,  Apollo- 
nius de  Tyane.  Son  livre  est  donc  une  démonstration  continue  de 
l'ascendant  que  le  christianisme  acquérait  de  plus  en  plus  sûr  les 
esprits  mêmes  qui  lui  étaient  hostiles.  La  société  romaine  se  sent 
attaquée  au  cœur,  et  au  fond  elle  n'a  pas  tort,  car  c'est  bien  un 
monde  nouveau  que  l'église  tend  à  substituer  à  l'ancien.  Voilà  ce 
qui  nous  explique  pourquoi  les  meilleurs  empereurs,  un  Antonin, 
an  Harc-Aurèle,  sont  plus  mal  disposés  à  son  égard  que  tel  monstre 
ou  tel  imbécile  qui  les  précède  ou  leur  succède.  C'est  aussi  pour- 
quoi, à  partir  de  Septime-Sévère  (193),  la  politique  impériale  n'est 
plus  aussi  dure  contre  les  chrétiens.  L'empire  en  effet,  pendant  une 
assez  longue  période,  est  gouverné  par  des  non-Romains.  Un  vaste 
syncrétisme  religieux,  favorisé  par  des  empereurs  orientaux  tels  que 
Garacalla,  fléliogabale,  Alexandi*e-Sévère,  élaboré  scientifiquement 
par  le  néo-platonisme,  associe  le  Christ,  en  tant  qu'hiérophante,  à 
Pythagore,  Apollonius,  Orphée.  Désormais  les  écrivains  les  plus  op- 
posés au  christianisme,  uu  Porphyre  et  un  Hiéroclës  eux-mêmes, 
s'attaqueront  moins  au  principe  chrétien  qu'aux  traditions  ecclésias- 
tiques et  respecteront  en  général  la  personne  elle-même  de  Jésus. 
Dans  la  période  dont  nous  parlons,  on  ne  peut  guère  citer,  en  fait  de 
persécution  notable,  que  celle  de  Maximin  le  Thrace,  et  le  nombre 
des  chrétiens  augmente  à  vue  d'oeil. 

Bientôt  cependant,  avec  le  règne  de  Décius,  le  vieil  esprit  romain 
se  réveille  ;  il  a  vu  qu'il  lui  faut  vaincre  ou  mourir.  Ce  qui  est  carac- 
téristique, c'est  que  maintenant  la  persécution  n'est  plus,  comme 
autrefob,  arrachée  tumultueusement  par  le  vœu  des  populations 
païennes  aux  indécisions  des  proconsuls  :  elle  est  devenue  le  fait  des 
politiques,  des  hauts  conseillers,  des  magistrats  supérieurs  de  l'em- 
pire. Jusqu'alors,  si  nous  en  croyons  Origène,  le  nombre  des  condam- 
nés à  mort  pour  cause  de  religion  avait  été  comparativement  restreint. 
A  présent  c'est  l'époque  des  grands  martyres,  des  exécutions  et  des 


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138  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

apostasies  en  masse.  La  tolérance  reprit  toutefois  un  moment  le  des- 
sus, et  même  il  paraîtrait  que  Dioclétien,  esprit  fort  sensé,  ne  se 
décida  qu'avec  peine,  entraîné  par  Galérius,  à  lancer  les  fameux 
édits  qm  ont  si  4ristement  illustré  son  règne.  Quand  il  s'y  fut  enfin 
résolu,  il  ne  voulut. pas  faire  les  choses  à  demi,  et  tout  un  système 
fort  savant  de  vexations  et  de  supplices  fut  appliqué  par  tout  l'em- 
pire à  l'extirpation  du  christianisme.  Le  plan  avorta.  La  chrétienté 
était  déjà  trop  nombreuse.  Signe  visible  d'une  situation  totalement 
changée!  les  païens  eux-mêmes  ne  persécutaient  plus  que  molle- 
ment. Les  reniemens  étaient  régulièrement  suivis  de  réintégrations 
moyennant  pénitence.  Les  martyres  avaient  fait  plus  de  bien  que  de 
mal  à  l'église.  En  311,  Constantin,  Licinius,  Galérius  lui-même,  avec 
des  sent'unens  fort  opposés,  tombèrent  d'accord  sur  la  nécessité  po- 
litique de  tolérer  le  christianisme.  Les  considérans  de  l'édit  promul- 
gué à  cette  occasion  sont  des  plus  curieux.  Ils  partent  du  fait  que 
les  chrétiens,  forcés  par  la  terreur  de  renoncer  à  leur  foi,  n'étaient 
pas  devenus  meilleurs  païens  pour  cela.  11  fallait  donc  les  laisser 
retourner  en  paix  à  leurs  rites.  11  leur  était  ordonné,  dans  toute  la 
force  du  terme,  de  redevenir  chrétiens.  Leur  religion,  vieille  déjà 
de  trois  siècles,  était  passée  à  son  tour  à  l'état  àHnstitutio  veierum. 
La  politique  romaine  à  la  fm  s'inclinait  donc  devant  un  fait  accom- 
pli. Constantin  n'eut  pas  besoin  du  miracle  du  labarum  pour  pas- 
ser lui-même  au  christianisme.  Sa  conversion  fut-elle  sincère?  11  est 
permis  d'en  douter.  Ce  qui  est  certain  et  ce  qui  donne  à  sa  résolu- 
tion une  sorte  de  reflet  religieux ,  quelque  chose  de  solennel,  c'est 
qu'il  se  soumit  à  la  révélation  de  l'histoire  et  reconnut  le  doigt  de 
Dieu  dans  les  signes  des  temps. 

Du  côté  chrétien,  depuis  que  les  apologistes  platoniciens  avaient 
reconnu  les  élémens  divins  disséminés  dans  le  vieux  paganisme, 
n'avait-on  pas  fait  aussi  des  pas  significatifs  dans  le  sens  du  rap- 
prochement? Évidemment  oui.  D'abord  la  défaite  du  montanisme, 
tendance  réactionnaire  de  la  seconde  moitié  du  ii®  siècle ,  amie  du 
rigorisme  et  opposée  à  l'épiscopat,  avait  en  quelque  sorte  consacré 
un  relâchement  moral,  regrettable  à  beaucoup  d'égards,  mais  abt- 
solument  nécessaire,  si  l'on  voulait  que  la  multitude  entrât  dans  la 
société  chrétienne.  Certainement  la  moralité  générale  gagnait  aux 
progrès  du  christianisme,  mais  il  y  avait  désormais  avec  le  ciel  beau- 
coup d*accommodemens  dont  l'épiscopat  avait  le  secret.  Le  culte 
abandonnait  peu  à  peu  son  austérité  primitive,  se  faisait  cérémo- 
niel,  pompeux,  sacerdotal.  Le  baptême  et  la  cène  se  rapprochaient 
visiblement  des  mystères  et  s'en  appropriaient  en  grande  partie  le 
vocabulaire.  En  même  temps  les  sombres  doctrines  de  la  fm  pro- 
chaine de  l'empire  et  du  monde  faisaient  place  à  des  vues  beau- 


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LES   ORIGINES   DU   CHRISTUNISME.  130 

coup  plus  optimistes  sur  les  rapports  qui  pourraient  s'établir  autre 
eux  et  l'église.  Dès  la  fin  du  ii*  siècle,  Tévéque  Méliton  de  Sardes 
parlait  un  merveilleux  langage  de  courtisan  dans  une  supplique 
adressée  au  souverain.  On  remarquait  avec  une  certaine  complai- 
sance que  l'église  et  l'empire  étaient  nés  à  peu  près  en  mémo  temps, 
comme  si  Auguste  et  le  Christ  eussent  été  jumeaux.  Qu'était  de- 
venu le  temps  où  le  premier  empereur  n'était  que  la  première  tète 
du  monstre  aux  sept  têtes  suscité  par  le  diable  pour  tourmenter  les 
saints?  L'Antéchrist  n'était  plus  assis  sur  le  trône  des  césars,  et 
qu'arriverait-il  si  l'un  de  ses  successeurs  devenait  chrétien  lui- 
même?  L'épiscopat  séduisit  Constantin,  mais  on  peut  ajouter  qu'il 
fut  lui-même  fasciné  par  le  prestige  impérial.  Rien  de  plus  curieux 
que  la  promptitude  avec  laquelle,  au  lendemain  des  terribles  per- 
sécutions de  Décius  et  de  Dioclétien,  les  évêques  se  firent  les  in- 
trépides flatteurs  du  pouvoir  qu'ils  abhorraient  la  veille.  Us  ne 
semblent  pas  avoir  soupçonné  dans  quelles  complications  ils  enga- 
geaient l'église  de  l'avenir. 

En  résumé,  le  christianisme  fut  vainqueur,  mais  le  paganisme  ne 
se  rendit  pas  à  discrétion.  La  réaction  momentanée  de  Julien  prouva 
tout  à  la  fois  qu'il  était  bien  mort,  et  que  pourtant  il  fallait  accepter 
ses  conditions,  si  l'on  voulait  l'enterrer.  L'église  au  fond  ne  le  dé- 
truisit pas,  elle  l'absorba. 

II  faut  clore  ici  cette  esquisse  d'une  vaste  théorie  dont  nous  n'a- 
vons voulu  reproduire  que  les  élémens  principaux.  Si  l'on  a  bien 
suivi  cet  enchaînement  continu  de  causes  et  d'effets  qui  relie  les 
événemens  isolés  et  leur  donne  à  chacun  sa  valeur  proportionnelle, 
on  a  dû  saisir  ce  qui,  selon  l'école  de  Tubingue,  forme  le  gi*and 
ressort  de  l'histoire.  C'est  la  contradiction.  Un  principe  ne  dévoile 
ce  qu'il  contient  qu'en  se  heurtant  contre  une  puissance  contraire. 
La  contradiction,  à  son  tour,  marche  vers  une  synthèse  dans  laquelle 
le  terme  vainqueur  fait  droit  jusqu'à  un  certain  point  au  terme  op- 
posé, et  qui  sert  de  nouveau  point  de  départ  ji  de  nouvelles  évolu- 
tions. La  tâche  de  la  philosophie  de  l'histoire  est  donc  de  rechercher 
comment  les  contraires  se  rapprochent,  en  indiquant  les  moyens 
termes  qui  résolvent  peu  à  peu  la  contradiction  première,  c'est 
d'exposer  die  Vcrmittelung  der  Gegeiisàize^  ce  qui  concilie  les  anti- 
thèses. On  reconnaît  ici  la  loi  du  devenir  hégélien  appliquée  à  l'bift- 
toire,  trouvant  sa  confirmation  dans  les  faits  lorsqu'ils  sont  connus, 
aidant  à  les  reconstituer  quand  ils  ne  le  sont  pas.  En  même  temps 
il  faut  avouer  que  les  réalités  concrètes  ne  sont  plus  supprimées, 
comme  c'était  le  cas  dans  les  théories  historiques  de  l'hëgélianisme 
pur.  L'idée  se  déroule,  mais  ses  porteurs^  ses  organes,  vivent,  sen- 
tent, agissent  bien  réellement. 


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lAO  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  fait,  et  bien  que  le  temps  où  Ton  s'emprisonnait  dans  le  sys- 
tème hégélien  soit  passé  sans  retour,  on  ne  peut  contester  que,  vue 
de  haut ,  l'histoire  n'avance  que  par  le  choc  et  la  conciliation  des 
contraires.  C'est  bien  là  l'une  de  ces  idées  simples  et  fécondes  que 
ce  système,  en  se  brisant,  a  léguées  à  la  philosophie ,  qui  ne  s'en 
défera  pas.  Pour  discuter  la  valeur  de  la  théorie  que  nous  venons 
d'exposer,  il  faudrait  donc  ou  bien  contester  la  vérité  du  principe 
qui  en  est  l'âme,  ou  bien  révoquer  en  doute  la  justesse  de  ses  ap- 
plications. Je  crois  qu'il  faut  renoncer  à  la  première  alternative. 
Quant  à  la  seconde,  si  quelques  études  spéciales  m'autorisaient  à 
énoncer  une  opinion  motivée,  voici  comment  je  résumerais  mon  ju- 
gement. 

Prise  dans  son  ensemble,  la  théorie  me  paraît  juste,  à  moins  que 
l'on  ne  se  place  d'emblée  sur  le  terrain  du  miracle,  ce  qui  sans  doute 
est  très  permis,  et  qu'on  ne  se  résigne  à  accepter  des  faits  qu'aucun 
lien  de  causalité  ne  rattache  à  leurs  antécédens.  Si  l'on  s'y  refuse,  on 
devra  convenir  que  nous  avons  là  une  genèse  logique  des  origines 
de  l'église  chrétienne;  mais  c'est  ici  qu'un  scrupule  m'arrête.  Ne 
serait- elle  pas  trop  logique?  Quand  on  descend  au-dessous  des 
grandes  lignes  de  l'histoire,  retrouve-t-on  nécessairement  dans  les 
détails  cette  symétrie  continue  qui  fait  que  les  plus  petits  événe- 
mens  sont  géométriquement  semblables  aux  plus  grands?  L'école 
de  Tubingue,  à  force  de  régulariser  les  commencemens  du  christia- 
nisme, n'a-t-elle  pas  méconnu  ce  qu'il  y  a  de  chaotique,  de  simul- 
tané, en  quelque  sorte  de  torrentueux,  dans  les  premières  manifes- 
tations d'un  esprit  nouveau  qui  souffle  sur  le  monde?  Ce  qui  fait 
qu'on  se  pose  une  telle  question,  c'est  la  différence  qui  existe  entre 
la  clarté,  l'aisance  de  la  théorie,  lorsqu'elle  s'applique  aux  périodes 
où  les  événemens  se  déroulent  par  grandes  masses,  sur  de  vastes 
espaces,  et  ses  allures  souvent  tendues,  forcées,  quand  elle  doit  se 
borner  à  des  faits  restreints  dans  un  cercle  resserré.  Il  lui  est  plus 
aisé  d'énumérer  par  exemple  les  moyens  termes  qui  amènent  la 
victoire  relative  du  christianisme  que  d'expliquer  par  quelle  voie  la 
première  antithèse  sortie  de  l'apparition  du  paulinisme  est  venue 
aboutir  à  la  neutralité  du  catholicisme  primitif.  Pourquoi,  lorsque 
nous  voyons  l'apôtre  Paul  devancer  de  cent  ans,  et  même,  si  l'on 
y  regarde  de  près,  de  bien  plus  encore,  le  développement  de  la 
pensée  chrétienne,  serait-il  inadmissible  qu'un  autre  grand  génie 
eût  pris  l'avance  sur  ses  contemporains  en  écrivant  ce  quatrième 
évangile,  à  qui  les  exigences  de  la  théorie  n'accordent  le  droit  à 
l'existence  qu'à  partir  du  milieu  du  second  siècle?  Si  au  point  de 
vue  d'une  critique  sévère  l'authenticité  apostolique  de  ce  livre  est 
bien  difficile,  sinon  impossible  à  défendre,  on  gagnerait,  à  le  rap- 


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LES   OBIGINES  DU  CHRISTIANISME.  lAl 

procber  de  la  première  génération  chrétienne,  de  pouvoir  expliquer 
des  indices  fort  remarquables  de  précision  historique,  dont  une 
origiae  aussi  tai*dive  ne  permet  pas  de  rendre^  compte.  Lorsque 
U.  Scbwegler,  poussant  à  ses  dernières  limites  la  théorie  du  maître, 
exagéra  la  défaite  du  paulinisme  dans  la  première  église,  et  ne  vou- 
lut voir  dans  les  deux  premiers  siècles  qu'un  judéo- christianisme 
abeolu,  il  trouva  dans  M.  Ritschl  un  adversaire  qui  prétendit  au 
contraire,  avec  moins  de  vraisemblance  encore,  que  c'était  le  pau- 
linisme qui,  dès  l'abord  maître  de  la  situation,  s'était  insensiblement 
modifié  au  point  de  perdre  son  premier  caractère.  Je  ne  saurais  ad- 
mettre que  l'évangile  de  Marc,  parce  qu'il  est  neutre  entre  Paul  et 
les  douze,  soit  un  abrégé  sans  originalité  des  évangiles  de  Matthieu 
et  de  Luc.  A  chaque  instant,  c'est  lui  au  contraire  qui,  dans  les  pas- 
sages analogues,  se  montre  le  plus  ancien ,  et  l'on  peut  dire  qu'à 
l'heure  qu'il  est  cette  opinion  est  celle  des  autorités  critiques  les 
plus  compétentes.  Il  n'est  pas  réel  non  plus  que  l'évangile  de  Luc 
soit  aussi  paulinien,  ni  l'évangile  de  Matthieu  aussi  judéo-chrétien 
qu'on  l'a  dit  à  Tubingue,  où  l'on  avait  besoin,  pour  la  plus  grande 
régularité  de  la  théorie,  de  montrer  deux  évangiles  en  état  d'oppo- 
sitàon  tranchée  avant  d'arriver  à  un  troisième  représentant  la  neu- 
tralité. Il  faut  même  rappeler  ici  qu'un  des  élèves  les  plus  distin- 
gués de  Baur,  M.  Yolkmar,  a  forcé  son  savant  professeur  à  revenir 
sur  l'opinion  qu'il  avait  d'abord  émise  concernant  les  rapports  de 
notre  évangile  de  Luc  avec  celui  de  l'ultra-paulinien  Marcion,  qu'il 
c<Misidérait  comme  le  plus  ancien  des  deux.  M.  Yolkmar  a  montré 
que  c'était  le  contraire  qui  était  vrai. 

Que  conclure  de  ces  vacillations  qui  se  sont  produites  au  sein  de 
l'école  elle-même?  C'est  que  dans  les  époques  créatrices,  comme 
celle  qui  enfanta  le  christianisme,  les  oppositions  peuvent  rouler 
côte  à  côte  sans  qu'on  sût  toujours  conscience  de  leur  antagonisme, 
et  que  dès  lors  il  est  dangereux  de  confondre  à  tout  prix  et  sur  tous 
les  points  Tordre  logique  des  idées  avec  la  succession  historique  des. 
évéuemens.  C'est  ce  ,que  paraissent  sentir  les  hommes  éminens  qui 
représentent  aujourd'hui  les  vues  de  l'école  dans  les  universités  et 
le  mouvement  théologique  de  l'Allemagne.  Ainsi  l'école  ira,  nous 
l'espérons,  se  fortifiant,  se  développant,  corrigeant  et  complétant 
son  œuvre.  On  peut  dire  de  la  théorie  de  Tubingue  quelque  chose 
d'analogue  à  ce  qu'on  a  dit  ici  même,  et  avec  raison,  de  Thégélia- 
ntsme  :  comme  système  absolu,  elle  ne  pourrait  longtemps  se  main- 
tenir dans  sa  rigueur;  mais,  comme  perspective  générale  des  ori- 
gines de  l'église,  elle  restera  debout. 

Albert  Reville. 


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ÉTUDES  FORESTIÈRES 


LA  FORÊT  DE  FONTAINEBLEAU. 


Après  la  configuration  du  sol,  ce  qui  caractérise  le  mieux  la  phy- 
sionomie d'une  contrée  {feahiresj  comme  disent  les  Anglais),  ce 
sont  les  forêts.  Qu'elles  s'étendent  dans  les  plaines  en  déroulant  le 
long  des  fleuves  un  océan  de  feuillage,  ou  qu'elles  parent  d'une 
éternelle  verdure  les  flancs  abrupts  des  montagnes,  le  paysage 
qu'elles  animent  prend  un  caractère  particulier.  Ces  massifs  d'ar- 
bres qui  se  succèdent  à  perte  de  vue  sont  plus  qu'un  simple  orne- 
ment, ils  sont  pour  le  savant  comme  pour  l'économiste  un  inépui- 
sable champ  d'études. 

Nulle  part  on  n'étudie  mieux  les  lois  qui  régissent  la  nutrition  des 
plantes.  Les  essences  forestières,  qui  végètent  pendant  de  longues 
années  abandonnées  à  elles  mêmes,  sont  en  eflet  particulièrement  ex- 
posées à  l'action  incessante  des  phénomènes  météorologiques.  Plus 
directement  soumises  à  l'influence  du  climat,  elles  ne  peuvent  ja- 
mais prospérer  que  dans  la  zone  botanique  qui  leur  a  été  assignée. 
La  région  du  sapin  n'est  pas  celle  du  chêne,  et  le  hêtre  végète  là 
où  le  châtaignier  ne  pourrait  supporter  les  rigueurs  de  l'hiver.  Les 
conditions  indispensables  pour  qu'un  végétal  puisse  vivre  et  se  per- 
pétuer quelque  part,  c'est  d'abord  que  les  températures  extrêmes 
ne  dépassent  jamais  certaines  limites  au-delà  desquelles  il  périt  in- 
failliblement, ensuite  qu'entre  la  floraison  et  la  maturité  du  fruit 
la  somme  de  chaleur  nécessaire  à  la  fructification  complète  se  soit 
produite.  Que  la  première  de  ces  conditions  soit  remplie,  et  la  vé- 
gétation de  la  plante  est  possible;  mais  la  seconde  peut  ne  pas  l'être, 


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ETUDES   FORESTIERES.  l^S 

et  alors  la  reproduction  ne  pourra  se  faire  spontanément  par  la 
gndne;  on  ne  l'obtiendra  que  par  des  moyens  artificiels,  —  bou- 
tures ou  plantations.  C'est  ce  qui  arrive  pour  quelques  arbres  d'or- 
nement de  nos  jardins,  qui  ne  portent  des  fruits  que  dans  les  an- 
nées exceptionnelles.  On  voit  ce  que  la  géographie  botanique  peut 
gagner  à  l'étude  bien  comprise  des  arbres  forestiers. 

C'est  k  un  autre  point  de  vue  que  l'économiste  envisage  les  forêts. 
Sans  s'occuper  des  essences  qui  les  composent  et  des  conditions 
particulières  qu'elles  réclament,  son  attention  se  porte  tout  entière 
sur  les  produits  qu'on  en  retire  et  les  besoins  qu'elles  peuvent  sa- 
tisfûre.  Par  les  rapports  qu'elles  ont  avec  les  autres  branches  de 
Tagriculture,  par  les  travaux  qu'elles  exigent,  par  les  industries 
qu'elles  alimentent,  les  forêts  exercent  sur  la  prospérité  d'ur\e  con- 
trée, comme  sur  les  mœurs  des  habitans,  une  action  dont  il  est 
facile  d'apprécier  l'importance.  Tandis  que  dans  les  Alpes  elles  dis- 
parussent peu  à  peu,  détruites  par  la  dent  impitoyable  des  trou- 
peaux, dans  les  Vosges  et  le  Jura  elles  sont  au  contraire  considérées 
par  tous  comme  une  source  de  richesses,  et  donnent  naissance  à 
une  foule  d'industries  fort  productives;  tandis  que  dans  les  Landes 
et  sur  les  dunes  de  Gascogne  elles  sont  le  seul  moyen  de  mettre  le 
sol  en  rapport,  en  Normandie  elles  font  souvent  obstacle  aux  pro- 
grès agricoles,  quand  elles  usurpent  une  place  qui  conviendrait 
mieux  aux  céréales  ou  aux  herbages. 

C'est  en  se  plaçant  à  ce  double  point  de  vue  de  l'histoire  natu- 
relle et  de  l'économie  politique  que  l'on  voudrait  ici  donner  une 
idée  de  la  forêt  de  Fontainebleau,  une  des  plus  célèbres  que  nous 
ayons  en  France.  La  beauté  de  ses  massifs,  l'imposante  physiono- 
mie de  son  paysage,  la  diversité  d'aspects  qu'elle  présente,  en  font 
comme  un  des  types  les  plus  complets  d'une  monographie  fores- 
tière et  les  plus  intéressans  à  étudier. 


I. 

Autrefois  réunie  à  celle  de  Sénart,  la  forêt  de  Fontainebleau  cou- 
vrait sur  la  rive  gauche  de  la  Seine  une  immense  étendue,  et  s'a- 
vançait jusqu'à  Charenton,  à  la  porte  de  Paris;  mais,  les  parties 
cultivables  ayant  été  peu  à  peu  défrichées,  elle  n'offre  plus  aujour- 
d'hui qu'une  contenance  de  17,000  hectares  environ.  C'est  encore 
un  des  massifs  les  plus  considérables  que  nous  possédions.  Entou- 
rant de  toutes  parts  la  ville  de  Fontainebleau,  sauf  du  côté  de  la 
3eine  où  vient  déboucher  une  large  vallée,  elle  présente  à  peu  près 
la  forme  d'un  cercle  incomplet  dont  la  ville  serait  le  centre,  et  dont 


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ihi  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  rayon  moyen  est  à  peu  près  de  12  kilomètres.  Elle  s'appelait  jadis 
Forêt  de  Bierrcy  nom  que  portait  également  le  pays  voisin,  qui  était 
un  canton  du  Gàtinais.  Il  vient,  dit-on  ^  de  Bierra,  guerrier  danpis 
surnommé  Côte  de  Fer^  qui  en  8A5  campa  dans  les  environs  av€K: 
son  armée  et  y  commit  d'affreux  ravages.  Ce  n'est  que  vers  le  mi-- 
lieu  du  xi^  siècle  qu'on  voit  apparaître  le  nom  de  Fontainebleau^  dû. 
à  une  fort  belle  source  qui  existe  encore  dans  le  parc  anglais  du 
château,  mais  qui  a  été  bien  amoindrie  à  la  suite  de  travaux  exécu* 
tés  sous  le  premier  empire  (1). 

•  bans  Tétude  d'une  forêt,  comme  dans  celle  d'une  contrée  quel-, 
côtique,  la  première  chose  à  examiner,  c'est  la  nature  du  sol.  De  Ih, 
dépendent  en  effet  la  configuration  et  la  fertilité  des  terrains,  là 
présence  ou  l'absence  des  cours  d'eau,  les  différons  systèmes  de 
culture  à  appliquer,  et  jusqu'à  un  certain  point  les  habitudes  des 
populations.  Le  sol  sur  lequel  repose  la  forêt  de  Fontainebleau  ap* 
partient  aux  terrains  tertiaires  parisiens,  et  doit  sa  formation  au 
même  cataclysme  qui  fit  émerger  ceux-ci  du  sein  des  mei*s. 

En  remontant  le  cours  sans  fin  des  âges  géologiques,  à  une  épo- 
que éloignée  de  nous  d*un  nombre  incalculable  de  siècles,  les  eaux 
recouvraient  tout  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  le  bassin  de 
Paris,  qui  correspond  à  peu  près  à  l'ancienne  Neustrie.  Les  terrains 
servant  de  fond  à  cette  mer  étaient  les  terrains  crétacés,  qui  eux- 
mêmes  s'appuyaient  sur  la  formation  jui-assique,  émergée  sur  d'au- 
tres points  par  des  révolutions  antérieures,  mais  qui  formait  ici 
une  dépression  occupée  par  les  eaux.  Celles-ci,  tantôt  lacustres, 
tantôt  marines,  déposèrent  sous  forme  de  couches  parallèles  les  di- 
verses substances  terreuses  que  les  fleuves  d'alors  entraînaient  avec 
eux  et  qu'ils  déversaient  dans  l'Océan.  Ces  couches,  dont  la  nature 
varie  suivant  l'époque  de  la  formation ,  sont  au  nombre  de  neuf 
principales,  superposées  les  unes  aux  autres;  ce  sont,  à  partir  des 
plus  anciennes  :  l'argile  plastique,  les  sables  inférieurs,  le  calcaire 
grossier,  les  sables  moyens,  le  calcaire  lacustre  inférieur,  les  marnes 
gypsifères,  les  sables  supérieurs,  le  calcaire  lacustre  supérieur, 
enfin  les  argiles  et  meulières  supérieures.  Déposées  en  dernier  lieu, 

(1)  Quant  à  la  dernière  syllabe  du  mot,  on  en  raconte  Torigine  de  trois  manières  : 
le  président  De  Thou  dit  que  les  eaux  de  la  fontaine  parurent  si  belles  au  premier 
chasseur  qui  la  découvrit,  qu'il  l*appela  Fontaine  de  Belle  Eau  {Fofis  Bellaqueus). 
Cest  la  version  et  le  nom  adoptés  au  xvii«  siècle.  André  Fauvin  raconte  qu'un  chien 
nommé  Bleaud  conduisit  son  maitre  mourant  de  soif  auprès  de  cette  fontaine,  d*où  le 
nom  de  Fons  Bleaudi  ou  Blaaldi,  ainsi  qu*on  écrivait  dans  le  latin  du  xiii*  siècle. 
Enfin  une  autre  version  prétend  qu'il  existait  très  anciennement,  au  lieu  où  s'élève 
aujourd'hui  le  ch&teau,  un  domaine  seigneurial  appelé  le  Bréau,  d'où  serait  venu  le 
nom  de  Fontaine  Bréau,  Une  des  pièces  d'eau  du  parterre  s'appelle  encore  ai^jourd'hoi 
le  Bréau. 


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irUDES  FORESTIÈRES.  1^5 

celles-ci  précèdent  les  terrains  diluviens  qui  appartiennent  à  une 
formation  subséquente. 

A  la  suite  d'un  mouvement  intérieur  de  Técorce  terrestre,  la  mer 
parisienne  parait  avoir  été  chassée  violemment  de  son  lit  dans  la 
direction  du  sud-est  au  nord-ouest,  et  par  son  déplacement  subit  a 
mis  à  jour  les  terrains  qu'elle  recouvrait  et  qu'elle  avait  contribué  à 
fermer.  La  disposition  de  ces  diverses  assises  présente  une  constance 
remarquable;  affleurant  à  tour  de  rôle  dans  Tordre  de  leur  fonrf-|{ 
tion,  on  les  voit,  en  s' avançant  vers  le  sud-sud-est,  s'enfoiL^jx^ 
disparaître,  amincies,  sous  celles  qui  les  recouvrent,  tandr^-^ie 
vers  le  nord-nord-ouest  elles  viennent  finir  en  biseau  très  aigu  sur 
celles  qui  leur  sont  inférieures  et  qui  les  débordent  pour  se  terminer 
i  leur  tour  de  la  même  manière.  EU  es  se  succèdent  à  peu  près 
comme  les  tuiles  d'un  toit  dans  l'ordre  qui  résulte  de  leur  superpo- 
sition relative  (1).  Ce  mouvement  de  translation  de  la  mer  pari- 
sienne donna  en  même  temps  naissance  à  de  violens  courans  qui, 
partout  où  ils  ne  trouvaient  pas  un  sol  suffisamment  résistant,  l'en- 
tamërent  profondément.  Tantôt  emportant  les  couches  tout  entières, 
tantôt  y  creusant  seulement  d'énormes  sillons,  ces  courans  laissèrent 
comme  traces  de  leur  passage  des  collines  plus  ou  moins  élevées, 
toutes  parallèles  entre  elles.  Nulle  part  on  ne  comprend  mieux  cette 
formation  que  dans  la  forêt  de  Fontainebleau. 

Le  relief  du  sol  présente  trois  aspects  principaux  :  des  plateaux, 
des  plaines  réunies  aux  premiers  par  des  pentes  assez  rapides  dis- 
posées en  forme  de  cirque,  des  collines  de  sable  et  de  rochers,  lon- 
gues, étroites,  disposées  parallèlement  les  unes  aux  autres  et  lais- 
sant entre  elles  des  vallées  horizontales  ouvertes  aux  deux  bouts.  Les 
plateaux,  dont  l'élévation  au-dessus  des  plaines  varie  entre  àO  et 
60  mètres,  appartiennent  aux  étages  supérieurs  de  la  formation  pa- 
risienne, qui  n'ont  pas  été  emportés  dans  la  débâcle  dont  je  viens 
de  parler,  et  qui  ont  pu  présenter  une  résistance  suffisante  à  l'action 
des  eaux.  Sur  quelques-uns,  l'étage  du  calcaire  lacustre  supérieur 
subsiste  tout  entier,  tandis  que  sur  d'autres  tout  cet  étage  a  dis- 
paru et  a  Isûssé  à  découvert  de  grands  bancs  de  roches  de  grès, 
connus  dans  le  pays  sous  le  nom  de  plattihresy  qui  forment  le  revê- 
tement supérieur  de  l'étage  des  sables.  Pai'tout  où  ces  bancs  de  grès 
eux-mêmes  ont  cédé  à  la  pression  des  eaux,  la  masse  des  sables  a 
été  profondément  déchirée.  Sans  cohésion,  incapable  de  résister  à 
des  agens  de  dégradation  aussi  puissans,  elle  a  été  entraînée  vers 
la  mer  et  répandue  dans  les  plaines.  Les  blocs  de  grès  qu'elle  ren- 

(1)  Voyez  VEsm  cTuim  dffcripficNi  tjMogiquA  du  départémetU  de  Seine-et-Marne,  par 
■.  4e  Séoarmom. 

m»  iLT.  10 


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Ii6  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

fermait  ont  été  roulés  et  amoncelés  par  les  courans  en  collines  al- 
longées. Sur  les  points  où  reffondrement  s'est  opéré,  ces  blocs  sont 
restés  à  la  place  qu'ils  occupaient,  et  se  montrent  aujourd'hui,  mis 
à  jour,  sur  les  pentes  disposées  en  hémicycle  qui  unissent  les  plaines 
aux  plateaux.  Cette  forme  semi-circulaire  est  en  effet  bien  celle 
que  devait  prendre  le  terrain  cédant  tout  à  coup  à  la  violente  pres- 
sion d'une  mer  chassée  de  son  lit.  Le  calcaire  lacustre  inférieur, 
ftrfstequel  repose  l'éts^e  des  sables,  ayant  présenté  plus  de  résis- 
Mlans^ue  celui-ci,  n'a  pas  été  entamé ,  et  il  forme,  avec  les  terres 
tgUsjiortées  des  parties  élevées,  le  sol  des  plaines  basses.  Les 
marnes  calcaires,  les  argiles  et  les  sables  y  sont  mélangés  dans  des 
proportions  variables.  Sur  quelques  points  aussi ,  dans  le  voisinag^e 
de  la  Seine,  apparaissent  des  terrain^  de  transport  de  formation 
plus  récente. 

Rien  de  plus  facile  donc  que  de  se  faire  une  idée  de  la  configu- 
ration géologique  de  la  forêt  de  Fontainebleau,  au  premier  abord  si 
irrégulière  et  si  compliquée,  et  pas  n'est  besoin  d'être  géologue 
pour  se  figurer  une  couche  de  60  à  80  mètres  d'épaisseur  de  sable 
siHceux  et  de  blocs  de  grès  mélangés,  comprise  entre  deux  couches 
de  calcaire  marneux  et  argileux.  Tel  était  l'état  des  terrains  où 
s'étend  aujourd'hui  la  forêt  lorsqu'ils  étaient  recouverts  par  la  mer 
parisienne.  Celle-ci,  violemment  chassée  vers  le  nord-ouest,  effon- 
drant sur  plusieurs  points  la  couche  protectrice,  entraînant  dans 
son  mouvement  les  sables  et  les  blocs,  les  amoncelant  en  lignes  pa- 
rallèles, et  arrêtant  son  action  destructive  à  la  couche  inférieure, 
laissa  après  son  départ  le  relief  que  nous  voyons  aujourd'hui. 

Une  pareille  formation  explique  le  fait,  assez  étrange  au  premier 
coup  d'œil,  de  l'absence  presque  absolue  d'eau  dans  toute  la  forêt. 
Tous  ceux  qui  ont  parcouru,  je  ne  dirai  pas  les  pays  de  montagnes, 
mais  seulement  des  contrées  un  peu  accidentées,  s'attendent  à  trou- 
ver un  ruisseau  à  chaque  dépression  de  terrain.  Il  n'en  est  rien.  Les 
plaines  succèdent  aux  plateaux,  sans  que  les  pentes  laissent  filtrer 
la  moindre  source,  et  du  fond  de  ces  vallées  ouvertes,  serrées  entre 
deux  collines  de  roches  entassées,  ne  s'échappe  le  murmure  d'au- 
cun cours  d'eau.  Parfois  seulement  se  montrent  çà  et  là  quelques 
mares  isolées,  dues  à  l'accumulation  des  pluies  dans  le  creux  des 
rochers,  mares  qui  le  plus  souvent  s'évaporent  aux  premiers  soleils. 
Les  ruisseaux,  comme  les  sources  qui  leur  donnent  naissance,  sont 
produits  par  la  pluie,  qui  pénètre  dans  le  sol  jusqu'à  ce  qu'elle 
vienne  à  rencontrer  une  couche  imperméable  qui  la  ramène  à  la  sur- 
face. Dans  cette  forêt,  Teau  passe  à  travers  les  masses  sablonneuses 
eoDAme  à  travers  un  filtre,  et  arrive  sans  obstacle  jusqu'à  la  couche 
des  glaises  vertes,  la  première  qui,  dans  les  terrains  parisiens. 


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ETUDES   FORESTtèHES.  1^7 

puisse  la  retenir;  mais  cette  couche  n' affleure  pas  dans  Tintérieur 
de  la  forêt,  et  ne  se  montre  que  dans  la  vallée  occupée  par  la  ville 
de  Fontainebleau.  C'est  à  cette  circonstance  que  celle-ci  doit  les 
belles  eaux  qui  y  jaillissent  de  tous  côtés. 

C'est  de  sa  constitution  géologique  que  la  forêt  de  Fontainebleau 
tire  cette  physionomie  tout  à  fait  particulière  qui  ne  permet  pas  de  la 
confondre  avec  aucune  autre.  Bien  des  forêts  renferment  des  mas- 
tà!b  plus  grandioses,  des  futaies  plus  étendues,  des  paysages  plus 
accidentés,  mais  aucune  n'a  un  caractère  aussi  prononcé  et  ne  laisse 
dans  l'esprit  une  impression  aussi  profonde.  Celles  de  Compiègne, 
de  \illerS'Cotterets,  de  Lyons,  etc.,  qui  appartiennent  au  même 
bassin,  sont  plus  belles  peut-être  à  certains  égards,  mais  elles  ne 
lui  ressemblent  pas  même  de  loin,  car,  reposant  sur  des  étages  dif- 
férens  de  la  formation  parisienne,  elles  ont  une  tout  autre  confi- 
guration. La  forêt  d'Ermenonville  s'en  rapproche  davantage,  car 
elle  est  assise  comme  elle  sur  les  sables;  mais  on  n'y  rencontre  ni 
ces  masses  de  rochers  disposés  en  forme  de  cirques,  ni  ces  longues 
collines  sablonneuses  semées  de  roches  arrondies  entassées  les  unes 
sur  les  autres.  Ces  espèces  de  parapets  naturels,  tous  parallèles 
entre  eux  et  souvent  coupés  par  des  vallées  perpendiculaires  à  la 
direction  générale,  disparaissent  aux  environs  de  Rambouillet. 

La  nature  géologique  des  terrains  que  nous  venons  de  décrire  a 
donné  lieu  à  une  industrie  assez  importante,  et  qui  vaut  la  peine 
qu'on  s'y  arrête  :  c'est  l'exploitation  du  grès.  Disposée  soit  en  bancs 
horizontaux  et  continus,  soit  amoncelée  en  blocs  de  diverses  gros- 
seurs, cette  roche  fournit  une  pierre  d'excellente  qualité,  qui  de 
tout  temps  a  été  très  recherchée  pour  le  pavage  des  rues  comme 
pour  la  construction  des  maisons.  Aussi  ces  exploitations  sont-elles 
plus  anciennes  que  la  ville  elle-même,  car  la  premièie  pierre  du 
palais,  qui  fut  construit  bien  avant  la  ville,  inaugura  Touverture  de 
la  première  carrière  dans  les  gorges  d'Apremont.  Tant  qu'on  n'eut  à 
fiedre  face  qu'aux  besoins  locaux,  les  exploitations  ne  prirent  pas  une 
grande  extension  ;  mais  quand  on  commença  de  paver  Paris  et  les 
routes  qui  y  aboutissent,  on  se  mit  à  l'œuvre  de  tous  côtés,  et  des 
carrières  s'ouvrirent  sur  tous  les  points.  Cette  industrie  s'exerçait 
d'abord  sans  contrôle,  chacun  s'établissant  à  son  gré  et  n'obéissant 
qu'à  son  caprice;  mais  les  dommages  causés  à  la  forêt  furent  bien* 
tôt  tels  qu'on  fut  obligé  de  réglementer  les  concessions  pour  empê- 
cher la  ruine  des  peuplemens.  Ce  n'est  pas  toutefois  sans  protester 
que  les  carriers  se  plient  aux  restrictions  qu'on  leur  impose.  En 
18tô  notamment,  ils  s'insurgèrent  et  se  portèrent  jusqu'à  menacer 
de  mort  les  agens  qui  avaient  cherché  à  les  contenir. 

Chaque  malti*e  carrier  travaille  pour  son  compte.  Après  avoir  ob- 


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Ii8  REVUE   DES   DEUX   MONDES* 

tenu  de  radministration  rautorisation  toute  gratuite  d'ouvrir  une 
carrière,  il  s'assure  du  concours  d'un  ou  deux  ouvriers  qui  sont 
payés  à  la  journée.  Gomme  il  ne  faut  pour  être  maître  que  posséder 
l'outillage  nécessaire,  masses,  marteaux  tranchans,  marteaux  à 
piquer,  coins,  pinces,  etc.  (outillage  dont  le  prix  est  de  150  fir.  en- 
viron), il  arrive  souvent  que  des  ouvriers,  associant  leurs  ép^gnes, 
travaillent  en  commun  sur  le  pied  de  l'égalité.  Avant  d'entamer  la 
roche,  ils  commencent  par  creuser  une  tranchée,  qu'ils  appelleoi 
formey  devant  le  banc  de  grès  à  attaquer,  de  façon  à  le  mettre  à  nu 
sur  une  largeur  d'une  dizaine  de  mètres,  et  sur  toute  sa  hauteur. 
Gela  fait,  Us  ouvrent  un  chemin  qui,  partant  du  fond  de  la  forme^ 
aboutit  à  la  route  la  plus  voisine,  et  qui  doit  servir  au  transport 
des  pierres.  Us  se  mettent  alors  à  découper  la  roche  en  blocs  plus 
ou  moins  volumineux,  en  y  creusant  avec  un  outil  spécial  des  trou» 
cylindriques  dans  lesquels  ils  enfoncent  à  grands  coups  de  masse 
des  coins  de  fer  que  chaque  choc  fait  avancer  à  peine  de  quelques 
millimètres.  Quand  la  pierre  est  de  bonne  qualité,  elle  se  fend 
d'elle-même  en  ligne  droite,  et  le  morceau  se  détache  naturelle- 
ment du  banc  principal;  mais  parfois  aussi,  quand  elle  est  trop  dure 
ou  peu  homogène,  il  faut  employer  la  poudre  pour  la  faire  sau- 
ter. Les  morceaux  ainsi  obtenus  sont  découpés  à  leur  tour ,  dé- 
pouillés de  leurs  aspérités,  et  débités,  toujours  par  le  même  pro- 
cédé, en  pavés  réguliers  de  différentes  dimensions.  Quant  aux  écoles 
résultant  de  la  taille,  elles  sont  rejetées  en  arrière,  et  forment  par- 
fois des  amas  considérables  qui  frappent  désagréablement  les  re- 
gards et  gâtent  le  paysage;  mais,  sous  l'influence  des  agens  atmos- 
phériques, ces  débris  de  roches  finissent  le  plus  souvent  par  se 
déliter,  tomber  en  poussière,  et  former  un  sol  sur  lequel  la  végéta-* 
tion  ne  tarde  pas  à  reprendre  son  empire.  Au  bout  de  peu  de  temps, 
les  carrières  abandonnées  se  couvrent  de  bruyères,  puis  d'arbris- 
seaux, en  attendant  que  les  arbres  eux-mêmes  trouvent  une  nour- 
riture suffisante  pour  s'y  installer  et  pour  faire  disparaître  sous  l'é- 
treinte de  leurs  racines  les  dernières  traces  de  ces  exploitations. 

Une  fois  débités,  les  pavés  sont  achetés  sur  place  au  maître  car- 
rier par  des  marchands  qui  les  expédient  dans  les  villes  voisines, 
mais  surtout  à  Paris,  où  il  s'en  fait  une  prodigieuse  consommation 
depuis  l'annexion  de  la  banlieue.  Il  y  a  quelques  années  cependant 
que  les  pavés  de  la  Belgique  font  sur  le  marché  de  la  capitale  une 
concurrence  assez  sérieuse  à  ceux  de  Fontainebleau  pour  en  avoir 
fait  tomber  le  prix  de  250  francs  le  mille  à  180  francs  (1).  G'est 

(1)  Les  produits  qu*oû  tire  des  carrières  se  divisent  en  pams  d'éçhaniiUon,  de 
0"22  à  O'^âS  sur  toutes  les  faces;  pavit  bàiards,  de  dimensions  irrégulières;  pavét 


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ÉTUDES   FORESTIERES.  1^9 

donc  de  Paris  que  dépend  le  plus  ou  moins  d'activité  des  carrières 
de  Fontainebleau,  de  même  que  le  nombre  des  ouvriers  qui  y  tra- 
vaillent. Quand  le  macadamisage  a  pendant  quelque  temps  ralenti 
la  demande,  la  plupart  de  ceux-ci  ont  abandonné  leurs  chantiers  et 
se  sont  faits  terrassiers;  plus  tard  ils  ont  repris  leur  ancien  métier, 
et  aujourd'hui  on  n'en  évalue  pas  le  nombre  à  moins  de  AOO.  Ce 
chiffire  toutefois  est  très  variable,  car  beaucoup  d'entre  eux,  maçons 
par  état,  ne  se  font  carriers  qu'accidentellement,  quand  la  mauvaise 
saison  les  empêche  de  se  livrer  à  leurs  occupations  habituelles. 

Le  bénéfice  que  fait  un  maître  carrier  peut  être  évalué  à  7  fr.  par 
jour.  C'est  un  beau  denier,  qui  serait  plus  élevé  encore,  si  toutes 
les  pierres  étaient  de  bonne  qualité;  mais  il  arrive  souvent  qu'après 
avoir  ouvert  une  carrière  et  fait  des  avances  considérables,  il  faut 
poarUnt  l'abandonner,  parce  que  la  roche  est  trop  dure  ou  peu  ho- 
mogéde.  Quant  aux  ouvriers,  leur  salaire  se  monte  à  A  ou  5  francs 
par  jour.  Malheureusement  il  y  a  une  morte-saison ,  et  dès  que  le 
thermomètre  est  tombé  au-dessous  de  zéro,  il  faut  abandonner  le 
travail,  car  la  pierre  ne  se  fend  plus  régulièrement.  Malgré  ce  chô- 
mage, dont  la  durée  moyenne  est  d'environ  deux  mois  par  année, 
et  qui  produit  une  réduction  d'un  sixième  sur  le  chiffre  indiqué  plus 
haut,  on  voit  que  les  journées  des  carriers  atteignent  encore  un  taux 
exceptionnel,  puisque  celles  des  terrassiers  ne  s'élèvent  pas  à  plus 
de  2  francs  75  centimes.  La  raison  de  cette  différence  est  dans  l'in- 
salubrité du  métier  qu'exercent  les  premiers;  ils  se  font  payer  les 
chances  qu'ils  ont  d'être  emportés  par  ce  qu'ils  appellent  eux- 
mêmes  la  maladie  des  carriers.  Cette  maladie,  qui  leur  permet  ra- 
rement d'atteindre  l'âge  de  quarante  ans,  n'est  autre  chose  qu'une 
phthisie  pulmonaire  provoquée  non>seulement  par  la  poussière  qu'ils 
respirent,  mais  encore  par  les  fatigues  auxquelles  ils  sont  exposés 
et  les  efforts  musculaires  qu'ils  sont  obligés  de  faire.  Quittant  en 
été  leur  domicile  à  quatre  heures  du  matin,  ils  n'y  rentrent  le  soir 
qu'à  huit  heures,  après  s'être  reposés  seulement  pendant  les  deux 
heures  les  plus  chaudes  du  jour.  A  les  voir  en  plein  soleil  frapper  à 
coups  redoublés  de  leurs  masses  de  fer,  qui  ne  pèsent  pas  moins  de 
20  kilogrammes,  les  coins  qu'ils  enfoncent  dans  la  roche  réfractaire, 
s'exposer  en  sueur  à  tous  les  vents  perfides  qui  soufflent  à  travers 


'■  <m  de  fantaisie;  pavés  de  deux,  moitié  du  payé  d*écliantiIlon.  On  fait  aussi 
des  ftoniiirw  de  trottoirs,  des  boutissês  d^échantillon  formant  un  paré  et  demi  d*échan- 
tilloa,  deseotiM,  des  tablettes  pour  cayes,  des  marches  d'escalier,  etc.;  mais  ces  der- 
aiere  articles  ne  8*adres8ent  qu*à  la  consommation  locale.  Les  pavés  seuls  font  Tobjet 
d'an  commerce  considérable.  Mis  en  place  dans  les  rues  de  Paris,  chaque  pavé  revient 
à pen  près  à  1  franc,  soit  4,000  francs  le  mille.  On  voit,  en  comparant  ce  chiffre  avec 
le  prix  en  forêt,  tout  ce  qui  est  absorbé  par  les  intermédiaires. 


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150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  arbres,  on  conçoit  qu'ils  ne  puissent  résister  longtemps  à  ce  dur 
métier.  Moins  meurtrière  que  la  poussière  d'acier,  celle  du  grès  n'en 
occasionne  pas  moins  dans  les  poumons  une  irritation  dangereuse  : 
de  plys  elle  dessèche  le  gosier,  et  c'est  là  peut-être  son  effet  le  plus 
funeste,  car  elle  provoque  ainsi  l'ouvrier  à  boire  d'une  manière 
immodérée.  11  est  à  croire  cependant  qu'avec  des  précautions  suffi- 
3antes,  des  soin^  hygiéniques  convenables  et  des  habitudes  de  tem- 
pérance rigoureuses,  les  carriers  pourraient  se  soustraire  au  dan- 
ger dont  ils  sont  menacés,  et  prolonger  leur  vie  bien  au-delà  du 
terme  fatal;  mais  il  semble  que  ce  soit  là  trop  exiger  d'eux,  car  si 
quelques-uns  s'imaginent  de  bonne  foi  que  l'usage  des  spiritueux 
doit  les  préserver  de  cette  terrible  maladie,  le  plus  grand  noml^re 
au  contraire  n'embrassent  leur  métier  que  pour  satisfaire  leur  goût 
pour  l'ivrognerie.  Ceux-là  savent  ce  qui  les  attend,  et,  célibataires 
pour  la  plupart,  ils  redoutent  peu  la  mort,  n'ayant  rien  qui  les  at- 
tache à  la  vie.  Les  maîtres  sont  en  général  plus  sobres;  aussi  trouve- 
t-on  parmi  eux  quelques  vieillards,  ce  qui  est  rare  chez  les  ouvriers. 
Ce  n'est  pas  sans  un  serren^ent  de  cœur  qu'on  voit  ces  jeunes  gens, 
aujourd'hui  forts  et  bien  portans,  procéder  avec  autant  d'insouciance 
et  de  sang-froid  à  leur  long  suicide.  Où  trouver  le  remède  à  cette 
situation?  A  coup  sûr,  ce  n'est  pas  dans  la  réglementation.  Ou  ne 
peut  guère  l'attendre  que  de  la  moralisation  de  ces  malheureux, 
auxquels  le  sentiment  des  devoirs  personnels  fait  encore  trop  sou- 
vent défait.  L'emploi  des  machines,  s'il  était  possible,  serait  cepen- 
dant un  remède  radical,  car  celles-ci,  affranchissant  l'homme  de  la 
partie  la  plus  pénible  de  sa  tâche,  chasseraient  des  carrières  un 
grand  nombre  d'ouvriers,  et  les  forceraient  à  demander  leurs  moyens 
de  subsistance  à  des  occupations  moins  meurtrières. 

Indépendamment  de  ses  pierres,  la  forêt  de  Fontainebleau  a  pen- 
dant fort  longtemps  fourni  une  assez  grande  quantité  de  sable  pour 
la  fabrication  des  glaces  et  des  porcelaines  (1).  On  en  expédiait 
jusqu'en  Belgique  et  en  Angleterre;  mais  depuis  quelques  années 
ces  carrières  ont  été  abandonnées,  le  sable  des  environs  de  Ne- 
mours, à  4  ou  5  kilomètres  au  sud  de  la  forêt,  étant  de  meilleure 
qualité  et  d'une  extraction  plus  facile. 

(i)  On  obtient  les  Terres  et  glaces  en  fondant  ensemble  dans  un  creaset  du  sable, 
du  BU  fate  de  soude,  de  la  chaux  et  du  charbon;  la  p&te  obtenue  est  ensuite  coulée  ou 
soufflée.  Le  cristal  se  compose  de  sable,  de  minium  et  de  carbonate  de  potasse*  La 
qualité  des  produits  dépend  surtout  de  la  pureté  du  sable. 


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ÉTUDES  FORESTIÈRES.  151 


IL 


Oq  ignore,  à  proprement  parler,  la  date  précise  de  la  fondation 
du  château  de  Fontainebleau.  On  sait  seulement  que  la  forêt  fut 
réunie  au  domaine  de  la  couronne  vers  le  xi^  siècle,  et  il  est  pro- 
bable que  la  construction  en  fut  commencée  dès  cette  époque. 
D'abord  simple  rendez -vous  de  chasse,  le  château  se  transforma, 
s'agrandit  et  s'embellit  jusqu'à  devenir  une  résidence  que  les  rois 
de  France  habitèrent  régulièrement,  pendant  une  partie  de  l'an- 
née, avec  toute  leur  cour.  L'histoire  raconte  qu'en  1264,  Louis  IX, 
étant  à  courre  le  cerf  dans  ses  chers  déserts,  y  fut  attaqué  par  une 
bande  de  brigands,  et  que,  tout  en  se  défendant,  il  sonna  de  la 
trompe  pour  appeler  ses  gens,  qui  vinrent  le  délivrer.  Une  cha- 
pelle fut  construite  à  cette  occasion ,  et  la  montagne  qui  avait  été 
le  théâtre  de  l'événement  reçut  le  nom  de  Bulle  Saira- Louis.  Dé- 
pourvue de  routes  et  entrecoupée  de  rochers,  la  forêt  fut  pendant 
longtemps  un  repaire  de  malfaiteurs,  et  les  noms  de  Cave  aux  bri- 
gands^ Caverne  des  voleurs^  que  portent  encore  aujourd'hui  certains 
cantons,  donnent  une  triste  idée  de  la  sécurité  dont  les  promeneurs 
devaient  y  jouir.  L'ermitage  de  la  Madeleine,  qu'on  avait  bâti  en 
1617,  pour  y  établir  un  ordre  de  chevalerie  destiné  à  poursuivre 
les  duellistes,  fut  enlevé  par  une  troupe  de  brigands  qui,  malgré 
tous  les  efforts  de  la  maréchaussée,  parvint  à  s'y  maintenir  jusqu'en 
1677.  L'ermitage  de  Franchard  eut  le  même  sort.  Habité  d'abord 
par  un  cénobite  du  nom  de  Guillaume,  puis  concédé  par  Philippe- 
Auguste  à  des  religieux  de  l'abbaye  de  Saint-Euverte,  il  fut  plu- 
sieurs fois  envahi  par  des  bandits  qui  en  massacrèrent  les  reli- 
gieux. Il  fut  détruit  en  1712  par  ordre  de  Louis  XIV,  «  afin  qu'il 
ne  soit  plus,  dit  l'ordonnance,  ni  un  asile  de  débauche  ni  une  re- 
traite de  voleurs.  »  On  en  voit  encore  lés  ruines  auprès  de  la  Roche 
qui  pleure  y  excavation  dans  laquelle  tombe  goutte  à  goutte  l'eau 
provenant  des  infiltrations  supérieures.  Quoique,  suivant  Guillaume, 
évéque  de  Tournai,  cette  eau  ne  soit  ni  bonne  à  boire,  ni  belle  à 
voir,  on  ne  lui  en  attribuait  pas  moins  des  vertus  curatives. 

Au  nord  de  la  forêt,  sur  la  route  de  Melun,  se  trouve  la  Table  du 
Roi.  C'est  une  table  en  pierre  sur  laquelle  tous  les  ans,  au  l*""  mai, 
les  ofliciers  des  eaux  et  forêts  venaient  recevoir  les  redevances  dues 
au  roi  pour  certains  usages  exercés  dans  la  forêt.  L'abbesse  du  Lys 
apportait  un  jambon  et  deux  bouteilles  de  vin,  et  chaque  nouveau 
marié  de  la  paroisse  Saint-Ambroise  de  Melun  déposait  un  gâteau 
et  5  deniers.  Henri  IV  commença  le  système  de  routes  qui  sillonnent 


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152  BEYUE  DES   DEUX  MOITOES. 

aujourd'hui  la  forêt;  il  ouvrit  notamment  la  route  ronde  qui  décrit 
une  espèce  de  circonférence  dont  la  ville  de  Fontainebleau  est  le 
centre  et  dont  le  rayon  moyen  est  d'environ  5  kilomètres.  Il  fit  aussi 
élever  aux  principaux  rendez-vous  de  chasse  des  croix,  dont  quel- 
ques-unes ont  subsisté  jusqu'à  nos  jours.  Louis  XV  compléta  le  sys- 
tème commencé.  Ouvertes  plutôt  pour  faciliter  les  chasses  que  pour 
assurer  la  vidange  des  bois ,  ces  routes  percent  en  ligne  droite  les 
massifs,  escaladent  les  collines  malgré  la  raideur  des  pentes,  sans 
jamais  dévier,  et  se  coupent  à  des  carrefours  d'où  la  vue  s'étend 
dans  toutes  les  directions.  Cette  disposition  permet  aux  veneurs  de 
rallier  la  chasse  quand  ils  se  sont  égarés.  On  retrouve  ici  quelques- 
unes  de  ces  légendes  qui  rappellent  la  fameuse  chasse  de  saint  Hu- 
bert ou  celle  du  roi  Arthur.  De  vieux  bûcherons  vous  diront  à  l'o- 
reille, si  votre  figure  leur  inspire  assez  de  confiance,  que  souvent 
pendant  la  nuit  ils  sont  réveillés  dans  leurs  cabanes  par  les  hurle- 
mens  d'une  meute  furieuse  et  les  sons  retentissans  des  trompes.  Ils 
voient  alors  à  travers  les  arbres,  au  milieu  des  flambeaux,  s'en- 
foncer dans  les  profondeurs  des  massifs  la  chasse  du  grand-veneur  y 
lancée  à  la  poursuite  d'un  cerf  imaginaire  qu'elle  ne  peut  atteindre. 
Ce  pauvre  grand-veneur,  coupable  sans  doute  de  quelque  méfait 
envers  saint  Hubert,  est,  paratt-il ,  condamné  à  errer  ainsi  dans  la 
forêt  jusqu'au  jugement  dernier.  Ces  vieilles  légendes,  qui  sont 
la  poésie  du  peuple,  n'ont  plus  guère  de  prise  sur  les  générations 
nouvelles,  dont  le  respect  pour  le  surnaturel  commence  à  s' affai- 
blir beaucoup.  Quoi  qu'en  puissent  penser  ceux  qui  s'obstinent  à  re- 
gretter le  passé,  il  n'y  a  pas  à  se  plaindre  de  ce  changement,  car 
la  raison  et  par  conséquent  la  dignité  humaine  gagnent  tout  le  ter- 
rain que  perd  la  superstition. 

Pour  avoir  de  tout  temps  été  consacrée  à  la  chasse,  la  forêt  de 
Fontainebleau  n'en  a  pas  moins  toujoui*s  été  soumise  à  des  exploi- 
tations annuelles.  Ces  exploitations,  à  vrai  dire,  laissaient  autrefois 
beaucoup  à  désirer  et  donnaient  lieu  à  bien  des  abus,  ainsi  que  le 
constate  en  16ÔA  M.  Barillon  d'Amoncourt,  conseiller  du  roi  en  ses 
conseils,  député  par  sa  majesté  pour  la  réformation  générale  des 
eaux  et  forêts  au  département  de  l'Ile-de-France,  de  Brie  et  de 
Perche.  «  Il  est  d'autant  plus  nécessaire,  dit-il  dans  son  procès-ver- 
bal, de  pourvoir  au  rétablissement  de  cette  forêt  par  un  bon  règle- 
ment de  coupes,  qu'on  la  pourrait  dire  réduite  au  point  de  sa  der- 
nière ruine.  »  Pour  donner  une  idée  de  ce  triste  état,  il  suffira  de 
dire  que  sur  près  de  17,000  hectares  il  n'y  en  avait  alors  que  6,740 
de  boisés,  dont  5,000  environ  en  vieille  futaie  et  arbres  épars,  et 
1,740  en  taillis  de  vingt-cinq  ans  et  au-dessus;  le  reste  était  cou- 
vert de  bruyères  et  de  rochers  stériles.  Les  prescriptions  du  réfor* 


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ÉTUDES  FORESTIERES.  15S 

mateur  Barillon  d'Amoncourt  n'ayant  pas  été  rigoureusement  sui- 
vies, un  nouveau  règlement  fut  présenté  en  1716  par  le  grand-maltre 
de  La  Faluëre,  qui  constata  en  même  temps  la  nécessité  de  repeu- 
pler les  vides  et  de  remplacer  les  futaies  dépérissantes.  Ce  n'était 
pas  une  petite  affaire,  puisqu'il  s'agi3sait  de  plus  de  la  moitié  de  la 
contenance  totale;  on  se  mit  cependant  à  Tœuvre,  et  Ton  fit  des 
plantations  de  chêne  sur  une  très  grande  étendue;  plus  tard,  oa 
introduisit  le  pin  sylvestre  et  le  pin  maritime,  qui  prospèrent  mieux 
que  le  chêne  sur  les  sols  secs,  et  Ton  finit  peu  à  peu  par  repeupler 
la  forêt  tout  entière,  moins  les  roches  absolument  improductives. 
Une  des  plus  grandes  difficultés  qu'on  eût  à  vaincre,  c'est  Tac- 
tioD,  particulièrement  désastreuse  ici,  des  gelées  printanières,  qui: 
s'exerce  sur  les  jeunes  bois  dans  une  zone  comprise  entre  1  mètre 
et  2  mètres  50  cent,  au-dessus  du  sol.  Ces  gelées,  très  fréquentes, 
font  noircir  et  tomber  les  jeunes  pousses;  mais,  dès  qu'ils  ont  pu. 
élever  leur  cime  au-dessus  de  la  zone  fatale,  les  arbres  sont  à  l'abri 
de  toute  nouvelle  atteinte. 

Les  essences  qu'on  rencontre  aujourd'hui  sont  le  chêne,  le  hêtre, 
le  charme,  le  bouleau,  le  pin  sylvestre,  le  pin  maritime  et  un  grand 
nombre  d'essences  secondaires,  telles  que  l'érable,  le  tilleul,  l'ali* 
zier,  le  merisier,  etc.  Parmi  les  arbustes  et  arbrisseaux,  il  faut  men- 
tionner le  genévrier,  dont  le  bois  odorant  sert  à  fabriquer  une  foule 
de  menus  objets  de  bimbeloterie,  la  bourdaine,  qu'on  emploie  à  faire 
de  la  poudre  à  canon,  les  genêts  aux  fleurs  jaunes,  et  surtout  les 
bruyères,  qui  affectionnent  les  terrains  sablonneux,  poussent  dans 
les  interstices  des  rochers,  et  couvrent  parfois  des  étendues  consi- 
dérables. Toutes  ces  essences  sont  mélangées  dans  des  proportions 
variables;  en  général  elles  végètent  bien  quand  le  sol  reste  tou- 
jours couvert,  mais  elles  s'étiolent  de  bonne  heure  quand  il  est  plus 
ou  moins  exposé  aux  rayons  du  soleil.  Lorsqu'ils  sont  mélangés  avec! 
des  hêtres  en  proportion  suffisante,  les  chênes  peuvent  arriver  jus- 
qu'à l'âge  de  cinq  ou  six  cents  ans  encore  en  pleine  vigueur  et  at- 
teindre des  dimensions  telles  que,  pour  mon  compte,  je  n'en  ai  pas 
vu  de  plus  beaux;  quand  ils  se  trouvent  à  l'état  pur  au  contraire, 
ils  se  mettent  à  dépérir  et  meurent  en  cime  dès  l'âge  de  quarante. 
ou  cinquante  ans,  comme  des  hommes  vieux  avant  l'heure,  fatigués 
du  monde,  qui  n'aspirent  qu'à  le  quitter.  Il  en  a  été  ainsi  de  la  plu-. 
part  des  plantations  de  chênes  dont  je  viens  de  parler,  et  qui  ne 
purent  jamais  être  conduites  jusqu'à  l'état  de  futaie.  On  les  coupa 
dès  qu'on  vit  la  végétation  languir  dans  l'espoir  que  cette  opération 
leur  rendrait  la  vigueur  perdue,  et  que  les  rejets  obtenus  réussi- 
raient mieux  que  les  arbres  primitifs.  U  en  îai  ainsi  pendant  les 
premières  années;  mais  bientôt,  le  dépérissement  atteignant  ces. 


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15A  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

réjets  eux-mêmes,  il  fallut  les  couper  à  leur  tour.  On  dut  recom- 
mencer la  même  opération  à  des  intervalles  de  plus  en  plus  rap- 
prochés, et  Ton  fut  conduit,  par  la  force  des  choses,  à  exploiter  en 
taillis,  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  des  parties  qui  étaient  dans  l'origine 
destinées  à  devenir  des  futaies  plemes.  Le  mal  ne  se  borna  pas  là; 
car  le  sol,  périodiquement  découvert  par  ces  coupes,  se  stérilisa  peu 
à  peu,  devint  de  moins  en  moins  propre  à  la  végétation  du  chêne  ; 
des  vides  se  formèrent  de  plus  en  plus  grands  à  chaque  révolution» 
«t  la  forêt  fut  sur  le  point  d*étrë  ramenée  à  l'état  d'où  on  l'avait 
tirée  au  prix  de  grands  sacrifices.  C'est  alors  qu'on  eut  l'idée  d'y 
introduire  du  pin  et  d'en  repeupler  tous  les  vides  et  clairières.  Des 
semis  de  cette  essence  furent  faits  sur  la  plus  grande  échelle  par 
MM.  de  Larminat  et  de  Bois-d'Hyver,  inspecteurs  de  la  forêt  sous  le 
roi  Louis-Philippe.  Grâce  à  eux,  elle  fut  préservée  de  la  ruine  qui 
la  menaçait,  et  aujourd'hui  plus  de  A,000  hectares  de  pins,  âgés  de 
quinze  à  trente  ans,  sont  disséminés  sur  tous  les  points,  tantôt  mé- 
langés avec  des  bois  feuillus,  tantôt  formant  des  massifs  homogènes 
qui  couvrent  de  vastes  superficies. 

Le  pin  est  en  effet  l'essence  qui  convient  le  mieux  aux  terrains 
dénudés  qu'il  s'agit  de  remettre  en  état.  Aucune  n'est  moins  exi- 
geante; aucune  ne  pousse  avec  plus  de  vigueur  ses  rameaux  tou- 
jours verts  là  où  toute  autre  succomberait  par  excès  de  sécheresse 
ou  défaut  de  nourriture.  Elle  a  la  précieuse  faculté  d'amender  le 
sol,  et,  par  la  décomposition  de  ses  aiguilles,  de  lui  restituer  des 
élémens  de  fertilité  qui  permettront  plus  tard  la  culture  d'essences 
plus  précieuses.  Avant  qu'on  ne  songeât  à  s'en  servir  pour  repeu- 
pler les  vides,  le  pin  existait  déjà  dans  la  forêt,  et  l'on  en  attribue 
l'introduction  à  Lemonnier,  médecin  de  la  reine,  qui  sema  au  pied 
du  mail  Henri  IV  des  graines  qu'il  avait  rapportées  de  Riga  en  178A. 
M.  de  Bois-d'Hyver  ne  s'est  pas  borné  à  semer  des  pins  sylvestres,  il 
a  greffe  sur  un  grand  nombre  de  ceux-ci  des  pins  laricios,  qui  ont 
parfaitement  repris  et  qui  donnent  déjà  aujourd'hui  des  graines  en 
abondance.  Les  pins  maritimes  n'ont  pas  répondu  à  ce  qu'on  atten- 
dait d'eux.  Végétant  bien  sur  les  bords  de  la  mer,  dont  ils  aiment 
les  sables  humectés  par  les  vagues,  ils  ne  prospèrent  pas  dans  les 
forêts  de  l'intérieur.  Pendant  quelques  années,  il  est  vrai,  ils  pous- 
sent rapiden>ent,  et  prennent  même  de  l'avance  sur  leurs  congé- 
nères; mais  vers  quarante  ans,  pris  de  la  nostalgie  des  rivages,  ils 
commencent  à  dépérir;  leurs  feuilles  se  mettent  à  jaunir;  des  lé- 
gions d'insectes  se  logent  dans  leur  écorce  et  ne  tardent  pas  à  les 
achever.  Les  massifs  s'éclaircissent  d'année  en  année  jusqu'à  ce 
qu'il  ne  reste  plus  que  quelques  individus  isolés  qui  dominent  le 
rocher  comme  des  paJmiers  au  milieu  du  désert.  On  aurait  tort  d'en 


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ÉTUDES   FORESTIÈRES.  155 

attendre  la  mort  naturelle,  et  il  vaudrait  mieux  en  finir  une  fois 
pour  toutes,  les  couper  sans  regret,  et  les  remplacer  par  des  pins 
sylvestres  qui  prospèrent  jusqu'à  cent  ans  et  au-delà. 

Dans  son  ensemble,  la  forêt  présente  donc  les  aspects  les  plus 
variés  et  des  peuplemens  d'une  bigarrure  exceptionnelle.  Sur 
1,000  hectares  environ,  répartis  dans  les  cantons  de  La  Tillaie,  du 
Gros-Fouteau ,  duBas-Bréau,  des  Grands-Feuillards  et  des  Monts- 
de-Fays,  se  rencontrent  de  vieilles  futaies  de  chênes,  de  hêtres  et 
de  charmes  :  ce  sont  les  restes  des  anciens  massifs  laissés  sur  pied. 
On  grand  nombre  de  ces  arbres  ont  cinq  ou  six  siècles  et  peu-être 
plus  encore;  quoique  parfois  morts  en  cime  et  creusés  dans  Tinté- 
rieur,  ils  n'en  poussent  pas  moins  chaque  année  de  nouveaux  bour- 
geons qui  suffisent  à  entretenir  ce  qui  leur  reste  de  vie.  Autour  de 
ces  vétérans  se  pressent  de  nouvelles  générations.  Quelques-unes 
de  ces  grandes  futaies,  spécialement  réservées  pour  les  prome- 
neurs, ont  tout  à  fait  l'aspect  d'une  forêt  vierge  où  la  végétation  est 
Uvrée  à  elle-même.  Les  vieux  chênes  ont  les  formes  les  plus  variées 
et  parfois  les  plus  bizarres.  Quand  ils  ont  été  isolés  dans  leur  jeu- 
nesse ,  ils  ont  développé  dans  toutes  les  directions  des  branches  la- 
térales qoi  sont  elles-mêmes  devenues  de  véritables  arbres;  ils  sont 
peu  élevés,  mais  leur  cime  étalée  projette  au  loin  son  ombre.  Ceux 
qui  ont  crû  en  massif  serré  au  contraire  sont  droits  et  élancés,  et 
leurs  troncs,  unis  et  sans  branches  jusqu'à  une  hauteur  de  25  ou 
30  mètres,  ressemblent  de  loin  à  des  colonnes  gigantesques  qui 
supportent  un  faîte  de  verdure. 

Après  ces  futaies  viennent  2,000  hectares  environ  de  perchis  dé 
quarante  à  quatre-vingts  ans  de  chêne  pur,  provenant  des  planta- 
tions faites  à  la  fin  du  siècle  dernier  et  au  commencement  de  celui- 
ci.  Disséminés  dans  toute  la  forêt,  ils  offrent  en  général  une  végéta- 
tion languissante.  1S,000  hectares,  c'est-à-dire  la  masse  principale, 
sont  couverts  de  massifs  de  pins  et  de  taillis  de  chênes,  charmes  et 
bouleaux,  âgés  de  un  à  quarante  ans,  tantôt  purs,  tantôt  mélangés 
dans  diverses  proportions.  Ils  sont  souvent  entrecoupés  de  vides, 
couverts  seulement  de  bruyères  et  de  genévriers  épars.  Enfin  vien- 
nent les  rochers,  qui  se  montrent  tantôt  sous  forme  de  plaltU^reSy 
c'est-à-dire  de  bancs  horizontaux  dépourvus  de  toute  végétation, 
tantôt  sous  l'aspect  de  blocs  de  grès  entassés  les  uns  sur  les  autres 
en  longues  collines  parallèles.  Des  interstices  de  ces  barricades  na- 
turelles s'échappent  des  bouleaux  à  l'écorce  argentée,  des  gené- 
vriers au  feuillage  sombre,  ou  des  pins  maritimes  à  la  cime  écrasée. 
Qui  ne  s'est  promené  dans  les  gorges  d'Apremont,  où  pour  la  pre-^ 
naière  fois,  dit-on,  Louis  XIV  daigna  jeter  les  yeux  sur  la  pauvre 
La  Vallière?  Qui  n'a  visité  les  gorges  de  Franchard,  qui  rappellent 


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156  BETUE   DES   DEUX  MONDES. 

i  un  si  haut  degré  les  paysages  bibliqueê?  Quand  le  soleil  vient 
dorer  les  sables  et  illuminer  la  roche  aride  de  ses  chauds  rayons,  ne 
se  croirait-on  pas  dans  une  de  ces  solitudes  de  la  Palestine  qui  ont 
vu  s'accomplir  de  si  étranges  mystères? 

Tous  les  peuplemens  forestiers  de  Fontainebleau  sont  enchevêtrés 
les  uns  dans  les  autres  avec  une  telle  irrégularité,  qu'à  chaque  pas 
le  paysage  prend  une  physionomie  différente.  Si  vous  longez  par 
exemple  les  hauteurs  de  la  SoUe,  vous  avez  à  votre  droite  la  vieille 
futaie  du  Gros-Fouteau,  si  grandiose  à  côté  des  maigres  taillis  du 
Mont-Ussy;  à  votre  gauche  se  déroule  un  vaste  amphithéâtre  de  ro- 
ches grisâtres  au  milieu  desquelles  s'élèvent  des  hêtres  branchus  et 
de  noirs  genévriers;  une  plaine  immense  s'étend  à  vos  pieds,  dé- 
roulant sous  vos  yeux,  aussi  loin  que  la  vue  peut  porter,  une  mer 
de  verdure.  C'est  en  automne  surtout  qu'il  faut  parcourir  cette  fo- 
rêt, quand  déjà  de  pâles  brouillards  ont  panaché  le  feuillage  de 
mille  couleurs,  quand  la  rosée  de  la  nuit  a  mouillé  le  sable  altéré 
des  chemins,  quand  la  bruyère  en  fleur  répand  dans  l'air  son  par- 
fum pénétrant.  Ce  n'est  pas  cependant  un  sentiment  de  plaisir  qu'pn 
éprouve  alors,  c'est  plutôt  celui  d'une  certaine  tristesse,  car,  mal- 
gré la  variété  de  ses  aspects,  la  forêt  de  Fontainebleau  a  une  phy- 
sionomie monotone  ;  mais  cette  monotonie  a  un  tel  charme  qu'on  ne 
peut  s'en  arracher,' cette  tristesse  a  une  telle  douceur  qu'on  peut  la 
comparer  au  souvenir  lointain  des  personnes  qu'on  a  aimées. 

Ce  sentiment  de  tristesse  que  nous  fait  éprouver  l'aspect  de  la 
forêt,  il  faut  l'attribuer,  en  partie  du  moins,  à  l'absence  de  cours 
d'eau,  dont  on  a  expliqué  plus  haut  les  causes  géologiques.  Le  mur- 
mure d'aucun  ruisseau  ne  se  fait  entendre  dans  le  silence  des  soli- 
tudes, et  vers  le  milieu  du  jour,  quand  déjà  le  lapin  a  regagné  som 
terrier  et  le  chevreuil  son  fourré,  il  semble  que  toute  vie  se  soit 
éteinte  sous  ces  voûtes  inanimées.  Le  chant  d'aucun  oiseau  ne  re- 
tentit dans  le  feuillage  muet  des  grands  arbres,  aucun  insecte  ne 
fait  entendre  son  bourdonnement  monotone,  aucun  papillon  ne  vient 
d'une  aile  indécise  se  poser  sur  le  calice  des  fleurs  absentes.  Tout  se 
tait,  tout  est  calme,  rien  que  la  fourmi  .travaillant  sans  relâche  à 
son  palais  de  sable,  ou  la  vipère  endormie,  roulée  sur  elle-même , 
dans  l'ornière  du  chemin.  Solitaire  sans  être  sauvage,  cette  forêt  n*a 
rien  d'abrupt  ni  de  heurté;  on  n'y  trouve  pas  l'exubérance  d'une  na- 
ture vierge ,  mais  la  douce  harmonie  des  ruines  sur  lesquelles  les 
siècles  ont  passé.  Quelques-unç  s'en  plaignent,  et  bien  à  tort  peut- 
être.  N*a-t-on  pas  projeté  sous  le  premier  empire,  pour  lui  donner 
un  peu  plus  d'animation,  d'y  creuser  un  canal  et  de  joindre  le  Loing 
à  la  Seine  par  une  rivière  artificielle  qui  devait  traverser  la  forêt 
d'un  bout  à  l'autre?  Un  pareil  embellissement  lui  eût  enlevé  tout  son 


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ETUDES  FORESTIÈRES.  157 

caractère.  Grâce  à  Dieu^  on  a  reculé  devant  cette  profanation,  et  il 
faut  espérer  qu'on  ne  reprendra  plus  ce  projet  abandonné. 


IIL 

Spécialement  affectée  aux  plaisirs  de  nos  souverains,  dont  la  chasse 
a  toujours  été  une  des  passions  favorites,  la  forêt  de  Fontainebleau 
a  de  tout  temps  été  peuplée  d'une  grande  quantité  de  gibier.  Cerfs, 
daims,  chevreuils,  faisans,  perdrix  et  lapins  y  abondent.  Le  manque 
d'eau  en  éloigne  le  sanglier  ;  quant  au  loup  et  au  renard,  on  leur 
fait  une  guerre  si  acharnée  qu'on  en  a  extirpé  jusqu'au  dernier.  Au 
premier  abord,  cette  abondance  de  gibier  ne  paraît  présenter  aucun 
inconvénient,  et,  loin  de  s'en  plaindre,  le  promeneur  qui  s'aventure 
le  matin  dans  les  profondeurs  des  massifs  aime  à  surprendre  de 
temps  à  autre  un  cerf  entouré  de  trois  ou  quatre  biches,  broutant 
dans  les  clairières,  et  à  le  voir  à  son  approche  s'enfoncer  dans  le 
taûUis,  suivi  de  ses  compagnes;  il  ne  lui  déplaît  pas  de  faire  lever 
sous  ses  pas  le  lapin,  que  lui  cachait  une  touffe  de  bruyère,  et  d'en 
suivre  la  course  en  zigzag  jusqu'au  terrier  voisin.  Cependant,  lors- 
qu'on y  regarde  de  plus  près,  et  qu'au  lieu  de  s'en  tenir  au  côté  pit- 
toresque on  va  au  fond  des  choses,  on  ne  tarde  pas  à  se  convaincre 
du  mal  que  fait  à  la  forêt  cette  multitude  d'animaux  qui  vivent  à 
ses  dépens.  Essayons  d*en  donner  une  idée.  Au  dire  des  gardes  les 
plus  habiles,  elle  ne  renfermait,  il  y  a  quelques  années,  pas  moins 
de  deux  mille  cerfs  et  biches  de  tout  âge.  Ces  deux  mille  animaux 
sont  obligés  d'y  chercher  leur  nourriture,  et  comme  ils  n'y  trouvent 
que  fort  peu  d'herbe,  c'est  au  bois  qu'ils  s'en  prennent,  et  ils  ne  s'en 
font  pas  faute  (1).  Ils  ravagent  périodiquement  les  plantations  qu'on 
n'a  pas  pris  le  soin  d'entreillager,  et  broutent  les  rejets  de  taillis  au 
fur  et  à  mesure  qu'ils  repoussent.  On  a  calculé  que,  par  le  fait  seul 
de  ces  abroutissemens  et  du  retard  qui  en  résulte  dans  la  végéta- 
tion, la  production  ligneuse  annuelle  se  trouve  diminuée  de  six  mille 
stères,  qui,  à  10  fr.  l'un,  représenteraient  une  somme  de  60,000  fr. 
Bncore  ce  chiffre  ne  comprend-t-il  pas  les  frais  de  repeuplement 
qu'il  faudrait  faire  pour  maintenir  les  massifs  à  l'état  complet;  car, 
sous  ces  atteintes  répétées,  les  souches  s'épuisent  rapidement,  et 
dépérissent  en  laissant  des  vides  au  bout  de  quelques  révolutions. 
Ce  n'est  pas  seulement  aux  bois  feuillus  que  s'attaquent  Ips  cerfs; 
ils  sont  également  très  nuisibles  aux  pins,  dont  ils  arrachent,  pour 
aiguiser  leurs  dents,  l'écorce  en  longues  lanières,  ou  qu'ils  blessent 

(1)  DuM  les  forêts  oayertes,  ces  animaux  vont  au  gagnage  dans  la  plaine;  ouds  alors 
il  fini  payer  les  dégâu  qu'ils  occasionnent  au  cultures. 


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158  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  frottant  leur  tête  pour  faire  tomber  leurs  bois.  Sur  des  massife 
de'  plus  de  cent  hectares,  il  arrive  parfois  de  ne  pas  rencontrer  un 
seul  pin  qui  ne  soit  plus  ou  moins  endommagé. 

Voilà  pour  le  gros  gibier;  mais  pour  le  lapin  c'est  bien  autce 
chose  encore,  car  celui-ci,  non  content  de  brouter  les  jeunes  pousses, 
attaque  tous  les  arbres,  quelles  que  soient  leurs  dimensions,  en 
ronge  Técorce  au  collet  de  la  racine,  et  leur  fait  une  incision  annu- 
laire qui  en  occasionne  souvent  la  mort.  Dans  ces  dernières  année», 
les  lapins  avaient  commis  de  tels  dégâts,  que  la  destruction  absolue 
en  a  été  ordonnée  dans  toutes  les  forêts  de  la  liste  civile.  De  tout 
temps  du  reste,  les  dégâts  de  ces  animaux  ont  fait  le  désespoir  dea 
forestiers.  En  1604,  le  réformateur  général  Barillon  d'Amoncourt 
avait  pris  une  décision  semblable  non-seulement  pour  la  forêt  de 
Fontainebleau,  mais  pour  les  forêts  particulières  voisines  sur  les- 
quelles s'étendait  également  sa  juridiction.  «Et  parce  que  les  lapins 
sont  préjudiciables  aux  forêts,  dit-il  dans  son  rapport,  et  nuisibles 
au  public,  il  sera  ordonné,  s'il  plaît  à  sa  majesté,  de  remettre  en 
vigueur  les  anciennes  ordonnances,  d'interdire  au  dehors  l'établis- 
sement de  nouvelles  garennes  et  de  détruire  celles  qui  existent  dans 
la  forêt.  » 

Un  personnel  nombreux,  composé  d'un  grand-veneur,  d'un  pre- 
mier veneur,  d'olTiciers  de  divers  grades,  de  piqueurs  et  de  valets 
de  chiens,  est  affecté  spécialement  au  ser\4ce  de  la  vénerie  impé- 
riale, qui  comprend  les  chasses  à  tir  et  les  chasses  à  courre.  Les 
premières  se  font  dans  des  parcs  spéciaux  appelés  iin^s;  les  chasses 
à  courre  seules  ont  lieu  en  forêt.  La  vénerie  impériale  n'est  pas  sou- 
mise aux  prescriptions  des  lois  sur  la  chasse  destinées  à  prévenir  la 
destruction  du  gibier.  Un  tel  abus  en  effet  n'est  pas  à  craindre  dans 
les  domaines  de  la  liste  civile,  où  Ton  veille  avec  le  plus  grand  soin 
à  la  conservation  des  animaux  de  chasse;  mais,  puisque  le  but  de 
la  loi  est  ainsi  atteint  sans  que  la  loi  même  soit  appliquée,  on 
peut  se  demander  s'il  est  réellement  indispensable,  pour  avoir  du 
gibier,  d'imposer  à  la  jouissance  de  la  propriété  privée  les  restric- 
tions que  l'on  connaît.  Qu'on  veuille  bien  le  remarquer,  le  droit 
commun,  c'est  la  liberté  pour  le  propriétaire  de  faire  chez  lui  ce 
que  bon  lui  semble,  tant  qu'il  ne  lèse  pas  autrui.  L'exception,  c'est 
la  loi  sur  la  chasse,  qui  subordonne  ce  droit  à  certaines  conditions 
et  le  limite  à  certaines  époques.  L'exception  est-elle  suffisamment 
motivée?  Voilà  ce  qu'il  est  peut-être  utile  d'examiner  en  quelques 
lignes,  puisqu'il  est  question  de  remanier  la  loi  de  18àâ.  Ce  n'est 
pas,  après  tout,  s'écarter  du  sujet  :  c'est  montrer  un  des  côtés  éco-' 
nomiques  des  questions  que  soulève  l'entretien  d'une  forêt  appro- 
priée à  la  chasse,  comme  celle  de  Fontainebleau. 


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ÉTUDES   FORESTIÈRES,  159 

Quel  peut  être  l'objet  d'une  loi  sur  la  chasse?  C'est,  on  vient  de  le 
dire,  la  protection  du  gibier;  mais  pourquoi  cette  protection?  En 
quoi  le  ^ier  mérite-t-il  d'attirer  sur  lui  l'attention  du  législa- 
teur et  de  mettre  en  mouvement  la  force  publique?  On  ne  peut 
voir  à  une  semblable  exception  que  deux  motifs,  quelque  peu  plau- 
sibles, car  la  question  fiscale  du  permis  de  chasse  est  trop  insi- 
gnifiante pour  entrer  en  ligne  de  compte  (1).  Ces  deux  motifs  sont 
l'agrément  des  chasseurs  et  l'approvisionnement  de  nos  marchés 
en  gibier.  Quant  au  premier,  on  avouera  que  c'est  de  la  part  du 
gouvernement  prendre  un  bien  grand  souci  pour  un  bien  petit  ré- 
sultat, surtout  si  l'on  songe  à  ce  que  l'exécution  de  cette  loi  pro- 
voque d'arrêtés  et  de  circulaires  pour  ouvrir  ou  fermer  la  chasse, 
pour  la  permettre  ou  la  défendre  en  temps  de  neige,  pour  distin- 
guer les  animaux  nuisibles  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  C'est  tout 
un  monde  de  gendarmes,  de  maires  et  de  gardes  champêtres  qu'elle 
met  en  mouvement.  Que  Ton  réfléchisse  encore  aux  haines  qu'ac- 
cumule cette  loi,  aux  amendes  qu'elle  fait  encourir,  aux  crimes  dont 
eile  est  Toccasion  ;  qu'on  remarque  aussi  combien  elle  est  vexa- 
tMre  dans  ses  mesures  contre  le  colportage,  en  défendant  même  la 
vente  du  gibier  provenant  des  propriétés  closes,  et  Ton  sera  bien 
en  droit  de  se  demander  si  le  plaisir  de  deux  cent  mille  ou  trois  cent 
mille  individus  est  en  réalité  une  question  d'ordre  public  d'une  si 
grande  importance.  Y  a-t-il  là  en  effet  quelque  chose  qui  mérite 
d'être  encouragé?  Si  la  chasse  a  pour  beaucoup  de  personnes,  je 
dirai  presque  pour  tout  le  monde,  un  si  grand  attrait,  ce  n'est  pas, 
comme  on  Ta  prétendu,  à  cause  de  l'imprévu  qu'elle  présente,  et 
de  l'occasion,  trop  rare,  hélas  I  qu'elle  nous  donne  d* exercer  notre 
volonté  et  notre  activité  :  c'est  tout  simplement  parce  qu'elle  réveille 
en  nous  Tinstinct  de  la  vie  sauvage  et  aventureuse  qu'ont  menée 
nos  pères.  11  se  produit  dans  ce  cas  en  ùous  quelque  chose  d'ana* 
logue  aux  phénomènes  de  réversion  en  histoire  naturelle,  où  l'on 
voit  pendant  de  longues  générations  les  individus  issus  d'une  souche 
commune  tendre  toujours  à  reprendre  les  caractères  principaux  de 
leurs  ancêtres.  Est-il  bien  utile  d'entretenir  chez  nous  des  habitudes 
de  violence  qui  rappellent  l'enfance  de  l'humanité? 

Un  intérêt  plus  sérieux  s'attacherait,  à  en  croire  quelques  per- 
sonnes, au  maintien  de  la  législation  actuelle  sur  la  chasse  :  c'est, 
nous  l'avons  dit,  l'intérêt  de  l'alimentation  publique.  Assurément  le 

(1)  Le  permis  de  chas^  ne  constitue  pas  d^ailleurs  une  restriction  réelle  du  droit 
d»  cbaase;  c'est  ^o  ioipàt  plus  on  moins  bien  assis,  mais  qu'on  pourrait  à  la  rigueur 
eauenrer.  La  restriction  véritable  consiste  dans  la  défense  •  faite  au  propriétaire  de 
chiMcr  chex  lui  à  certaines  époques  et  avec  les  engins  qui  lui  conviennent,  et  de  trans* 
porter  le  gibier  qui  lui  appartient 


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160  BEYUE   DBS   DEUX  MONDES. 

gibier  sert,  dans  une  certsdne  mesure,  à  l'alimentation,  moins  ce- 
pendant qu'on  ne  le  croit,  car  si  Ton  pouvait  compter  ce  qu'il  nous 
mange  de  blé,  d'avoine,  de  trèfle,  de  pommes  de  terre  ou  de  bois, 
peut-être  serait-on  étonné  du  résultat;  mais,  en  admettant  même 
qu'il  ne  coûte  pas  plus  cher  qu'il  ne  vaut,  ce  qui  est  pure  con- 
cession, on  se  demande  en  quoi  ce  genre  d'alimentation  est  plus 
digne  de  la  protection  de  la  loi  que  tout  autre.  L'élève  du  bétail 
par  exemple  n'a  pas  besoin  de  l'intervention  du  gouvernement  pour 
faire  face  aux  exigences  de  la  consommation,  et  il  en  sera  de  même 
de  la  production  du  gibier  le  jour  où  celui-ci  se  vendra  assez  cher 
pour  que  certains  individus  trouvent  un  intérêt  à  s'y  livrer. 

La  suppression  de  la  loi  ne  détruirait  pas  d'ailleurs  le  plaisir  de 
la  chasse,  car  les  propriétaires  resteraient  toujours  maîtres  d*agir 
dans  leurs  domaines  comme  ils  l'entendraient  et  de  faire  poursuivre 
comme  voleurs  ceux  qui  viendraient  y  chasser  sans  leur  autorisa- 
tion (1).  L'état  et  les  communes  continueraient  à  louer  leurs  forêts 
aux  conditions  qu'il  leur  plairait  d'imposer,  de  manière  à  les  ga- 
rantir contre  les  dégâts  des  animaux.  Quant  aux  particuliers,  ils 
ne  seraient  plus  dans  cette  singulière  position  de  pouvoir,  à  une 
certaine  époque  de  l'année,  détruire  jusqu'à  la  dernière  tête  le  gi- 
bier que  contiennent  leurs  bois,  et  de  ne  pouvoir  à  tout  autre  mo- 
ment y  tuer  même  un  chevreuil,  s'ils  en  ont  envie. 

Un  autre  fait  qui  prouve  l'inutilité  des  lois  sur  la  chasse,  c'est 
qu'elles  ne  nous  ont  pas  délivrés  des  braconniers,  qui  tuent  vingt 
fois  plus  de  gibier  que  les  vrais  chasseurs.  Dans  la  forêt  de  Fontai- 
nebleau, comme  dans  toutes  celles  de  la  liste  civile,  le  braconnage 
est  un  délit  très  commun  en  même  temps  que  très  productif.  Les 
gardes  ont  beau  être  sur  pied  nuit  et  jour,  ils  ne  peuvent  l'empA- 
cher.  Ceux  qui  en  font  leur  métier  commencent  par  étudier  avec 
soin  les  mœurs  et  les  habitudes  du  gibier.  Couchés,  immobiles,  le 
long  des  routes  ou  au  milieu  des  fourrés,  ils  restent  pendant  des 
journées  entières  à  observer  les  passages  les  plus  fréquentés.  Une 
fois  ceux-ci  reconnus,  ils  tendent  leurs  lacets,  qui  sont  des  fils  de 
laiton  formant  un  nœud  coulant.  Us  les  fixent  à  un  jeune  arbre  dont 
ils  inclinent  la  cime  vers  la  terre,  et  qu'ils  assujettissent  dans  cette 
position  comme  un  arc  tendu.  Un  cerf  ou  un  chevreuil  vient- il  à  pas- 
ser, il  se  prend  dans  le  nœud  coulant;  l'arbre  aussitôt,  se  détendant 
comme  un  ressort,  se  redresse,  enlevant  avec  lui  le  pauvre  animal 
suspendu,  qui  périt  étranglé  sans  pouvoir  se  débarrasser  de  cette 

(1)  En  laissant  chacun  libre  de  chasser  chez  lui,  il  faudrait  faire  une  exception  pour 
les  oiseaux  insectivores,  dont  la  destruction  devrait  être  défendue  d'une  manière  aèso- 
lue.  n  s*agit  en  effet  ici  d'une  question  d'intérdt  général  qui  motire  parfaitement  Tiii» 
tervention  de  la  loi. 


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ÉTUDES   FORESTIÈRES.  161* 

étrmte.  Tous  les  trois  ou  quatre  jours,  les  braconniers  viennent  visi- 
ter leurs  lacets  et  emporter  le  gibier  qui  s'y  trouve  pris.  Les  gardes 
les  connaissent  bien,  mais  le  difficile  eBt  de  les  prendre  sur  le  fait.  11 
en  est  d'autres  qui  ne  braconnent  que  par  occasion,  et  qui  se  bor- 
nent, quand  ils  savent  les  gardes  occupés  ailleurs ,  à  venir  tirer  un 
ùtisan  ou  un  chevreuil.  Il  s'en  est  même  trouvé  qui  chassaient  en 
voiture.  Circulant  dans  toute  la  forêt  comme  de  simples  promeneurs, 
ils.  n'inspiraient  aucune  défiance;  mais  dès  qu'ils  apercevaient  une 
pièce  quelconque,  ils  l'abattaient  d'un  coup  de  fusil ,  la  cachaient 
daas  leur  voiture  et  continuaient  tranquiUement  leur  promenade. 
Quant  aux  propriétaires  riverains,  ils  considèrent  comme  de  bonne 
guerre  de  semer  sur  leur  terrain  du  sarrasin  pour  y  attirer  les  fai- 
sans, qui  en  sont  très  friands,  ou  de  faire  battre  les  cantons  voisms 
povr  en  chasser  le  gibier  qu'ils  attendent  sur  les  limites.  Il  faut  aux 
gardes  plus  que  de  Thabileté  poiu*  déjouer  toutes  ces  ruses ,  il  leur 
faut  un  grand  courage ,  et  plus  d'un  déjà  est  tombé  victime  de  son 
devoir.  On  a  créé  pour  les  aider  un  corps  spécial  de  gendarmes  à 
cheval  qui  n'ont  d'autre  fonction  que  la  police  et  la  surveillance  de 
la  forêt,  et  qui  les  accompagnent  dans  leurs  patrouilles  nocturnes. 
Les  gardes  ont  l'ordre  de  détruire  tous  les  animaux  nuisibles 
qu'ils  rencontrent,  et  l'on  considère  comme  tels  tous  ceux  qui  vi- 
vent aux  dépens  du  gibier,  en  mangent  les  petits  ou  dévorent  les 
ceuis.  Les  renards,  fouines,  belettes,  putois,  taupes,  mulots,  etc.,  sont 
poursuivis  par  eux  avec  acharnement,  et  une  prime  leur  est  allouée 
pour  chaque  tête  d'ennemi  qu'ils  apportent.  Pour  s'en  emparer,  ils 
tracent  des  sentiers  d'assommoir^  c'est-à-dire  de  petits  sentiers  de 
30  centimètres  de  large,  qui  traversent  les  massifs  dans  toutes  les 
directions.  De  distance  en  distance  sont  placées  de  petites  caisses 
en  bois  masquées  par  des  broussailles,  et  dont  le  couvercle,  soulevé 
par  une  baguette  posée  sur  une  espèce  de  bascule,  est  chargé  d'une 
pierre.  Le  matin,  quand  les  animaux  se  mettent  en  campagne  pour 
chercher  leur  nourriture,  ils  suivent  de  préférence  ces  sentiers  plu- 
tôt que  de  passer  à  travers  l'herbe  humide  de  rosée.  Arrivés  à  ces 
caisses,  ils  mettent  par  leur  poids  la  baguette  en  mouvement  et  font 
tomber  le  couvercle,  qui  les  écrase.  On  prend -aussi  par  ce  moyen 
une  quantité  considérable  de  lapins,  car  les  gardes,  ayant  le  droit 
d'en  consommer  un  certain  nombre  pour  leur  compte,  et  tenus  d'en 
livrer  également  aux  agens,  cherchent  autant  que  possible  à  ména- 
ger leur  peine,  leur  poudre  et  leur  plomb.  Cependant  le  procédé  le 
plus  en  usage  pour  le  lapin  est  l'emploi  du  furet.  11  suffit  de  l'intro- 
duire dans  un  terrier  pour  que  les  habitans  éperdus  s'enfuient  de 
tous  côtés,  et  si  l'on  a  pris  la  précaution  de  placer  des  filets  à  l'ou- 
verture, on  s'en  empare  facilement.  Quand  on  veut  au  contraire  pro- 

XLT.  11 


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162  REYDE   DES   DEUX   MONDES. 

céder  à  la  destruction  des  lapins  dans  un  canton,  on  suit  une  autre 
marche;  on  ferme  les  terriers  pendant  la  nuit,  alors  qu'ils  sont  de- 
hors, et  on  fait  des  battues  enceinte  par  enceinte. 

IV. 

Quel  est,  dans  la  condition  particulière  où  elle  se  trouve,  le  traite- 
ment applicable  à  la  forêt  de  Fontainebleau?  Gomment  concilier  les 
exigences  cynégétiques  auxquelles  elle  répond  avec  les  considéra- 
tions économiques  et  culturales  qui  règlent  l'exploitation  des  forêts? 
Sous  ce  rapport,  le  doute  n'est  pas  possible.  Le  régime  de  la  futaie^ 
avec  une  révolution  de  cent  vingt  ou  cent  cinquante  ans,  peut  seul 
lui  convenir.  J'ai  déjà  eu  plusieurs  fois  l'occasion  d'exposer  les  rsû- 
sons  qui  font  à  un  propriétaire  impérissable  comme  l'état  une  obli- 
gation d'adopter  de  longues  révolutions,  comme  étant  celles  qui 
donnent  les  produits  à  la  fois  les  plus  considérables  et  les  plus  pré- 
cieux. Toutes  choses  égales  d'ailleurs,  une  forêt  exploitée  une  seule 
fois  à  l'âge  de  cent  vingt  ans  fournit  plus  de  matière  et  une  matière 
plus  utile  que  si,  pendant  le  même  laps  de  temps,  on  l'avait  exploi- 
tée quatre  fois  à  l'âge  de  trente  ans.  Il  en  résulte  qu'un  propriétaire 
qui  peut  attendre  a  tout  intérêt  à  préférer  la  première  exploitation. 
C'est  le  cas  de  la  forêt  de  Fontainebleau,  qui,  appartenant  à  l'état, 
a  été  cédée  en  usufruit  à  la  couronne,  qui  n'est  guère  moins  im- 
muable que  lui.  A  cette  première  considération  s'en  joint  une  autre, 
qui  fait  de  l'adoption  du  régime  de  la  futaie  une  question  d'être  ou 
de  ne  pas  être  pour  cette  forêt;  c'est  la  nature  du  sol.  Un  terrain 
aussi  peu  consistant,  qui  contient  98  pour  100  de  sable  pur  et  laisse 
l'eau  s'infdtrer  jusque  dans  les  couches  inférieures  ou  s'évaporer 
aux  premiers  rayons  du  soleil,  demande,  pour  ne  pas  se  stériliser 
complètement,  à  être  constamment  couvert.  L'eau  est  l'agent  in- 
dispensable de  toute  végétation ,  et  dans  un  sol  naturellement  sec 
le  traitement  appliqué  doit  avoir  pour  effet  d'y  conserver  une  cer- 
taine fraîcheur.  La  futaie  seule  remplit  ces  conditions,  puisque 
les  arbres,  constamment  maintenus  en  massif,  protègent  le  sol 
contre  l'irradiation  solaire,  et  lui  restituent,  par  la  décomposition 
annuelle  de  leurs  feuilles,  les  élémens  minéralogiques  qu'ils  y 
ont  puisés.  Avec  le  taillis  au  contraire,  le  sol,  découvert  tous  les 
vingt -cinq  ou  trente  ans,  se  dessèche  peu  à  peu,  perd  ses  élé- 
mens fertilisans,  et  finit  par  devenir  impropre  à  toute  végétation. 
Nulle  part  les  résultats  produits  par  ces  différens  modes  de  traite- 
ment ne  sont  plus  frappans  que  dans  la  forêt  de  Fontainebleau.  A 
côté  de  massifs  magnifiques,  peuplés  d'arbres  plusieurs  fois  sécu- 
laires, d'une  végétation  luxuriante,  on  rencontre  souvent  des  par- 


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ÉTUDES   FORESTIÈRES.  163 

des  presque  vides,  couvertes  de  bruyères,  entrecoupées  çà  et  là  de 
cépées  de  chênes  rabougris  ou  de  bouleaux  isolés  que  des  exploita* 
tions  successives  de  taillis  ont  amenées  à  cet  état.  On  serait  tenté 
tout  d*abord ,  en  voyant  ce  sable  ridé  par  le  vent ,  de  croire  que  le 
sol  est  incapable  d'entretenir  une  végétation  plus  active,  et  Ton 
s'étonne  même  qu'il  ait  pu  produire  les  maigres  végétaux  qui  le 
couvrent;  mais,  en  y  regardant  de  plus  près  et  en  le  comparant  à 
celui  de  la  futaie  voisine,  on  s'aperçoit  bientôt  que,  minéralogique-^ 
ment  parlant,  il  n'y  a  pas  de  différence  entre  eux,  et  les  analyses 
qui  ont  été  faites  ont  donné  en  effet,  dans  la  futaie  comme  dans 
le  taillis,  une  proportion  de  98  pour  100  de  sable  contre  2  pour  100 
d'argile.  On  peut  donc  conclure  de  là  que  la  vigueur  de  l'une  et 
le  mauvais  état  de  l'autre  ne  doivent  être  attribués  qu'à  la  diffé- 
rence des  traitemens,  et  non  à  une  autre  cause.  Cette  conclusion 
d'ailleurs  est  confirmée  par  des  descriptions  de  la  forêt  que  con- 
tiennent d'anciens  rapports,  et  qui  constatent  que  des  parties  au- 
jourd'hui absolimaent  désertes  étaient  autrefois  couvertes  de  magni*  • 
fiques  futaies. 

S'il  fallait  d'autres  motifs  encore  pour  faire  adopter  ce  traitement, 
on  en  trouverait  dans  la  destination  même  de  cette  forêt.  Le  gibier, 
s'attaquant  surtout  aux  jeunes  bois,  fait  d'autant  plus  de  mal  que 
ceux-ci  sont  plus  étendus;  si  par  exemple  les  dégâts  se  font  sentir 
jusqu'à  l'âge  de  dix  ans  dans  une  forêt  exploitée  à  la  révolution  de 
trente  ans,  ils  porteront  sur  le  tiers  de  la  contenance,  tandis  qu'ils 
ne  porteront  que  sur  le  quinzième,  si  la  révolution  est  de  cent  cin- 
quante ans.  Enfin,  au  point  de  vue  pittoresque,  la  futaie,  avec  ses 
grands  arbres  qui  se  balancent  au  vent,  a  une  bien  autre  majesté 
que  les  taUlis,  dont  la  hauteur  ne  dépasse  pas  10  mètres,  à  peine 
de  quoi  ombrager  les  routes.  Dans  une  forêt  si  fréquemment  visitée, 
cette  considération  a  une  telle  importance  que,  pour  ne  pas  la  dé- 
pouiller de  sa  plus  grande  beauté,  on  a  dû,  sur  la  demande  même 
des  habitans,  s'abstenir  de  faire  aucune  coupe  dans  quelques-uns 
des  cantons  couverts  de  vieux  massifs,  afin  de  les  conserver  comme 
un  but  habituel  de  promenades. 

On  a  vu  plus  haut  comment,  malgré  tant  de  raisons  péremptoires, 
on  avait  été  conduit  à  en  exploiter  en  taillis  la  plus  grande  partie. 
Aujourd'hui  que  les  f&cheux  effets  de  ce  régime  ont  été  constatés, 
on  en  revient  à  une  application  plus  saine  des  règles  de  la  sylvicul- 
ture, car  les  opérations  qu'on  y  fait  ont  pour  objet  de  la  ramener  tout 
entière,  ou  à  peu  près,  à  l'état  de  futaie  pleine.  Pour  opérer  cette 
transformation,  il  a  fallu  en  effectuer  l'aménagement,  c'est-à-dire 
fixer  à  l'avance  la  nature  et  l'importance  des  coupes  à  asseoir  pen- 
dant toute  la  période  transitoire»  de  telle  manière  qu'à  l'expiration 


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loi  BEVUE  DES   DEUX   MONDES. 

de  celle*ci  toute  l'étendue  présente  une  série  de  bois  d'âges  uni- 
formément gradués  depuis  un  jusqu'à  cent  vingt  ans.  Je  n'insisterai 
pas  sur  les  détails  techniques  que  comporte  une  opération  aussi  com- 
pliquée, et  je  me  bornerai  à  faire  remarquer  qu'un  pareil  résultat  ne 
peut  être  obtenu  qu'à  deux  conditions  :  une  réduction  dans  l'impor- 
tance des  coupes  faites  précédemment  et  l'exécution,  sur  une  grande 
échelle,  de  travaux  de  repeuplement.  La  réduction  des  coupes  est 
une  conséquence  nécessaire  du  changement  de  régime.  Pour  passer 
du  taillis  à  la  futaie,  c'est-à-dire  d'une  forêt  exploitée  normalement 
à  l'âge  de  vingt-cinq  ans  à  une  forêt  qui  le  sera  à  cent  vingt,  il  est 
évident  que  pendant  les  premières  années  il  faut  s'imposer  une  pri- 
vation. Plus  tard  on  retrouvera  son  compte,  et  au-delà,  car  lorsque 
la  forêt  aura  atteint  son  âge  normal,  le  cent-vingtième  portant  sur 
des  bois  âgés  de  cent  vingt  ans  représentera  un  revenu  plus  consi- 
dérable que  le  vingt-cinquième  ne  portant  que  sur  des  bois  de  vingt- 
cinq  ans;  mais  pour  le  moment  il  s'agit  de  reconstituer  un  capital, 
ce  qui  ne  peut  se  faire  sans  ime  économie  sur  le  revenu.  Il  n'est 
pas  douteux  qu'une  fois  en  futaie  pleine,  elle  ne  puisse  produire 
100,000  mètres  cubes,  dont  1/3  au  moins  sera  propre  à  l'industrie, 
et  qui  vaudront  1,500,000  francs  et  au-delà. 

Ce  n'est  pas  une  petite  question  que  de  déterminer  à  l'avance  dans 
une  forêt  l'importance,  des  coupes  à  faire  et  les  points  sur  lesquels 
il  faut  les  asseoir;  mais  la  difficulté  devient  bien  plus  grande  encore 
quand  il  s'agit  de  massifs  aussi  fréquentés  que  ceux  de  Compiègne 
et  de  Fontainebleau,  où  les  moindres  exploitations  sautent  aux  yeux, 
et  prennent  presque  les  proportions  d'un  événement.  Il  est  singu- 
lier de  voir  avec  quelle  légèreté  les  personnes  les  plus  étrangères 
à  la  sylviculture  s'expriment  sur  certaines  opérations  forestières, 
sans  même  se  donner  la  peine  d'examiner  si  elles  ne  sont  pas  l'ap- 
plication d'un  plan  général  arrêté  à  l'avance  en  vue  d'un  but  spécial. 
Avec  une  superbe  assurance,  elles  tranchent  à  première  vue  et  sur  un 
simple  coup  d'œil  des  questions  que  les  praticiens  les  plus  habiles  ne 
peuvent  décider  sans  de  longues  et  patientes  études,  sans  une  recon- 
naissance détaillée  de  tous  les  massifs,  sans  un  inventaire  complet  de 
tous  les  arbres  exploitables.  On  conçoit  que  l'abatage  d'ime  vieille  fu- 
taie, dont  les  arbres  plusieurs  fois  centenaires  ont  prêté  leur  ombrage 
à  de  nombreuses  générations,  cause  une  certaine  peine,  et  qu'en 
voyant  ces  vétérans  tomber  sous  la  cognée,  le  premier  mouvement 
soit  de  crier  au  vandalisme.  Cependant  peut-il  en  être  autrement  7 
Si  ces  massifs  sont  arrivés  à  maturité,  il  faut  bien  les  abattre,  à 
moins  qu'on  ne  veuille  renoncer  à  tirer  de  sa  forêt  un  revenu  quel- 
conque. Traitez-la  alors  comme  un  parc,  bornez-vous  à  y  couper 
les  arbres  morts  et  à  les  remplacer  par  d'autres;  mais  du  moment 


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ÉTUDES  FORESTIERES.  165 

qu'il  s'agit  d'exploitations  régulières*  il  n'y  a  pas  à  hésiter.  Qu'im- 
porte après  tout  que  tel  vieux  massif  disparaisse,  si,  les  coupes  se 
succédant  avec  ordre,  des  peuplemens  nouveaux  prennent  la  place 
des  anciens,  et  si,  grâce  au  roulement  qui  s'établit,  la  forêt  se  main- 
tient toujours  dans  le  même  état?  Il  n'y  a  dans  tout  cela  aucune 
espèce  de  vandalisme,  et,  tant  qu'on  reste  dans  les  limites  normales 
de  la  production  annuelle,  une  forêt  ne  périclite  pas.  S'étaient-ils 
bien  rendu  compte  de  ces  circonstances  ceux  qui  ont  jadis  accusé 
l'administration  du  roi  Louis- Philippe  d'avoir  pratiqué  des  coupes 
abuâves  dans  les  forêts  de  la  liste  civile?  Les  avaient-ils  parcou- 
rues pied  à  pied?  en  avaient-ils  compté  tous  les  arbres  et  reconnu 
rétendue  des  repeuplemens  artificiels?  C'est  douteux,  car  ils  ne  se 
lussent  pas  faits  les  organes  d'accusations  qui  ont  été  reconnues 
mal  fondées  (1). 

Mais  la  fixation  des  coupes  annuelles  ne  suffit  pas  pour  assurer 
la  perpétuation  d'une  forêt,  il  faut  encore  que  chaque  coupe  laisse 
derrière  elle  de  jeunes  peuplemens  qui  doivent  remplacer  les  massifs 
disparus.  Quand  l'ensemencement  ne  se  fait  pas  naturellement  par 
les  graines  tombées  des  arbres,  il  faut  avoir  recours  à  des  procédés 
artificiels,  et  alors,  suivant  les  circonstances,  on  se  décide  soit  pour 
la  plantation,  soit  pour  le  semis.  Dans  le  premier  cas,  on  emploie 
de  jeunes  plants  âgés  de  quatre  ou  cinq  ans,  élevés  en  pépinière, 
qu'on  place  dans  des  trous  creusés  à  un  mètre  de  distance  les  uns 
des  autres.  Cette  opération,  qui  se  fait  à  l'automne  ou  au  prin- 
temps, doit  être  suivie  pendant  deux  années  de  binages  destinés  à 
empêcher  les  plants  d'être  étouffés  par  les  herbes;  tout  compte  fait, 
elle  ne  revient  à  guère  moins  de  500  ou  700  francs  par  hectare,  ce 
qui,  comme  on  voit,  est  assez  cher.  Autrefois  il  existait  à  Com* 
piègne  et  à  Fontainebleau,  pour  les  travaux  de  cette  nature,  des 
entrepreneurs  qui  les  exécutaient  à  forfait  et  qui  étaient  respon- 
sables de  la  réussite.  Certains  d'avoir  dans  chaque  forêt  pour  15  ou 
20,000  francs  de  plantations  à  faire  chaque  année,  ils  s'étaient  ou- 
tillés en  conséquence  et  avaient  dressé  des  ouvriers  spéciaux.  Us 
employaient  d'habitude  des  femmes  et  des  enfans,  qui,  outre  l'éco- 
nomie du  salaire,  leur  offraient  l'avantage  d'une  plus  grande  dexté- 
rité. Pour  manier  de  jeunes  plants,  pour  les  placer  dans  les  trous 
préparés  à  l'avance,  pour  étaler  convenablement  le  chevelu  des  ra- 

(1)  On  se  rappelle  qa*une  commisuon  présidée  par  M.  Troplong  a  été  chargée 
en  IS50  de  faire  une  enquête  sur  la  gestion  de  ces  forôts  pendant  le  dernier  règne. 
Cette  commission  a  constaté  non-seulement  que  la  possibilité  en  matière  de  coupes 
n*aTaît  pas  été  outre-passée,  mais  que  des  travaux  d*amélioration  avaient  été  terminés 
pQor  une  tomme  de  4,150,000  francs.  Aussi  décida-t-elle  à  Tunanimité  qu*il  n*y  avait 
paa  lieu  de  donner  suite  aux  réclamations  soulevées  contre  la  gestion  de  la  liste  civile. 


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166  BEYUE  DES   DEUX   MONDES. 

cines,  pour  les  recouvrir  de  terre,  il  faut  moins  de  force  que  d'a- 
dresse; à  cet  égard,  qui  en  doute  ?  la  supériorité  des  femmes  est  in- 
contestable. Grâce  à  ce  système,  on  a  créé  dans  ces  forêts,  sur  une 
très  grande  échelle,  des  plantations  qui  ont  perpétué  jusqu'à  nos 
jours  les  noms  de  MM.  Pannelier  et  Marsault,  qui  les  ont  exécutées. 
Depuis  quelques  années,  on  a  préféré  se  passer  d'entrepreneur  et 
mettre  ces  travaux  en  régie  ;  mais  jusqu'ici  il  est  douteux  que  les 
résultats  obtenus  soient  beaucoup  plus  favorables. 

Les  semis  coûtent  moins  cher  que  les  plantations ,  mais  ils  sont 
d'une  réussite  moins  certaine,  car  les  graines  sont  exposées  à  être 
mangées  par  les  oiseaux  ou  les  mulots,  ennemis  que  les  entreil- 
lagemens  les  plus  serrés  ne  peuvent  éloigner.  Les  frais  de  cette 
opération,  qui  comprennent  la  préparation  du  terrain,  le  répandage 
et  le  prix  de  la  graine,  s'élevaient  jusque  dans  ces  derniers  temps 
à  300  francs  par  hectare  environ.  Une  invention  récente,  celle  de 
la  charrue  forestière,  due  à  M.  Dubois,  inspecteur  des  forêts  à 
filois,  les  a  réduits  de  près  des  deux  tiers.  L'instrument  auquel  il 
a  donné  ce  nom,  et  qu'il  a  eu  l'idée  d'appliquer  à  la  culture  des  fo- 
rêts, n'est  autre  chose  que  le  scarificateur  de  Roville,  légèrement 
modifié.  Il  se  compose  d'un  bâti  porté  sur  trois  roues,  armé  de  cinq 
socs  à  versoir,  dont  deux  sont  placés  en  avant  et  trois  en  arrière, 
et  assez  solides  pour  retourner  un  sol  compacte  et  sillonné  de  ra- 
cines. Un  levier  qu'on  fixe  au  moyen  d'une  cheville  détermine  le 
degré  d'entrure  de  ces  socs ,  et  deux  mancherons  placés  à  l'arrière 
servent  à  guider  la  charrue  et  à  la  soulever  quand  elle  vient  à  ren- 
contrer des  obstacles.  Attelée  de  deux  chevaux  en  arbalète,  guidés 
par  un  enfant,  elle  peut  passer  entre  les  arbres,  et,  en  évitant  les 
rochers  ou  les  trop  grosses  racines,  retourner  le  sol  d'une  forêt  pour 
en  préparer  l'ensemencement.  Elle  enterre  les  feuilles,  arrache  les 
herbes  et  les  bruyères,  facilite  l'action  des  influences  atmosphéri- 
ques, et  réussit  souvent  à  raviver  la  végétation  de  peuplemens  af- 
fectés déjà,  faute  d'au:  et  d'humidité ,  d'un  dépérissement  anticipé. 
Avec  ce  procédé,  le  labour  d'un  hectare  ne  revient  qu'à  20  francs, 
et  en  évaluant  à  5  francs  l'hectolitre  de  glands  et  à  12  francs  l'hec- 
tolitre de  faines,  le  prix  d'un  semis  mélangé  de  chênes  et  hêtres  ne 
s'élève  pas  à  plus  de  120  francs  par  hectare.  C'est,  on  le  voit,  une 
économie  sensible  sur  le  prix  précédent.  La  charrue  forestière  sera 
d'un  emploi  très  utile  à  Fontainebleau,  où  l'on  rencontre  de  nom- 
breux perchis  de  chêne  pur,  de  quarante  ans  et  au-dessus,  qui 
commencent  à  dépérir  faute  d'une  humidité  suffisante  (1).  Il  sera 

(1)  Des  trayftux  de  cette  natare  opérés  récemment  dans  la  forêt  de  Sal]it-<3«rmain 
sur  une  très  grande  étendae  ont  donné  d'exeellens  résultats. 


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ÉTUDES  FORESTIÈRES.  167 

fecîle  par  ce  moyen  de  créer  un  sous-étage  de  hêtres  qui,  recou- 
vrant complètement  le  sol  et  y  entretenant  une  fraîcheur  salutaire, 
auront  bientôt  rendu  sa  vigueur  au  peuplement  primitif.  Cet  instru- 
ment servira  également  à  effectuer  des  semis  de  pins  partout  où  il 
serait  impossible  de  faire  venir  des  essences  plus  précieuses.  Du 
reste,  les  procédés  employés  pour  ceux-ci  sont  déjà  très  économi- 
ques. Ainsi  M.  de  Bois-d'Hyver  se  bornait,  dans  les  parties  cou- 
vertes de  bruyères,  à  faire  répandre  les  graines  à  la  volée,  sans  au- 
cune préparation  préalable  du  terrain;  puis,  cela  fait,  il  autorisait 
les  indigens  des  villages  voisins  à  venir  extraire  ces  bruyères,  qu'ils 
employaient  comme  litière  poiu-  leurs  bestiaux.  Cette  extraction  re- 
muait le  sol  comme  un  labour,  et  faisait  tomber  ces  graines  sur  un 
terrain  dont  la  préparation  n'avait  ainsi  rien  coûté. 

A  l'époque  où  Ton  a  commencé  à  opérer  les  semis  de  pins  sur 
une  grande  échelle,  afin  d'avoir  toujours  une  quantité  de  graines 
suflisante,  on  a  fait  construire  une  sécherie  spéciale.  On  sait  que  les 
semences  de  pins,  comme  celles  des  autres  résineux,  sont  renfermées 
dans  des  cônes  écailleux.  Au  moment  de  la  dissémination,  les  écailles 
s'ouvrent  spontanément,  et  les  semences,  qui  sont  munies  d'une 
aile,  sont  emportées  au  loin  par  les  vents.  La  sécherie  a  pour  objet 
de  provoquer  artificiellement  par  la  chaleur  l'ouverture  des  cônes, 
de  manière  qu'on  puisse  récolter  les  graines  qui  s'en  échappent. 
C'est  un  bâtiment  en  maçonnerie  ayant  deux  étages  superposés  et 
chauffe  par  un  four  d'où  sortent  des  tuyaux  de  calorifère.  Les  cônes, 
recueillis  en  forêt  par  des  femmes  et  des  enfans,  sont  étalés  à  l'étage 
supérieur  sur  des  claies,  d'où,  après  avoir  laissé  échapper  une  par- 
tie de  leurs  graines,  ils  sont  transportés  successivement  aux  étages 
inférieurs;  la  chaleur  devenant  de  plus  en  plus  forte,  ils  finissent  par 
abandonner  complètement  toutes  les  graines  qu'ils  contiennent.  Le 
chargement  se  fait  toutes  les  vingt-quatre  heures,  et  les  semences 
obtenues  dans  les  différens  étages  sont  recueillies  séparément,  celles 
des  étages  supérieurs  valant  mieux  que  les  autres.  Une  sécherie  de 
cette  nature  ne  coûte  pas  d'autres  frais  que  la  récolte  des  cônes,  car 
ce  sont  ceux-ci  qui,  une  fois  vidés,  servent  au  chauffage  du  four. 

Dans  la  forêt  de  Fontainebleau,  comme  dans  toutes  celles  de 
Tétat,  les  coupes  sont  annuellement  vendues  siu*  pied  à  des  adjudi- 
cataires qui  les  font  exploiter  pour  leur  compte.  Le  produit  qu'elle 
fournit  actuellement,  et  qu'on  peut  évaluer  à  A0,000  mètres  cubes 
environ ,  ne  consiste  guère  qu'en  bois  d'industrie  et  en  bois  de 
feu.  Les  chênes  y  sont  peu  propres  à  la  charpente,  et  la  marine 
Tient  rarement  y  chercher  des  pièces  pour  la  construction  des  vais- 
seaux. Gela  s'explique  par  ce  fait,  que,  le  sol  étant  naturellement 
aride,  les  couches  concentriques  annuelles  sont  très  rapprochées 
les  unes  des  autres,  et  forment  ce  qu'on  appelle  un  bois  gras,  qui 


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168  REYÙE   DES   DEUX   MONDES. 

n'a  pas  la  ténacité  et  l'élasticité  de  celui  qui  provient  de  terrains 
plus  fertiles.  En  revanche,  ces  chênes  sont  excellens  pour  la  fente  : 
on  en  fabrique  des  lattes,  des  douves,  des  merrains,  etc.,  objets 
d'un  très  grand  débit  et  d'une  valeur  considérable  dans  les  environs 
de  Paris.  Le  hêtre  et  le  charme  ne  se  rencontrent  encore  qu'acci- 
dentellement dans  les  futaies,  et  il  s'en  trouve  trop  peu  de  grandes 
dimensions  pour  qu'on  puisse  en  tirer  pai'ti  dans  l'industrie.  Quand 
la  forêt  tout  entière  sera  en  futaie,  et  que  ces  essences,  mélangées 
au  chêne,  constitueront  une  partie  importante  des  peuplemens,  il 
y  aura  sans  doute  alors  avantage  à  y  installer,  comme  à  Compiègne, 
un  chantier  d'injection  d'après  le  système  Boucherie,  afin  de  pou- 
voir les  utiliser  comme  traverses  de  chemins  de  fer.  Jusqu'ici  on  se 
borne  à  les  débiter  en  chauffage,  ainsi  qu'on  fait  également  de  tous 
les  brins  de  taillis  (1).  Les  pins  encore  trop  jeunes  pour  donner  de 
la  charpente  sont  recherchés  par  les  boulangers,  et  les  bourrées 
par  les  chaufourniers  du  pays.  Tous  les  autres  bois  sont  expédiés 
sur  Paris,  qui  est  le  centre  de  consommation  de  toute  cette  ré- 
gion, et  qui  étend  jusque  dans  la  Bourgogne  son  rayon  d'approvi- 
sionnement. C'est  par  la  Seine,  qui  contourne  la  forêt  sur  quelques 
points,  que  les  bois  se  dirigent  vers  la  capitale,  soit  par  bateaux, 
soit  en  immenses  radeaux.  La  consommation  locale  est  en  général 
desservie  par  des  bois  particuliers,  assez  nombreux  dans  le  voisi- 
nage. 

La  forêt  de  Fontainebleau  emploie  chaque  année  un  nombre  con- 
sidérable d'ouvriers  et  de  bûcherons,  tant  pour  les  travaux  d'amé- 
lioration et  d'entretien  que  pour  l'exploitation  des  coupes.  La  plu- 
part des  bûcherons  sont  du  pays,  c'est-à-dire  de  Fontainebleau 
même  et  des  villages  voisins,  et  beaucoup,  exerçant  ce  métier  de 
père  en  fils  depuis  un  très  grand  nombre  de  générations,  y  ont  ac- 
quis une  habileté  prodigieuse.  L'habileté  en  effet  est  chose  héré- 
ditaire, et  Ton  peut  affirmer  que  celui  dont  les  ancêtres  ont  pendant 
de  longues  années  exercé  une  certaine  profession  y  est  naturelle- 
ment plus  apte  que  tout  autre  dont  l'éducation  est  complètement  à 
faire.  J'ai  vu  des  bûcherons  tellement  habiles  à  manier  la  hache, 
tellement  sûrs  de  leur  coup  d'œil,  qu'ils  fendaient  d'un  seul  coup 
une  noisette  placée  entre  leurs  doigts  de  pied.  Ils  sont  payés  à  la 
tâche,  et  peuvent  gagner  de  2  francs  50  cent,  à  3  francs  par  jour; 
ils  ont  en  outre  les  copeaux  et  les  bouts  de  bûches  qui  n'ont  pas  les 
dimensions  requises  pour  le  commerce.  Il  leur  arrive  quelquefois 
de  s'entendre  entre  eux  pour  faire  la  loi  aux  marchands  de  bois  et 
leur  imposer  des  conditions  plus  onéreuses,  mais  le  cas  est  rare;  la 

(1)  On  distingue  les  bois  de  feu  suivant  leurs  dimensions  et  qualités  en  bois  de 
corde  ou  grands  bois,  charbonnette,  bois  câlin,  bois  brigot,  cotrets,  bois  de  rebut  et 
bourrées. 


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ETUDES   FORESTIERES.  169 

quantité  de  travail  disponible  étant  toujours  à  peu  près  la  même,  le 
nombre  d'ouvriers  qu'on  peut  occuper  ne  varie  pas  sensiblement, 
et  au  besoin  les  adjudicataires  font  venir  des  Belges  ou  des  Bour- 
guignons. Ces  hommes  passent  une  grande  partie  de  Tannée  dans 
la  forêt,  ne  la  quittant  que  le  dimanche  pour  aller  renouveler  leurs 
provisions;  ils  couchent  dans  des  baraques  en  bois  recouvertes  de 
terre ,  et  le  plus  souvent  ont  avec  eux  leur  femme  et  leurs  enfans 
qui  les  aident  dans  la  mesure  de  leurs  forces.  Pendant  l'été,  quand 
le  travail  chôme  en  forêt,  ils  cultivent  le  lopin  de  terre  qu'ils  possè- 
dent, ou  louent  leurs  services  comme  journaliers.  Avec  de  l'ordre  et 
de  l'économie,  ils  arrivent  presque  tous  à  une  petite  aisance  qui  les 
met  à  l'abri  du  besoin  ;  ils  ne  sont  pas  d'ailleurs,  par  la  nature  de 
leurs  occupations,  exposés  à  des  crises  semblables  à  celle  qui  sévit 
si  malheureusement  sur  nos  ouvriers  cotonniers.  Tant  qu'ils  sont 
bien  portans,  ils  n'ont  pas  de  chômage  à  craindre,  et  quand  vient 
la  maladie,  ils  trouvent,  s'ils  ont  été  prévoyans,  la  société  de  secours 
mutuels  qui  pourvoit  à  leurs  besoins. 

Les  ouvriers  bûcherons  ne  sont  pas  les  seuls  qui  vivent  de  la 
forêt;  il  y  a  encore  les  fondeurs,  qui  débitent  le  bois  en  lattes  et  en 
merrain,  les  voituriers,  qui  le  transportent  de  la  coupe  au  port 
d'embarquement  sur  la  Seine,  les  flotteurs  et  les  bateliers,  qui 
l'amènent  par  eau  jusqu'à  Paris,  les  menuisiers  et  les  charpen- 
tiers, qui  le  travaUlent  de  mille  manières,  tous  ceux  enfin  qui 
contribuent  d'une  façon  quelconque  à  le  mettre  à  la  portée  du  con- 
sommateur. Les  &0,000  mètres  cubes  que  produit  aujourd'hui  la 
forêt,  qui  sur  pied  se  vendent  peut-être  400,000  francs,  représentent 
au  moins  1  million  sur  le  marché  parisien.  C'est  donc  une  somme 
de  600,000  francs  qui  reste  entre  les  mains  de  tout  ce  monde  de 
marchands  et  d'ouvriers.  La  conversion  en  futaie  de  la  forêt  de  Fon- 
tainebleau, en  doublant  la  production  en  matière,  fera  donc  plus 
que  doubler  ou  tripler  le  revenu  du  propriétaire  ;  elle  augmentera 
dans  la  même  proportion  les  bénéfices  et  les  salaires  de  toute  cette 
population  laborieuse  et  accroîtra  son  bien-être. 

Pour  avoir  du  reste  une  idée  de  ce  que  peuvent  faire  l'intelligence 
et  le  travail,  il  suffit  de  parcourir  le  village  de  Thomery,  dont  le  ter- 
ritoire est  resserré  entre  la  Seine  et  la  forêt.  Peuplé  autrefois  de 
bûcherons,  comme  tous  les  autres,  il  est  devenu  peu  à  peu  l'un  des 
plus  prospères  et  des  plus  coquets  qui  se  puissent  voir.  Les  mai- 
sons, entourées  de  jardins  qui  s'étagent  dans  ses  rues  en  pente  et 
qui  viennent  déboucher  sur  les  bords  de  la  Seine,,  paraissent,  tant 
dles  sont  d'un  élégant  aspect,  plutôt  des  maisons  de  campagne  que 
des  habitations  de  simples  cultivateurs.  C'est  la  culture  des  fruits  qui 
a  fait  leur  richesse;  mais  il  faut  voir  à  quel  degré  de  perfectionne- 
ment ils  l'ont  portée  !  Ils  ne  se  contentent  pas  de  couvrir  d'espaliers 


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170  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  murs  blanchis  à  la  chaux  de  leurs  maisons  et  de  leurs  jardins, 
ils  en  construisent  au  milieu  des  champs.  Hauts  de  3  mètres,  dis- 
tans de  10  ou  12,  ces  murs  sillonnent  la  colline  qui  domine  la  Seine, 
présentant  aux  brûlans  rayons  du  soleil  leurs  arbres  étalés  en  éven- 
tail, taillés,  échenillés,  cultivés  avec  soin,  abritéa  contre  les  gelées 
printanières  et  choisis  parmi  les  meilleures  espèces.  Ce  sont  eux 
qui  donnent  ces  beaux  fruits  que  tout  le  monde  connaît  et  qui  ont 
fait  à  Fontainebleau  la  réputation  que  méritait  Thomery.  A  défaut 
de  célébrité,  les  habitans  ont  Taisance,  et  je  doute  qu'ils  consentent 
à  changer  leur  lot.  Quand  on  voit  de  pareils  résultats,  combien  ne 
déplore-t-on  pas  l'ignorance  et  Tincurie  de  nos  paysans,  qui  De 
savent  pas  ce  que  c'est  que  tailler  un  arbre,  et  s'en  rapportent  à  la 
Providence  pour  faire  pousser  ceux  qu'il  lui  plaira?  L'on  s'étonne, 
devant  les  immenses  marchés  que  présentent  la  Russie  et  l'Angle- 
terre, que  la  France  ne  soit  pas  tout  entière  transformée  en  verger. 
Il  y  a  là  pour  elle  une  source  incalculable  de  richesses,  car  nul  pays 
au  monde  n'est  plus  propre  à  ce  genre  de  culture. 

Enfin  ce  n'est  pas  seulement  par  les  produits  qu'elle  fournit  et  le 
travail  qu'elle  procure  que  s'explique  l'intérêt  général  qui  s'attache 
à  la  forêt  de  Fontainebleau.  On  sait  qu'elle  attire  chaque  année 
quantité  d'artistes  et  de  visiteurs.  Il  n'y  a  pas  de  forêt  au  mon'de 
qui  soit  plus  parcourue,  plus  dessinée  que  celle-ci;  il  n'y  en  a. pas 
qui  ait  inspiré  plus  de  paysagistes.  Elle  doit  ce  privilège  à  l'in- 
croyable variété  de  sites  qu'on  y  rencontre,  elle  peut  fournir  des 
modèles  de  tout  genre  :  études  d'arbres,  rochers,  mares,  déserts, 
paysages  orientaux,  couchers  ou  levers  de  soleil,  effets  de  neige, 
on  y  trouve  tout  ce  qu'on  veut.  C'est  à  elle  que  bien  des  artistes 
justement  populaires  vont  demander  des  inspirations.  Rousseau  lui 
prend  ses  vieux  chênes,  Diaz  ses  dessous  de  bois,  Decamps  ses 
paysages  historiques.  Il  y  a  tels  arbres  de  la  forêt  qui  ont  été  des- 
sinés par  tous  nos  peintres,  tels  rochers  qu'en  cherchant  bien  on. 
retrouverait  dans  nombre  de  tableaux.  Chaque  année,  les  villages 
voisins  sont  envahis  par  des  légions  d'artistes.  C'est  une  vraie  bonne 
fortune  pour  l'école  française  que  de  posséder  près  de  Paris  un 
champ  d'étude  aussi  vaste  et  aussi  varié  que  la  forêt  de  Fontaine- 
bleau. 

On  voit  quel  intérêt  complexé  s'attache  à  une  grande  forêt;  -vn 
voit  aussi  quelles  salutaires  influences  en  émanent.  Dans  le  cadre 
d'une  simple  étude  forestière,  ce  n'est  pas  seulement  l'action  de 
l'homme  sur  la  nature  que  nous  avons  pu  observer,  c'est  l'action  de 
la  nature  sur  l'homme  sous  une  de  ses  formes  les  plus  saisissantes 
et  s'exerçant  dans  l'ordi-e  matériel  comme  dans  l'ordre  moral. 

J.  Clayé 


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L'ADMINISTRATION  LOCALE 


m 


FRANCE  ET  EN  ANGLETERRE 


V. 

CENTRALISATION  ET  GOUYERNBMENT  DE  L'OPINION. 


I. 

Une  nation  ne  peut  être  libre,  au  dire  de  certains  publicistes, 
que  par  l'entremise  et  dans  la  personne  de  localités  indépendantes 
ou  de  classes  privilé^ées.  —  Nous  croyons,  nous,  qu'elle  peut  être 
libre  directement  et  en  son  propre  nom.  Nous  avons  essayé  de  mon- 
trer (1)  que  parmi  nous  le  droit  national  trouve  sa  garantie  comme 
^n  origine  dans  cette  force  toute  morale  qui  s'appelle  opinion^  que 
ce  droit  n'a  pas  besoin,  pour  vivre  ou  pour  naître,  d'une  garantie 
faite  et  montée  comme  une  arme,  de  quelque  chose  comme  les  places 
de  iûreii  à  l'usage  du  xvi*  siècle,  ou  comme  le  chômage  dont  dis- 
posaient les  castes.  On  voudrait  achever  cette  preuve  en  l'appuyant 
sur  quelque  histoire,  sur  la  nôtre  principalement,  ce  qui  n'est  pas 
le  côté  le  plus  difficile  de  cette  étude. 

En  effet,  cette  puissance  de  l'opinion,  puissance  naturelle  et  ré* 
guliëre,  qui  a  charge  du  progrès  humain,  qui  a  ses  racines  au  plus 
profond  de  nous-mêmes,  dans  une  certaine  communion  de  l'homme 

(1)  Voyex  la  Revue  du  15  mars,  15  août  et  1*' décembre  1862,  et  du  !•'  février  1863. 


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172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  la  vérité,  est  en  outre  un  organe  particulier  au  pays  et  aux 
temps  où  nous  vivons.  S'il  y  a  au  monde  un  domaine  qui  lui  soit 
départi,  où  elle  ait  toute  Son  action  et  toutes  ses  prises,  c'est  la 
France.  Ajoutons  que  s'il  y  a  une  œuvre,  un  fruit  naturel  de  l'opi- 
nion en  France,  c'est  la  liberté. 

Où  prenez-vous,  nous  dira-t-on,  que  la  France  ait  ce  privilège 
inoui  de  se  gouverner  par  l'opinion,  c'est-à-dire  d'ignorer  ou  de 
borner  l'empire  de  la  force,  l'empire  du  hasard,  et  de  vivre  d'esprit 
en  quelque  sorte?  Je  prends  ceci  où  je  le  trouve,  c*est-àr-dire  dans 
le  plus  grand  trait  de  notre  histoire  et  de  notre  naturel,  dans  ces 
facultés  de  l'esprit  que  nous  eûmes  toujours  prédominantes,  accu- 
sées entre  toutes,  au  point  même  d'exercer  au  dehors  cette  magis- 
trature déplorée  par  M.  de  Maistre.  Quand  un  peuple  a  certains  dons 
assez  riches  pour  l'expansion  et  le  débordement,  il  y  parait  d'abord 
chez  lui,  à  «son  propre  fait.  De  là  parmi  nous  deux  grandes  choses, 
—  sociabilité,  prépondérance  d'une  capitale,  —  qui  tiennent  d'une 
manière  directe  à  notre  tempérament  d'esprit.     , 

Il  n'est  rien  comme  la  sève  des  intelligences  pour  déterminer  le 
contact,  la  rencontre  des  personnes.  Que  faire  d'idées  vives  et  abon- 
dantes, si  ce  n'est  de  les  échanger?  Or  cet  effet  d'esprit  dont  le 
nom  est  sociabilité  devient  cause  à  son  tour,  la  cause  qui  attire  les 
hommes,  qui  les  groupe  dans  certains  rendez^vous^  et  finalement 
qui  forme  une  capitale.  Comme  c'est  là  qu'aboutissent  les  intelli- 
gences, c'est  là  aussi  qu'elles  ont  leur  centre  d'action,  leur  foyer  de 
propagande,  élaborant  et  mûrissant  les  idées  de  toute  sorte,  les  idées 
politiques  surtout  :  c'est  de  là  qu'on  voit  partir  ces  grands  courans 
de  l'opinion,  ces  grandes  projections  de  l'intelligence,  qui  maîtrisent 
tout,  qui  contiennent  l'avenir,  qui  préparent  les  faits  dans  les  âmes 
et  les  événemens  par  la  culture  assidue  des  causes  morales. 

Que  la  France  soit  le  pays  des  idées,  il  y  en  a  certaines  traces 
notables  qui  ne  sont  pas  d'hier.  Un  savant  écrivain  a  raconté  cette 
renaissance  intellectuelle  qui,  dès  le  xi*  siècle,  éclata  en  France  et 
charma  l'Europe.  Tel  autre  esprit,  du  point  de  vue  de  l'Espagne, 
arrive  aux  mêmes  aperçus  que  M.  Littré,  et,  contrairement  à  l'opi- 
nion commune,  reconnaît  la  France  dans  les  drames,  dans  les  chants 
qui  retentissent  au-delà  des  Pyrénées,  par  exemple  dans  le  Ro- 
mancero du  Cid.  L'idée  française  n'est  précoce  que  parce  qu'elle 
est  puissante,  et  cette  puissance  est  celle  de  son  propre  fonds.  «  Où 
donc  est  écrite  votre  loi  salique?  disait  un  étranger  narquois  à  Jé- 
rôme Bignon.  —  Es  cœurs  des  Français,  »  répondit  Bignon.  On  sait 
que  la  coutume  de  Paris  régna  longtemps,  je  crois  même  qu'elle 
passa  les  mers  (c'était  le  droit  commun  des  colonies),  avant  d'être 
rédigée. 


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l'administration  en  FBANGB   et  en  ANGLETERRE.  17S 

De  même  qu'on  voit  en  ce  pays  des  lois  obéies  qui  ne  sont  pas 
lois  écrites,  on  y  voit  des  personnes  et  des  classes  exercer  une  grande 
action  sur  la  marche  du  gouvernement  sans  être  des  pouvoirs  pu- 
blics. Au  xviu*  siècle»  la  noblesse  n'était  plus  un  ordre  dans  l'état» 
un  ordre  du  moins  convoqué  et  écouté  ;  toutefois  son  influence  fut 
considérable  comme  élément  de  l'opinion,  comme  patronage  des 
idées  nouvelles,  et  de  l'inquiétude,  de  la  curiosité  d'esprit  qui  abou- 
tirent à  89.  —  Nous  tenons  là  un  cas  étrange  entre  tous,  et  qui  vaut 
la  peine  qu'on  s'y  arrête. 

Jamais  la  noblesse  n'avait  fait  parmi  nous  le  même  personnage 
qu'en  Angleterre,  où  elle  s'appuyait  sur  le  peuple  et  stipulait  pour 
lui.  Ce  n'est  pas  elle  qui  revendiqua,  c'est  Golbert  qui  institua 
parmi  nous  une  protection  du  laboureur  et  de  ses  instrumens  de 
travail  analogue  à  ce  qu'on  trouve  dans  la  grande  charte.  Gomme 
pouvoir  public,  elle  ne  pourvut,  elle  ne  veilla  qu'à  ses  intérêts  de 
caste,  à  ses  prérogatives  et  à  ses  profits.  On  sait  que  ce  pouvoir  pa- 
rut pour  la  dernière  fois  aux  états-généraux  de  161A,  et  ce  fut  pour 
répudier  par  la  voix  de  son  président  certaine  comparaison  des 
deux  ordres  à  deux  frères  qui  avait  échappé  à  l'orateur  du  tiers- 
état.  M"**  de  Motteville  a  rapporté  les  propres  termes  de  cette  ob- 
jurgation, et  l'on  ne  saurait  en  imaginer  de  plus  hautains,  de  plus 
absolus  en  doctrine  et  en  orgueil...  Or  à  un  siècle  de  là  environ  flo- 
rissait  le  marquis  de  Mirabeau,  Fami  des  hommes^  et  tant  d'autres, 
pleins  du  même  langage,  qui  dirent  leur  dernier  mot,  qui  abdiquè- 
rent, comme  on  sait,  à  la  nuit  du  h  août. 

Cela  est  merveilleux.  Qui  pourrait  dire  par  où  passent  les  âmes 
pour  virer  de  la  sorte?  D'où  descendent-elles  sur  les  esprits,  ces 
langues  de  feu  qui  vont  brûler  l'erreur  jusque  dans  son  gîte  immé- 
morial, l'erreur  même  des  intérêts?  D'où  vient  qu'à  certains  mo- 
mens  les  fils  ne  continuent  pas  leurs  pères?  La  tradition,  qui  est 
une  loi  tout  aussi  certaine  que  le  progrès,  comment  s'interrompt- 
elle?  Pourquoi  y  a-t-il  dans  tel  cas  l'attraction  et  dans  tel  autre  la 
répulsion  des  exemples? 

On  peut  soupçonner  deux  choses  dans  le  cas  particulier  qui  nous 
arrête  :  l'action  de  la  vérité  sur  les  intelligences,  et  la  sécurité  par- 
faite dont  jouissaient  les  abus.  Ils  ne  croyaient  pas  s'ébranler  en 
s'avouant,  en  s'accusant;  si  ancienne  était  leur  possession,  et  si 
indestructible  d'apparence!  Ils  cédaient  naïvement  à  l'attrait  d'une 
vérité  qui  leur  semblait  sans  péril.  Sans  insister  sur  cette  considé- 
ration un  peu  superficielle  peut-être,  sans  chercher  des  .raisons  plus 
profondes  qui  feraient  digression,  supposé  qu'on  les  trouvât,  je 
veux  seulement  remarquer  ici  l'aptitude  particulière  des  esprits 
firançais  à  bondir  par-delà  les  grossièretés  visibles  et  officielles,  & 


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I7i  RBYUE  DBS  DEUX  MONDES. 

subir  ou  à  constituer  des  pouvoirs  d'opinion.  Cette  qualité  est  par- 
tout; mais  elle  éclate  dans  le  rôle  de  la  noblesse  française  au  der- 
nier siècle,  dans  ce  personnage  qui,  sans  être  public,  fut  tout- 
puissant.  N'estH^  pas  le  fait  d'un  peuple  tout  intellectuel,  vivant 
d'esprit,  étrangement  sensible  aux  idées,  et  qui  doit  appliquer  cette 
force  partout,  jusque  dans  la  manière  d'acquérir  et  de  défendre  le 
droit  politique? 

Ainsi  la  France  est  faite  de  telle  façon  qu'elle  comporte  l'opinion 
comme  puissance  dominante,  l'opinion  ayant  prise  partout  sur  une 
race  à  base  intellectuelle.  La  liberté  politique  en  France  ne  sau- 
rait tenir,  à  telle  caste,  à  tel  privilège,  à  telle  force  particulière  et 
physique  pour  ainsi  dire,  mais  à  l'opinion,  à  une  force  générale 
et  morale.  Ou  la  liberté  a  cette  base  parmi  nous,  ou  elle  n'en  a  au- 
cune. Chez  un  peuple  d'esprit,  la  liberté  est  un  progrès  intellec- 
tuel, l'acquisition  d'une  idée  entre  autres,  et  la  victoire  de  cette 
idée,  sa  consécration  par  les  lois,  sera  une  victoire  d'opinion.  Re- 
marquez bien  l'incomparable  puissance  de  cette  idée.  Si  l'on  né- 
glige les  accidens  et  les  apparences,  on  s'aperçoit  qu'elle  est  la 
seule  où  le  peuple  et  les  grands  se  soient  entendus.  En  89,  les 
cahiers  de  tous  les  ordres  concluaient  au  gouvernement  représen- 
tatif, et  le  peuple,  avec  ses  intérêts,  avec  ses  appétits,  n'a  jamais 
dérogé  à  cette  passion  des  intelligences.  Les  masses  peuvent  trou- 
ver leur  compte  au  pouvoir  absolu,  c'était  du  moins  le  sentiment 
de  la  plèbe  romaine;  il  n'est  pas  clair  qu'elles  le  trouvent  au  gou- 
vernement du  pays  par  lui-même,  s'il  y  a  un  pays  légal  à  certaines 
conditions  étroites  de  propriété.  Quoi  qu'il  en  soit,  jamais  en  France 
elles  ne  prirent  parti  pour  le  pouvoir  absolu;  toujours  elles  ont 
prêté  leur  force  aux  grands  coups  qui  le  détruisaient. 

Quand  tels  sont  les  origines,  les  précédons  et  les  œuvres  de  l'opi- 
nion en  tout  pays  et  principalement  en  France,  on  peut  bien  croire 
que  cette  puissance  n'est  pas  près  d'abdiquer  ou  de  déchoir  aujour- 
d'hui. Le  fait  est  qu'elle  a  grandi  :  son  règne  a  profité  de  tous  les 
accès  que  lui  offrent  la  culture  et  l'ouverture  supérieure  des  es- 
prits, ce  qu'on  pourrait  appeler  le  spiritualisme  croissant  des  so- 
ciétés modernes.  U  n'y  a  que  l'opinion  désormais  pour  gouverner 
le  monde.  Gomme  elle  a  su  l'améliorer,  il  lui  appartient  de  le  main- 
tenir en  l'état  où  elle  l'a  mis,  par  où  elle  est  la  garantie  suffisante, 
en  tout  cas  la  garantie  unique  des  droits  qu'elle  a  créés,  droits  des 
hommes,  droits  des  peuples.  II  ne  faut  pas  s'y  tromper,  l'opinion 
fait  toute  la  liberté  des  peuples  libres,  là  même  où  vous  croyez 
apercevoir  pour  leur  défense  des  forces  disséminées,  des  organes 
spéciaux.  C'est  l'illusion  que  vous  fait  la  Grande-Bretagne;  mais  en 
y  regardant  mieux,  vous  ne  verrez  là  d'autre  fonds  que  l'opinion 


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l'administration   en  frange   et  en  ANGLETERRE.  175 

pour  supporter  ce  majestueux  ensemble  de  droits  privés,  locaux  et 
publics.  Tel  est  le  véritable  rempart  des  citoyens  et  du  parlement, 
des  libertés  individuelles  et  de  la  liberté  politique.  S'il  plaisait  par 
hasard  à  la  reine  d'Angleterre  de  licencier  le  parlement  et  de  gou- 
verner conmae  Catherine  la  Grande,  elle  échouerait,  je  suppose; 
mais  il  faut  voir  comment,  ou  plutôt  devant  quel  obstacle  :  il  faut 
se  rappeler  que  la  reine  d'Angleterre  dispose  absolument  de  la  force 
armée,  tout  comme  un  tsar,  et  que  le  parlement  est  sans  action  sur 
cette  force.  Vous  me  direz  qu'il  j  a  dans  ce  pays  des  communes, 
des  localités  souveraines  1  Peut-être;  en  tout  cas,  ces  communes 
n'ont  ni  murailles  ni  garnisons.  Vous  songez  sans  doute  aux  comtés 
où  se  trouvent  une  police,  une  milice  aux  ordres  des  juges  de  paix 
et  des  lords-lieutenans;  mais  la  couronne  peut  révoquer  ces  magis- 
trats et  en  chercher  d'autres  qui  soient  à  sa  dévotion. 

Il  ne  se  rencontre  donc  nulle  part  une  force  régulière,  un  organe 
attitré  pour  avoir  raison  d'une  fantaisie  despotique,  comme  celle 
que  nous  avons  supposée.  Bien  entendu  que  cette  fantaisie  périrait 
misérablement.  Les  chefs  de  l'armée  n'obéiraient  pas;  l'aristocratie, 
dépossédée  de  ses  fonctions  locales,  les  garderait;  en  tout  cas,  ces 
fonctions  ne  trouveraient  pas  de  preneurs.  Finalement  la  souveraine 
perdrait  la  couronne,  convaincue  d'avoir  perdu  la  tête;  mais  dans 
toute  cette  aventure  je  vous  défie  bien  de  voir  autre  chose  que  la 
puissance  de  l'opinion.  Le  fait  est  que  ce  pays,  d'une  liberté  fameuse, 
ne  s'est  pas  réservé  de  force  expresse,  de  garde  ni  de  citadelle  pour 
défendre  ses  droits  :  il  n'a  pas  dispersé  la  souveraineté ,  toutes  les 
forces  de  l'état  sont  à  leur  place,  c'est-à-dire  dans  une  seule  main  ; 
mais  l'opinion  est  à  son  poste,  le  sentiment  du  droit  national  est 
partout  comme  le  sol,  comme  l'atmosphère,  une  condition  de\ie. 
C'est  là-dessus  qu'il  faudrait  passer  pour  atteindre  les  droits  du 
pays,  et  cet  obstacle  est  invincible. 

Ainsi  les  forces  particulières  qui  composaient  l'ancienne  société 
ou  plutôt  qui  gardaient  les  privilèges  d'autrefois  ont  péri  partout; 
elles  ont  péri  en  France  plus  expressément,  plus  visiblement  que 
partout  aUleurs  :  voilà  toute  la  diflFérence;  les  débris  même  en  ont 
disparu  parmi  nous.  A  la  place  de  ces  forces  et  pour  l'œuvre  qu'elles 
faisaient  a  paru  l'opinion  publique,  remplaçant  l'esprit  de  corps  au 
même  titre  que  le  droit  commun  remplaçait  le  privilège,  et  que  les 
services  publics  succédaient  aux  castes.  Un  seul  droit,  un  seul  peu- 
ple, un  seul  état  sous  le  gouvernement  de  la  nation  souveraine, 
voaà  où  nous  en  sommes.  Et  tout  cela  doit  durer  par  la  force  des 
idées  qui  l'ont  créé,  ou  rien  ne  le  fera  durer. 

De  nos  jours,  quand  l'opinion  ne  suffit  pas  à  défendre  un  droit, 
rien  n'y  suffit.  Cette  force  vous  paraît-elle  insuffisante?  Vous  plai- 


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176  RBYUE  DES  DEUX  MONDES. 

rait-il  de  retourner  de  quelques  siècles  en  arrière,  aux  places  de 
sûretéy  aux  chambres  mi-pariies,  aux  apanages  et  aux  gouveme- 
mens  de  province?  Alors  prenez  votre  parti  de  refaire  tout  Tancien 
régime,  dont  vous  ne  pouvez  restaurer  les  forces  sans  les  abus;  bri- 
sez l'unité  des  lois  françaises;  abdiquez  le  droit  commun;  ressus- 
citez les. forces  qui  divisaient  Tancienne  France.  Gela  fait,  il  ne  vous 
manquera  plus  que  les  droits  individuels  et  le  droit  national,  pour  le 
salut  desquels  vous  faites  cela  :  quand  vous  aurez  les  garanties,  les 
choses  à  garantir  vous  auront  quitté  par  cela  même ,  car  vous  ne 
songez  pas  sûrement  à  une  telle  contradiction  que  de  retenir  l'éga- 
lité devant  la  loi,  et  de  ranimer  en  même  temps  les  forces  qui 
n'existaient  qu'à  la  condition  du  privilège,  de  l'inégalité. 

Il  (aut  opter  entre  les  forces  d'autrefois  et  les  biens  d'aujourd'hui. 
A  ce  propos,  je  vous  prie  instamment  de  remarquer  que  ces  forces 
d'autrefois  étaient  médiocres,  qu'elles  ont  découvert  et  trahi  tous 
les  droits  qui  s'y  appuyaient,  ecclésiastiques,  nobiliaires  ou  parle- 
mentaires :  nulle  histoire  n'est  plus  authentique.  L'église  elle-même 
y  a  son  rôle  de  victime  :  Louis  XIV  la  viola  dans  ses  biens  quand 
il  lui  plut  de  s'attribuer  les  revenus  des  abbayes,  prieurés,  évêchés, 
qui  se  trouvaient  vacans,  et  qu'il  ne  tenait  qu'à  lui  de  laisser  vaquer; 
c'était  ce  qu'on  appelait  le  droit  de  régale.  Il  y  eut  même  à  ce  sujet 
tel  évêque  poursuivi,  exilé,  condamné  à  la  peine  capitale  par  le  par- 
lement de  Toulouse  (1).  Les  protestans  ne  purent  tenir  derrière  les 
murailles  de  La  Rochelle  et  de  Montauban,  qui  leur  appartenaient, 
ni  la  fronde  à  Bordeaux,  où  elle  s'était  réfugiée  dans  la  personne 
d'une  héroïne. 

A  propos  de  murailles,  il  y  eut  un  temps,  qui  durait  encore  au 
commencement  du  xvii"  siècle,  où  la  France  était  couverte  de  forte- 
resses féodales  et  municipales.  Noblesse  et  communes  avaient  leurs 
remparts,  leurs  garnisons,  et  se  gardaient  militairement,  ainsi  qu'il 
appartient  à  des  personnages  qui  se  piquent  de  souveraineté;  mais 
Richelieu  en  eut  bientôt  fait  des  rdnes.  Il  leur  déclara  tout  d'abord 
une  guerre  d'édits,  de  voies  de  fait,  et  même  d'opinion.  Guerre  aux 
c/iâteauxl  c'est  à  peu  près  ce  que  criait  «  la  déclaration  du  31  juillet 
1626  pour  le  rasement  des  villes,  châteaux  et  forteresses  non  situés 
sur  la  frontière.  »  Voilà  qui  est  étrange,  et  le  premier  mouvement  est 
de  n'y  rien  comprendre  ou  même  de  n'y  pas  croh'e.  Ne  serait-ce 
pas  là  une  de  ces  vaines  ordonnances,  comme  il  n'en  manque  pas 
sous  l'ancien  régime,  où  le  roi  n'était  obéi  que  quand  il  le  voulait  et 
le  témoignait  absolument,  ce  qui  ne  lui  arrivait  pas  toujours,  —  et 
qui  restaient  lettre  morte  devant  l'inertie  des  parlemens,  du  clergé, 

(i).  Voyez  les  mémoires  de  Tintendant  Foucault. 


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L'AdiniflSTRATION  EN  FRANCE   ET  EN  ANGLETERRE.  177 

des  gouverneurs  de  province  7 11  y  en  a  un  exemple  frappant  à  cette 
époque  même,  le  code  Michaud,  avec  ses  règles  démocratiques  sur 
l'avancement  militaire,  tombé  en  désuétude  dès  sa  naissance.  Ici 
pourtant  le  cas  est  tout  autre.  La  chose  dite  est  chose  faite,  et 
même  avec  acclamation  :  les  coups  suivent  la  menace  et  pleuvent 
de  toutes  mains.  Quand  Richelieu  envoya  l'intendant  Machault  dans 
le  Languedoc  exécuter  ses  édits  et  raser  les  donjons,  celui-ci  trouva 
des  auxiliaires  partout.  «Chacun  courut  à  sa  haine,  dit  un  de  nos 
historiens,  les  campagnes  aux  châteaux,  les  villes  aux  citadelles.  » 

Peu  après,  la  noblesse  vit  tomber  sous  le  coup  des  mesures  ou 
sous  la  concurrence  des  créatures  royales  ses  deux  privilèges  con- 
stitutifs, celui  de  commander  les  armées  et  celui  de  ne  pas  payer 
l'impôt.  Sa  dernière  réclamation  se  fit  entendre  aux  états-généraux 
de  lOli  :  une  plainte  amère  contre  la  création  des  offices,  parce  que 
c'était  vendre  la  puissance  publique,  laquelle  appartenait  de  droit  à 
la  noblesse,  et  parce  que  certains  offices  conféraient  l'ennoblisse- 
ment. On  n'en  vit  pas  moins,  pendant  toute  cette  époque,  un  avè- 
nement d'hommes  nouveaux,  une  ascension  du  tiers-état  qui  ne  le 
cède  guère  à  ce  que  nous  avons  vu  de  nos  jours.  La  seule  nuance  à 
noter,  c'est  que  l'ennoblissement  était  toujours  la  condition,  quel- 
quefois préalable,  plus  souvent  ultérieure  de  ce  progrès.  L'état  fai- 
sait alors  moins  de  façon  avec  les  privilèges  authentiques  et  sécu- 
laires de  la  noblesse  qu'il  n'en  fait  aujourd'hui  avec  les  privilèges 
de  telle  compagnie  de  notaires  ou  d'agens  de  change  qui  est  d'hier, 
qui  aurait  {)esoin  d'être  accrue  dans  son  personnel  pour  les  néces- 
sités du  public,  mais  à  laquelle  il  n'a  garde  de  toucher.  Quant  à  l'im- 
munité fiscale,  on  sait  que  les  vingtièmesy  vers  la  fin  du  xvii^  siècle, 
iurent  imposés  à  tous,  nobles  ou  roturiers. 

Ainsi  procédûent  les  derniers  Bourbons,  niveleurs  s'il  en  fut, 
fondateurs  de  droit  commun  et  d'égalité,  précurseurs  de  89;  il  ne 
leur  restait  plus  qu'à  tomber. 

Dans  cette  grande  destruction  de  l'ancienne  société,  où  ils  s'em- 
ployèrent avec  tant  de  zèle,  un  seul  pouvoir  nous  apparaît,  se  con- 
servant mieux  que  les  autres  :  c'est  le  parlement,  soit  par  la  néces- 
sité de  sa  fonction,  soit  que  l'on  vit  dans  la  magistrature  une  dernière 
image  de  ces  états-généraux  qui  n'étaient  plus  convoqués,  soit  plutôt 
parce  que  cette  caste,  la  dernière  en  date,  était  au  xv!!!""  siècle  en 
voie  de  formation  et  dans  sa  force  ascendante.  Ceci  mérite  en  effet 
quelque  considération.  Au  xvii®  siècle  encore,  un  fils  de  marchand 
pouvait  acheter  une  charge  au  parlement,  comme  fit  le  père  de  Fou- 
quet;  mais  cent  ans  plus  tard  le  parlement  ne  se  recrutait  que 
parmi  les  parlementaires.  Il  avait  la  sève  de  tout  ce  qui  grandit  : 
la  croyance  en  soi-même,  l'ardeur  aux  conflits,  la  fermeté  des  res^ 

!  XLT.  12 


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178,  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sentimens,  avec  cela  une  probité  pécuniaire  qu'on  n'a  jamais  con- 
testée, une  certaine  austérité  de  mœurs,  et  les  plus  beaux  restes  de 
christianisme,  celui  de  Port-Royal.  La  lutte  où  il  vivait,  contesté 
et  contredit  de  tous  côtés,  par  la  cour,  par  l'église,  par  la  noblesse, 
maintenait  le  parlement  à  cette  hauteur,  en  cette  vitalité.  Peut-être 
faut-il  dire  d'une  manière  générale  que,  parmi  nous,  ce  qui  s'élève 
vaut  mieux  que  ce  qui  est  élevé.  Paysans  et  bourgeois,  chacun  dans 
son  effort  pour  monter  à  l'échelon  supérieur,  déploient  de  rares 
qualités;  mais,  une  fois  guindés  et  classés  au  plus  haut,  cet  effort 
s'arrête,  et  rien  ne  ressemble  parmi  nous  à  ce  sentiment  de  la  chose 
publique,  à  ce  patronage  lofcal,  à  ces  œuvres  de  philanthropie  et  de 
charité  qui  distinguent  l'aristocratie  anglaise.  Si  ce  soupçon  était 
fondé,  ce  serait  la  marque  d'une  infériorité  morale,  très  visible  à  ce 
signe  d'une  ambition  qui  se- repose  dans  les  familles  dès  qu'elle  n'a 
plus  pour  objet  quelque  avancement  direct  et  personnel. 

A.  l'exception  près  du  parlement,  —  et  encore  qui  lutta  plutôt 
qu'il  ne  triompha,  pour  ses  prérogatives  plutôt  que  pour  le  bien 
public,  avec  plus  d'entêtement  que  de  lumières,  ainsi  qu'il  le  fit 
bien  voir  à  Turgot;  —  sauf  cette  exception,  dis-je,  les  anciennes 
forces  étaient  venues  à  rien  aux  approches  de  89,  ou  plutôt  depuis 
Louis  XIV  et  Richelieu.  Au  regard  du  monarque,  elles  avaient  le 
droit  pour  elles,  un  droit  fondé  sur  des  titres  qui  valaient  bien  ceux 
de  la  royauté,  et  que  néanmoins  elles  furent  impuissantes  à  dé- 
fendre. Après  un  long  déclin,  elles  s'écroulèrent  tout  à  coup,  et 
la  société  moderne  perdit  là  peu  de  chose.  Elle  a  mieux*aujourd'hui 
pour  défendre  les  bases  où  elle  ^'est  assise,  elle  a  cette  force  que 
nous  avons  vue  à  l'œuvre,  détruisant  tout  en  fait  d'abus,  créant 
tout  en  fait  de  droit  :  l'opinion. 

11  faut  songer  aux  objections,  à  celle-ci  d'abord  :  «  cette  force  est 
dangereuse;  justement  parce  qu'elle  est  sans  limites  prévues  et  sans 
armes  consacrées  par  la  loi,  elle  peut  éclater  en  violences,  en  ré- 
volutions! »  Je  conviens  que  cette  appréhension  n'est  pas  absolu- 
ment sans  cause.  Que  voulez-vous?  On  n'a  pas  encore  imaginé  de 
tribunaux  pour  les  démêlés  qui  s'élèvent  soit  entre  les  peuples,  soit 
entre  peuples  et  rois.  Ces  grandes  disputes  ont  une  dernière  raison 
qui  ne  sera  jamais  de  l'ordre  juridique.  L'humanité  n'est  pas  par- 
faite, ou  du  moins  ne  se  perfectionne  pas  d'un  coup.  II  n'est  pas 
clair  que  nous  ayons  trouvé  la  fin  de  tout  mal  politique  en  plaçant 
le  pouvoir  sur  ses  véritables  bases  et  sous  la  garde  de  l'opinion.  Il 
aura  de  la  peine  à  s'y  asseoir,  à  s'y  tenir.  Rien  ne  se  dispute  comme 
le  pouvoir,  d'où  dépend  une  infinité  de  choses  brillantes  ou  profi- 
tables. Il  y  aura  là  une  phase  d'épreuve,  un  labeur  de  transition  et 
d'installation  où  abondera  la  pierre  d'achoppement.  Notez  cepen- 


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i  ADMINISTRATION  EN  FRANOS   ET  EN  ANGLETERRE.  179 

dant  qae,  si  Topinion  a  des  voix  légales  et  sonores  comme  la  tri- 
bune, comme  la  presse,  elle  fera  moins  de  révolutions  avec  ce  bruit 
et  cet  édat  qui  la  révèlent  que  si  elle  est  réduite  à  se  laisser  en- 
trevoir et  deviner  comme  au  siècle  dernier. 

Il  ne  faut  pas  oublier  d'ailleurs,  en  nous  apitoyant  sur  nous- 
mêmes  et  sur  les  révolutions  qui  nous  visitent  aujourd'hui,  que 
rancien  régime  avait  ses  guerres  civiles.  Cela  durait  encore  au  mi- 
lieu du  xvn*  siècle,  que  dis-je?  à  la  fin  même  du  grand  siècle, 
dans  les  Gévennes,  où  Yillars  ne  fut  pas  de  trop  pour  terminer  dix- 
neuf  ans  de  guerre  civile.  On  peut  discuter  sur  la  valeur  respective 
des  deux  fléaux;  un  esprit  impartial  les  tiendrait  peut-être  pour 
équivalens,  ce  qui  est  reconnaître  la  supériorité  de  la  société  mo- 
derne, dès  que,  sur  un  fond  meilleur,  celui  du  droit  commun  et  du 
droit  national,  elle  n'offre  pas  de  pires  accidens  que  la  société  d'au- 
trefois. 

Vous  n'êtes  pas  convaincu,  vous  songez  peut-être  à  ce  qui  s'est 
passé  en  18i8,  après  trente-trois  ans  d'un  régime  qui  avait  toutes 
les  apparences  de  vie  et  d'acclimatation,  alors  que  la  période  d'é- 
preuve dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  semblait  heureusement 
franchie.  Peine  perdue,  direz-vous  :  cet  appareil  pai*lementaire  qui 
semblait  défier  et  désintéresser  les  révolutions  s'écroula  en  un  jour 
sous  les  coups  d'une  révolution. . .  La  vérité  est  qu'il  périt  par  hasard, 
et  le  hasard  ne  se  prévoit  pas,  ne  se  calcule  pas,  il  fait  irruption 
partout.  Il  ne  faut  pas  dire  pour  cela  que  ce  régime  commence  et 
continue  par  les  révolutions,  qu'il  en  est  vicié  dans  son  essence, 
harcelé  dans  sa  marche  comme  à  ses  débuts  :  il  faut  voir  seulement 
qu'il  y  a  des  choses  fortuites  dans  l'histoire.  La  chute  dont  nous 
parlons  en  est  un  insigne  exemple.  Ce  n'est  pas  que  le  gouverne- 
ment tombé  fût  sans  reproche.  11  avait  une  manière  à  lui  d'entendre 
la  politique  extérieure.  Cependant  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  prit  le 
chemin  de  l'abtme  où  il  s'est  perdu  :  il  avait  sa  grandeur,  vivant 
comme  il  faisait  avec  le  pays,  à  l'épreuve  et  au  feu  de  toutes  les 
attaques,  sans  pour  cela  le  dégrader  ni  le  violenter  d'arbitraire, 
admettant  d'ailleurs  et  portant  toujours  en  lui  de  quoi  se  redres- 
ser un  jour  à  la  voix  du  pays.  Je  ne  vais  pas  énumérer  et  détailler 
tout  le  hasard  qui  s'est  accumulé  à  cette  prodigieuse  époque  :  je 
veux  seulement  dire  que  le  hasard  a  ses  droits,  qui  sont  ceux  de  la 
liberté  humaine.  Il  peut  bien  y  avoir  du  hasard  dans  les  événemens, 
puisqu'il  y  a  de  la  &ntaisie  en  nous,  et,  remarquons-le  bien,  une 
fantaisie  qui  doit  être  efficace  jusqu'à  un  certain  point  :  il  y  va  de 
la  dignité  humaine;  l'homme  ne  serait  plus  un  être  moral ,  sujet  à 
mérite  et  démérite,  s'il  n'était  donné  qu'à  sa  sagesse  de  fructifier, 
s'il  était  puni  de  sa  dérsûson  et  de  ses  caprices  pai*  une  impuissance 


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180*  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

immédiate.  «  Il  n'y  aurait  plus  alors  de  sa  part  que  prudence  ou 
folie,  »  comme  dit  très  bien  M.  de  Maistre. 

Je  ne  nie  pas  pour  cela  la  philosophie  de  l'histoire,  un  si  beau 
thème!  ni  la  Providence,  c'est-à-dire  les  regards  et  les  décrets  d'en 
haut  sur  le  monde  moral.  Je  suppose  seulement  que  les  lois  divines 
sont  compatibles  avec  cette  autre  loi  de  la  liberté  humaine,  par  un 
procédé  qui  est  une  certaine  somme  d'effet  permise  à  nos  bévues  et 
à  nos  scélératesses.  Il  ne  faut  pas  médire  d'une  institution  parce 
qu'elle  s'est  mal  comportée  à  cette  épreuve  du  hasard,  et  surtout  il 
ne  faut  pas  y  renoncer.  La  passion  et  le  hasard  ont  leurs  jeux,  qui 
déi*angent  tout.  La  banque  la  mieux  conçue  et  la  mieux  conduite 
fera  banqueroute  un  jour  de  panique  où  tous  les  porteurs  de  ses 
billets  en  voudront  le  remboursement.  Si  toute  la  population  d'une 
ville  afHusdt.à  son  chemin  de  fer  pour  fuir  un  fléau  ou  pour  courir 
à  la  fête  voisine,  le  chemin  de  fer  n'y  suffirsdt  pas  avec  le  matériel 
le  plus  complet.  Je  le  demande  :  serait-il  spirituel  de  répudier  pour 
cela  les  banques  et  les  chemins  de  fer? 

Ici  je  veux  prévoir  une  objection  ou  plutôt  un  sarcasme,  une  ré- 
duction à  l'absurde  des  idées  qu'on  vient  de  voir  sur  la  puissance 
de  l'opinion.  Puisque  l'opinion  exerce  par  elle-même  un  tel  empire, 
puisque  la  pensée  commune  a  des  effets  si  éclatans  et  si  infaillibles 
pour  détruire  ou  pour  créer,  à  quoi  bon  l'organiser?  Pourquoi  com- 
pliquer et  embarrasser  la  vie  sociale,  la  paix  publique,  de  ressorts 
bruyans  et  explosibles?  Pourquoi  instituer  un  système  de  disputes 
officielles  là  où  suffirait,  tantôt  insinuante,  tantôt  impérieuse,  la  sève 
critique  qui  circule  dans  les  esprits?  Cette  objection  perd  de  vue  que 
l'appareil  parlementaire,  que  des  conseils  souverains  et  représenta- 
tifs de  la  nation  ne  sont  pas  seulement  la  garantie,  mais  la  forme  du 
droit  national ,  l'expression  de  l'opinion  publique.  C'est  chose  né- 
cessaire aujourd'hui  moins  peut-être  pour  défendre  ce  droit  que 
pour  manifester  cette  opinion,  —  un  organe  plutôt  qu'un  bouclier. 

Parmi  les  êtres  en  général,  il  n'est  pas  de  faculté  qui  n'ait  son 
organe.  Qui  est-ce  qui  respire  par  les  pattes?  Qui  est-ce  qui  marche 
par  la  bouche?  Cela  revient  à  dire  que  la  nature  approprie  toujours 
les  moyens  à  la  fin,  quelle  que  soit  la  sobriété  classique  de  ses  res- 
sorts. Pourquoi  en  serait-il  autrement  parmi  ces  êtres  appelés  na- 
tions, quand  elles  en  sont  venues  à  vivre  sciemment  et  à  se  gou- 
verner elles-mêmes,  quand  la  raison  qui  est  dans  chacun  sert  à  la 
chose  publique  sous  le  nom  d'opinion  publique?  Pourquoi  l'intelli- 
gence collective  qui  vient  aux  peuples  n'aurait-elle  pas  son  organe? 
La  plupart  des  constitutions,  quand  elles  reconnaissent  une  force 
quelque  part,  l'érigent  en  pouvoir.  Tel  pays  ayant  des  classes  su- 
périeures douées  de  tradition  et  d'autorité  morale  en  a  fait  un  élé- 


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l'ADUNISTRATION  en  frange   et  en  ANGLETERRE.  181 

ment  politique  qu'il  a  mis  partout,  dont  il  usé  dans  les  localités 
comme  au  timon  de  l'état.  Rien  n'est  mieux  avisé.  11  est  mauvais 
d'abandonner  des  forces  à  elles-mêmes,  sous  prétexte  qu'elles  sau- 
ront bien  trouver  leur  issue,  leur  aliment.  A  procéder  ainsi  envers 
l'opinion,  on  court  le  risque  d'une  privation  ou  d'une  explosion, 
l'une  et  l'autre  au' grand  dommage  de  la  chose  publique,  tandis 
qu'en  organisant  l'opinion,  on  a  quelque  chance  d'en  profiter  et  de 
la  discipliner.  Politique  à  part,  dans  tout  ordre  de  faits,  quand  une 
faculté  a  inventé  ou  perfectionné  un  organe,  vous  ne  pouvez  la  re- 
tenir dans  l'usage  limitatif  ou  plutôt  dans  la  sujétion  de  l'organe 
ancien  et  imparfait.  Aujourd'hui  que  la  locomotion,  la  destruction, 
l'échange  des  idées  et  des  produits,  ont  découvert  des  voies  nou- 
velles, on  ne  peut  pas  dire  au  monde  :  Vous  guerroierez  sans  pou- 
dre, vous  commercerez  sans  monnaie  de  papier,  vous  circulerez 
sans  vapeur  et  sans  électricité,  vous  penserez  sans  journaux. 

Or  de  nos  jours  la  liberté  politique  est  partout  autour  de  nous 
avec  cet  appareil  de  garanties  et  de  discussions  parlementaires  qui 
vous  parait  superflu.  Étant  donné  que  la  liberté  politique  est  un 
degré  de  vie  qui  est  venu  aux  sociétés  modernes,  un  article  de  civi- 
lisation en  quelque  sorte,  comme  les  banques,  les  armées  perma- 
nentes, les  chemins  de  fer,  les  hôpitaux,  l'organe  en  est  tout  trouvé  : 
c*est  le  régime  représentatif,  et  même  cet  organe  s'impose  absolu- 
ment à  cette  fonction,  à  ce  besoin.  La  liberté  ne  peut  avoir  d'autre 
procédé  parmi  les  hommes  qui  veulent  se  gouverner  eux-mêmes 
et  qui  ne  peuvent  tenir  sur  une  place  publique.  Il  faut  que  toute 
liberté  en  passe  par  là,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'elle  se  ressem- 
blera partout  ;  mais  partout  elle  offrira  ce  même  trait  du  mandat 
électif,  tout  comme  une  banque,  une  armée,  qu'on  trouve  d'un 
bout  à  l'autre  de  l'Europe,  pr^ntent  çà  et  là  des  conditions  de  ré- 
gime fort  diverses,  sauf  cette  condition  capitale  et  universelle  de  la 
monnaie  de  papier,  de  la  permanence  sous  le  drapeau. 

Quand  la  Ûberté  politique  a  pris  cette  forme,  quand  l'opinion  est 
organisée  de  la  sorte,  eUe  produit  un  effet  précieux,  qui  est  l'accé- 
lération du  progrès  :  elle  a  des  ailes  pour  suivre  l'essor  des  esprits, 
pour  apporter  la  récompense  aux  générations  qui  ont  eu  la  peine  et 
TelTort,  ce  qui  est  inestimable.  Autrement  l'opinion  triomphe  sans 
doQte  à  la  longue,  et  l'humanité  recueille  tôt  ou  tard  son  héritage 
de  progrès,  mais  à  cette  condition  du  temps  qui  est  terrible  pour 
les  honmies.  Or  laissez-moi  penser  non-seulement  à  l'humanité, 
mais  aux  hommes,  qui  n'ont  guère  eu  jusqu'à  présent  que  le  temps 
de  souffrir  et  de  mourir.  Dans  le  peu  de  durée  départi  à  ces  pauvres 
êtres,  tout  dépend  pour  eux  de  l'allure  du  progrès  :  vive  et  rapide, 
eDe  vaudra  à  des  générations  entières  le  triomphe  de  Lafayette  ou 
tout  au  moins  la  vision  suprême  de  Moïse. 


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182  REYDE   DES   DEUX  MONDES. 

Ainsi  nulle  combinaison  n'est  supérieure  au  hasard,  nul  régime 
n*a  l'assurance  d'y  échapper,  pas  même  celui  de  l'opinion  organisée 
et  représentée.  Encore  moins  peut-on  dire  que  ce  régime  de  l'opi- 
nion s'établira  sans  la  violence  et  l'angoisse  des  épreuves.  Cepen- 
dant il  n'est  qu'un  tel  régime  pour  faire  droit  au  genre  humain,  pour 
lui  apporter  sa  destinée  avec  les  égards  dont  il  est  digne,  et  du  train 
dont  il  a  besoin.  Mais  ici  reparaissent  les  partisans  de  la  liberté  lo- 
cale avec  des  espérances  et  des  raisons  prises  dans  l'ordre  d'idées 
même  où  nous  raisonnons. 

II. 

(c  L'opinion,  disent-ils,  c'est  le  concert  des  idées  d'un  peuple, 
c'est  le  poids  de  ce  que  nous  pensons  chacun  sur  la  chose  publique, 
accru  et  multiplié  sans  doute  à  certaines  conditions  de  contact  et 
de  groupement;  maiâ  enfin  la  base  de  l'opinion  publique,  c'est  l'idée 
individuelle  :  or  tant  vaudra  l'esprit  de  chacun,  tant  pèsera  l'opi- 
nion. Si  vous  voulez  mettre  la  force  dans  l'opinion,  mettez-la  d'a- 
bord dans  les  hommes.  Ce  principe  admis,  qui  est  évident,  peut-on 
nier  qu'un  certain  exercice  des  droits  locaux  ne  soit  une  culture 
désirsile  des  esprits,  un  moyen  d'entretenir  et  de  féconder  la  pen- 
sée politique  d'un  pays,  de  fortifier  enfin  l'opinion  en  fortifiant  l'in- 
dividu, et  justement  à  cet  endroit  du  gouvernement  de  la  nation 
par  elle-même,  qui  s'illuminera  d'une  singulière  évidence  dans  un 
pays  pratiquant  le  gouvernement  de  la  commune  par  elle-même? 
La  liberté  n'y  saurait  périr,  étant  partout.  N'est-ce  pas  là,  n'est-ce 
pas  ainsi  qu'on  créera  des  obstacles  invincibles  à  tout  attentat  sur 
la  liberté  du  pays,  à  toute  invasion  d'un  despotisme  quelconque, 
populaire  ou  monarchique?  » 

Voilà  une  objection  posée  contrairement  à  toutes  les  règles  de 
l'art.  On  prête  là  aux  idées  que  l'on  se  propose  de  combattre  la 
force  de  l'ensemble,  le  poids  de  l'accumulation,  au  lieu  d'isoler  et 
d'aborder  séparément  chacune  d'elles,  ainsi  que  l'enseignent  les 
tacticiens  de  la  chose.  Peu  m'importe  :  je  ne  fais  pas  œuvre  d'art 
ou  de  secte,  mais  une  étude  sur  un  sujet  où  quelques  esprits  émi- 
nens  croient  apercevoir  la  liberté.  Or  telle  est  la  grandeur  de  cette 
idée,  ou  même  simplement  de  ce  qui  en  fait  l'illusion,  qu'il  convient 
de  faire  beau  jeu  aux  doctrines  portant  cette  étiquette,  et  de  les  dé- 
ployer dans  toute  leur  apparence.. On  est  bien  obligé  néanmoins, 
comme  on  ne  peut  tout  dire  à  la  fois,  de  détailler,  d'analyser  cette 
objection  pour  y  répondre. 

Pour  commencer  par  la  fin,  qui  ne  vous  arrêtera  guère,  il  me 
semble  que  vous  comptez  sur  des  communes  libres  pour  fonder  dans 
le  pays  une  liberté  impérissable,  supérieure  à  tout  attentat,  d'où 


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l'administration   en  frange   et   en  ANGLETERRE.  183 

qu'il  vienne.  C'est  à  quoi  il  est  fort  naturel  de  penser;  mais  encore 
y  faut-U  pourvoir  par  un  juste  remède  et  non  par  un  expédient  mal 
avisé,  où  l'on  oublierait  et  le  mal  réel  et  le  seul  traitement  qui  s'y 
applique.  Or  je  réponds  que  ces  grands  coups  se  portent  ou  se  parent 
dans  une  capitale  et  non  ailleurs,  c'est-à-dire  là  seulement  où  se 
trouve  la  tête  des  partis  et  du  gouvernement.  Une  révolution,  un 
coup  d'état,  une  insurrection,  qui  ne  frappe  pas  là,  frappe  et  expire 
dans  le  vide;  la  province  ne  sait  qu'avorter;  c'est  ce  qui  parut  bien 
en  18&8.  J'ai  vu  certaines  villes  aller  jusqu'à  expulser  les  commis- 
saires du  gouvernement  provisoire  sans  pousser  plus  loin.  Ce  n'était 
pas  que  la  colère  leur  manquât,  une  colère  unanime;  seulement, 
après  quelques  efforts  pour  rattacher  à  elles  les  villes  et  les  cam- 
pagnes voisines,  elles  sentaient  bien  vite  leur  isolement,  leur  ina- 
nité, le  peu  qu'elles  pesaient  à  côté  de  Paris.  Mais  je  prends  mal 
mes  exemples.  Le  plus  grand  souvenir,  la  preuve  sans  réplique  à  cet 
égard,  c'est  ce  qui  se  passa  en  Algérie  à  la  même  époque,  où  se 
trouvait  une  armée  de  cent  mille  hommes  sous  un  fils  de  roi  digne 
de  cette  armée,  laquelle  néanmoins  estima  l'aventure  au-dessus  de 
ses  forces. 

Cette  soumission  absolue,  implicite,  que  rencontre  toute  chose 
accomplie  à  Paris,  n'est  que  de  nos  jours.  Autrefois  on  tenta  la  ré- 
sistance; mais  il  faut  voir  comme  on  échoua  I  en  93  par  exemple, 
où  se  passèrent  des  choses  peu  connues  dans  leur  détail  et  qui  va- 
lent la  peine  d'être  expliquées.  Il  faut  savoir  qu'à  cette  époque  les 
localités  étaient  souveraines  dans  toute  la  force  du  terme,  et  cela  en 
vertu  de  la  loi  du  14  décembre  89,  laquelle,  instituant  partout  des 
administrations  électives,  et  pour  la  commune,  et  pour  le  départe- 
ment, n'avait  mis  nulle  part  des  agens  du  pouvoir  central  pour  en 
imposer  les  lois  et  les  mesures.  Les  intendans  n'existaient  plus,  les 
préfets  n'existaient  pas  encore,  et,  pour  le  dire  en  passant,  c'est  aux 
mauvais  souvenirs  laissés  par  les  intendans  qu'il  faut  attribuer  cette 
prodigieuse  omission  de  la  grande  assemblée.  Elle  entendait  bien 
du  reste  que  l'administration  eût  le  roi  pour  chef,  et  descendît  de 
là  jusqu'à  la  dernière  localité.  Elle  s'en  est  expliquée  d'une  manière 
formelle  dans  les  instructions  annexées  à  la  loi  du  14  décembre  89  : 
seulement  elle  oublia  d'armer  le  principe  qu'elle  posait.  En  fait,  nul 
lien  n'existait  alors  pour  rattacher  et  soumettre  les  extrémités  au 
centre.  11  me  semble  que  cette  incohérence  était  une  parfaite  sou- 
veraineté répandue  dans  les  d8|)artemens.  Or,  tandis  qu'ils  étaient 
ainsi  livrés  à  eux-mêmes,  il  se  passait  au  centre  tout  ce  qui  pouvait 
les  en  aliéner,  les  en  arracher  avec  horreur  :  la  commune  de  Paris, 
le  club  des  jacobins,  avaient  subjugué  la  convention  et  régnaient 
par  la  terreur;  le  sang  coulait  à  flots,  un  sang  innocent,  car  rien  ne 


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ISA  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

prouvait  le  crime  des  condamnés  dans  cette  violation  qu'ils  souf- 
fraient des  saintes  formalités  de  la  justice.  Là-dessus  on  vit  l'insur- 
rection de  soixante -dix  départemens  :  M.  Thiers  les  a  comptés. 
Quinze  départemens  tout  au  plus  restèrent  fidèles  à  Paris,..,  qui 
n'en  triompha  pas  moins. 

Telle  était  la  situation  :  à  Paris  les  crimes  les  plus  provoquans, 
en  province  la  souveraineté  la  plus  complète,  laquelle  toutefois, 
avec  cette  faveur  inouie  des  circonstances  et  des  consciences,  ne 
put  prévaloir  sur  la  capitale.  Ne  comptez  donc  pas  sur  les  dépar- 
temens pour  retrouver  et  pour  relever  ce  que  Paris  a  perdu,  pas 
plus  la  liberté  qu'autre  chose;  à  Paris  seulement  se  font  et  se  dé- 
font les  gouvernemens,  bons  ou  mauvais.  Tel  est  l'enseignement  qui 
ressort  de  notre  passé  :  quant  à  l'histoire  d'Angleterre,  nous  l'avons 
interrogée  déjà  sur  ce  sujet,  et  nous  avons  vu  que  la  révolution  de 
16&0  ou  plutôt  que  nulle  révolution  anglaise  n'eut  jamais  rien  de 
local  dans  ses  origines  et  dans  sa  fortune. 

Ainsi  vous  ne  pouvez  présumer  que  la  liberté ,  compromise  à  Pa- 
ris, renaîtrait  dans  les  communes,  si  elles  étaient  libres;  mais  cette 
liberté  communale  n'aurait-elle  pas  d'autres  avantages  considé- 
rables? Ici  est  la  plus  vive  insistance  de  l'objection  que  nous  avons 
posée  plus  haut,  ici  on  nous  parle  des  communes,  non  plus  comme 
refuge  et  citadelles  de  la  liberté  dans  le  cas  d'un  attentat  monar- 
chicpie,  mais  comme  prêtant  un  concours  permanent  et  régulier  au 
gouvernement  du  pays  par  lui-même,  au  franc  jeu  d'institutions 
libres,  et  cela  sous  un  double  rapport. 

D'abord  des  communes  indépendantes  nommeront,  selon  toute  ap- 
parence, des  députés  indépendans,  ou  du  moins  l'élection  de  ces 
mandatsdres  ne  subira  plus  l'influence  du  gouvernement,  ce  qui  est 
un  résultat  désirable,  un  obstacle  de  moins  dans  l'expression  de  la 
pensée  publique,  un  pas  sensible  vers  la  vérité,  vers  l'idéal  électo- 
ral; il  ne  restera  plus  pour  vicier  les  élections  que  les  intérêts  privés, 
les  menées  particulières,  les  intrigues  de  coterie,  les  marchés  de 
places  et  de  voix.  Puis  des  localités  se  gouvernant  elles-mêmes 
seront  une  école  politique;  les  communes,  n'étant  plus  traitées  en 
mineures,  s'estimeront  adultes  et  viriles,  ce  qui  est  une  manière 
de  le  devenir. 

Le  moment  est  venu  de  faire  droit  à  cette  objection,  de  recher- 
cher au  moins  ce  qu'elle  a  de  fondé,  ayant  montré  tant  de  fois  ce 
qu'elle  a  d'inadmissible.  Il  y  a  ptut-être  moyen  de  déplacer  la 
discipline  des  communes,  soit  par  un  retour  aux  principes  de  la 
chose  tels  qu'il  étaient  entendus  par  la  loi  du  14  décembre  89,  tels 
qu'ils  sant  pratiqués  de  nos  jours  en  Belgique  et  en  Hollande,  c'est- 
à-dire  en  attribuant  aux  conseils-généraux  toute  cette  surveillance. 


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l'administration   en  FRANCE   ET   EN  ANGLETERRE.  185 

cette  juridiction  des  affaires  locales  qui  appartient  aujourd'hui  aux 
divers  agens  du  pouvoir  exécutif,  soit  par  une  imitation  des  lois  an- 
glaises, où  ce  règlement  est  une  besogne  parlementaire.  L'étemel 
grief  de  la  tutelle  administrative  disparaîtrait  ainsi,  et  la  dispute  re- 
lative aux  communes  serait  purgée  d'une  certaine  monotonie.  Quant 
à  diminuer  leur  dépendance^  on  le  pourrait  aussi.  Quelques  libertés 
qu'on  leur  accorderait  sur  la  gestion  de  leurs  biens,  sur  le  règlement 
de  leurs  budgets,  etc.,  n'auraient  rien  assurément  de  bien  hasardeux. 
Les  conseils  municipaux  auraient  le  droit  de  s'assembler,  de  se  taxer, 
de  régler  l'emploi  de  leiu^  revenus  ordinaires.  Mais,  si  vous  comp- 
tiez pousser  plus  loin  cette  réforme  et  mettre  dans  les  communes 
de  quoi  y  créer  soit  le  caractère,  soit  l'intelligence  politique,  vous 
compteriez  sans  les  limites  nécessaires  qui  bornent  ces  êtres,  ces 
pouvoirs.  Les  communes  ne  peuvent  ni  créer,  ni  même  appliquer 
les  règles  de  leur  gouvernement.  Il  y  aurait  là  sans  doute  un  de  ces 
exercices  où  la  trempe  des  volontés  se  prononce  et  se  fortifie;  mais 
qui  oserait  aller  jusqu'à  les  faire  souveraines  comme  le  législateur 
ou  même  simplement  indépendantes  comme  un  individu?  La  nature 
des  choses  y  résiste  énergiquement;  de  quelque  façon  que  l'on  envi- 
sage les  communes,  comme  des  pouvoirs  ou  comme  des  personnes, 
la  limite  se  dresse  de  toutes  parts  devant  elles,  et  l'obstacle  est  en- 
raciné sous  leurs  pas.  Vous  n'arriverez  par  aucun  biais,  quelque  ser- 
vice que  vous  en  attendiez,  à  les  laisser  maîtresses  de  leurs  affaires. 
Si  la  commune  est  un  pouvoir,  expliquez-moi  de  grâce  à  quel 
titre  et  par  quelle  prodigieuse  exception  ce  pouvoir  serait  unique 
et  irresponsable!  Quand  il  n'est  pas  de  pouvoir  au  monde,  même  le 
royal,  le  parlementaire,  le  judiciaire,  qui  n'ait  à  compter  avec  quel- 
que pouvoir  parallèle,  supérieur  ou  même  inférieur,  pourquoi  donc 
un  conseil  municipal  serait-il  seul  à  ignorer  tout  contrôlé,  tout 
contre-poids  ?  Le  moindre  intérêt  privé  aussi  bien  que  les  plus 
grands  intérêts  publics  ont  pour  eux  la  garantie  d'un  recours  ou 
tout  au  moins  la  pluralité  des  balances.  Et  l'on  irait  déroger  à  cet 
élément  de  toute  société,  à  ce  lieu-commun  de  civilisation,  pour 
livrer  les  intérêts  qui  peuplent,  c'est-à-dire  qui  divisent  une  loca- 
lité, au  jugement  brutal  du  nombre,  au  droit- grossier  du  plus  fort! 
unité  de  pouvoir,  droit  absolu  de  la  majorité,  c'est  ainsi  que  se- 
rvent constituées  les  communes  I  Cela  n'est  pas  soutenable.  L'im- 
molation des  minorités  ne  peut  être  la  base  d'un  organisme  ou  d'une 
éducation  politique  parmi  les  communes.  Peut-être  ne  faut-il  pas 
protéger  les  minorités  par  la  main  de  l'état;  mais  elles  ne  peuvent 
demeurer  sans  une  protection  qu'il  faut  demander,  soit  au  pouvoir 
législatif,  soit  aux  pouvoirs  locaux  supérieurs,  soit  à  une  certaine 
pluralité  de  pouvoirs  dans  la  même  localité.  Il  n'est  tel  en  effet  que 


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186  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'équilibre  ou  la  hiérarchie  des  pouvoirs  pour  mettre  dans  les  affaires 
humaines,  autant  que  le  comportent  les  limites  humaines,  cette 
souveraineté  de  la  raison  qui  est  la  seule  légitime,  conune  disent 
les  doctrinaires,  dont  cette  doctrine  est  le  plus  beau  titre.  C'est  là 
le  fond  de  tout  gouvernement,  l'organisme  vital  dont  ne  peuvent  se 
passer  les  corps  politiques.  Vous  ne  sauriez  y  déroger  pour  les  com- 
munes, parce  qu'elles  ont  des  immeubles  à  elles,  un  certain  isole- 
ment, des  besoins  et  des  charges  qui  leur  sont  propres,  lesquels 
figurent  une  individualité,  quelque  chose  d'existant  par  soi-même. 

Il  nous  reste  à  considérer  la  commune  sous  ce  point  de  vue.  C'est 
un  individu,  soit  :  ce  n'est  pas  à  dire  qu'elle  puisse  traiter  ses 
affaires  et  régler  ses  intérêts  avec  l'indépendance  qui  caractérise 
chacun  de  nous,  avec  ce3  façons  directes  et  absolues  dont  nous  gou- 
vernons nos  ventes,  nos  procès,  nos  constructions,  nos  emprunts, 
tout  ce  qui  regarde  notre  métier,  notre  industrie,  notre  foi,  nos 
droits  paternels  en  fait  d'éducation.  C'est  qu'au  fond  la  commune 
n'est  pas  un  individu,  mais  un  groupe,  un  multiple,  un  composé  de 
membres  et  de  parties  qui  ont  chacun  des  intérêts  distincts,  avec 
cette  particularité  que  chaque  intérêt  constitue  un  droit.  Ici  éclate 
la  différence  qui  sépare  l'individu  communal  de  l'individu  en  chair 
et  en  os.  Celui-ci  a  des  droits  naturels  et  inviolables  qu'il  exerce 
comme  bon  lui  semble,  sous  l'unique  réserve  du  droit  d'autruî  à 
respecter.  J'ai  dit  du  droit  et  non  de  Vintérêt}  'û  n'est  pas  défendu 
à  l'homme  de  blesser  l'intérêt  des  autres  hommes  en  exerçant  son 
droit,  en  manifestant  sa  supériorité,  ce  qui  est  le  fait  de  la  concur- 
rence industrielle,  et  plus  généralement  de  la  compétition  qui  est 
ouverte  un  peu  partout.  Il  est  très  permis ,  je  suppose ,  d'élever 
boutique  contre  boutique,  et  ce  cas,  où  le  dommage  est  sensible, 
ne  laisse  pas  que  d'être  légitime.  Or  à  cet  égard  la  commune  n'a 
rien  d'un  individu,  sa  puissance  est  inférieure  à  la  puissance  privée, 
car  en  toutes  mesures  communales  blesser  un  intérêt,  c'est  blesser 
un  droit,  le  droit  que  tire  chacun  de  son  concours  financier  et  obli- 
gatoire à  ces  mesures,  le  droit  du  contribuable. 

Une  commune  ne  peut  donc  prétendre  à  l'irresponsabilité,  parce 
que  nul  pouvoir  n'y  peut  prétendre.  11  ne  lui  est  pas  plus  permis  de 
se  comporter  en  individu  maître  absolu  de  ses  affaires,  parce  qu'elle 
n'est  pas  un  individu,  parce  qu'elle  se  compose  d'intérêts  divers, 
respectables  chacun  comme  un  droit,  n  s'ensuit  que  la  commune 
est  au  plus  bas  dans  l'échelle  des  êtres,  —  sujette  comme  chacun 
de  nous  aux  lois  civiles,  criminelles  et  fiscales  de  la  communauté, 
qu'elle  ne  peut  enfreindre  ni  déserter,  —  sujette  en  outre  à  une  dis- 
cipline toute  particulière,  qui  est  pour  empêcher  le  sacrifice,  l'op- 
pression d'aucun  intérêt  parmi  tous  ces  intérêts  qui  la  composent  et 


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l'administration   en  FRANCE   ET  EN  ANGLETERRE.  187 

qui  se  valent,  qui  constituent  autant  de  droits.  On  se  fait  une  assez 
juste  idée  des  conflits  qui  peuvent  diviser  une  commune,  quand  on 
se  représente  la  division  des  localités  elles-mêmes,  leur  incohérence 
topographique.  On  ne  compte  pas  moins  de  trente  mille  sections  de 
communes,  ce  qui  contient  le  germe  d'autant  de  disputes  sur  rem- 
placement de  Técole,  du  cimetière,  du  lavoir,  de  l'hôpital,  etc.  (1). 

De  ce  chef,  les  communes  portent  en  elles  un  litige  permanent, 
un  contentieux  organique  pour  ainsi  dire,  qui  veut  au-dessus  d'elles 
des  juges,  des  arbitres.  Autrement  vous  créez  une  anomalie  incon- 
cevable, celle  d'un  juge  et  partie,  sous  prétexte  que  la  partie  en 
question  est  une  majorité.  Vous  instituez  une  agrégation  de  per- 
sonnes, sous  le  nom  de  commune,  parmi  lesquelles  tout  différend 
se  juge  à  la  majorité,  c'est-à-dire  par  le  droit  du  plus  fort  :  un  déni 
de  justice  ou  plutôt  de  civilisation ,  car  cette  force  du  nombre  n'a 
pas  plus  de  droit  et  de  raison  que  la  force  physique  constatée  par 
le  poids  des  muscles.  Au  lieu  de  se  battre,  on  se  compte,  et  ce 
dernier  procédé,  pour  être  moins  violent,  n'est  pas  plus  raisonnable 
que  l'autre. 

Ainsi  le  degré  de  puissance  et  d'autonomie  où  se  forment  les  ca- 
ractères politiques,  où  les  volontés  s'exercent  et  s'aguerrissent,  ne 
peut  être  attribué  aux  communes.  Quant  à  l'intelligence  politique, 
jamais  elle  ne  naîtra  dans  la  gestion  des  affaires  communales.  Cette 
gestion  fera  des  hommes  plus  habiles  dans  leurs  affaires  privées, 
dans  leur  industrie,  dans  leur  métier  :  du  conseil  municipal,  ils  re- 
tomberont chez  eux  avec  un  esprit  plus  ouvert  et  plus  étendu,  pour 
s'être  appliqués  à  des  choses  plus  complexes,  plus  considérables 
que  leur  besogne  quotidienne,  pour  s'être  mêlés  peut-être  à  des 
esprits  plus  vifs  et  plus  élevés.  Cet  avantage  n'est  pas  mince;  mais 
il  est  le  seul  qu'on  puisse  attendre  d'un  maniement  d'affaires  com- 
munales. Qui  peut  plus  peut  moins,  cela  se  conçoit  parfaitement; 
mais  ne  croyez  pas  qu'on  s'achemine  par  cette  voie  bornée ,  par  ce 
manège  monotone  des  choses  locales,  à  comprendre  soit  des  quesr- 
tions  de  politique  étrangère  ou  religieuse,  soit  même  simplement 
des  questions  de  libre  échange,  de  banque,  de  chemins  de  fer, 
d'associations  commerciales,  encore  moins  à  en  faire  le  texte  et  la 
condition  d'un  mandat  électoral.  Ce  qu'on  acquiert  dans  l'habitude 
des  petites  choses,  c'est  l'incapacité  des  grandes,  un  point  que  nous 
avons  déjà  touché  ailleurs. 

(I)  Voyez  le  Traité  des  Sections  de  Communes,  deuxième  édition,  par  M.  Aucoc, 
■Mitre  des  requêtes. 


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188  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 


III. 

Ailleurs  ou  ici,  sommes-nous  sûr  d'avoir  tout  dit  sur  un  sujet  qui 
recule  et  se  dilate  à  mesure  qu'on  y  avance?  Avons-nous  reconnu 
comme  il  faut,  soit  la  part  d'indépendance  qui  pourrait  être  faite 
aux  communes,  soit  le  bien  qui  naîtrait  de  cette  indépendance? 

Quant  au  premier  point,  nous  avons  revendiqué  pour  les  conseils 
municipaux  le  droit  de  s'assembler,  de  se  taxer,  d'employer  leurs 
revenus  ordinaires,  et  d'exécuter  tous  travaux  de  construction  ou 
de  route  comme  bon  leur  semble,  sauf  le  recours  de  tout  intérêt 
lésé  aux  conseils-généraux.  Il  serait  difGcile  d'aller  pluç  loin. 

Quant  au  second  point,  on  va  peut-être  me  reprocher  de  mettre 
en  oubli  la  valeur  que  prendront  les  conseils-généraux  pourvus  de 
cette  attribution,  faisant  à  l'égard  des  communes  l'office  dont  s'ac- 
quitte aujourd'hui  le  pouvoir  exécutif.  Je  conviens  qu'il  naîtra  ainsi, 
dans  un  pouvoir  local  au  moins,  quelque  expérience,  quelque  notion 
d'affaires.  Gela  est  précieux,  mais  cela  n'est  pas  politique,  vu  que 
les  conseils-généraux  feraient  là  œuvre  d'arbitres,  œuvre  judiciaire, 
et  rien  de  plus.  Qu'y  a-t-il  de  politique  à  prononcer  entre  des  inté- 
rêts qui  se  disputent  le  tracé  d'un  chemin  ou  qui  se  renvoient  l'in- 
commode voisinage  d'un  abattoir? 

La  politique  I  voilà  ce  qui  ne  se  trouve  à  aucun  degré  des  gou- 
vernemens  locaux.  Us  n'en  dégageront  jamais  parce  qu'ils  n'en  con- 
tiennent pas.  S'il  y  a  une  antithèse  au  monde,  c'est  celle  de  local 
et  de  politique.  Tout  comme  il  n'y  a  pas  de  logique  pour  tirer  lé- 
gitimement le  général  du  particulier,  de  même  il  n'y  a  ni  lois  ni 
combinaisons  qui  puissent  extraire  d'une  localité  ce  qui  en  est  absent 
et  même  exclu,  c'est-à-dire  la  politique,  une  science  ou  un  sentiment 
dont  l'objet  est  la  patrie  tout  entière. 

n  y  a  peut-être  moyen  de  savoir  au  juste  ce  que  c'est  que  la  po- 
litique, et  l'on  verrait  bien  alors  si  elle  peut  tenir  dans  les  localités. 
Cherchons  un  peu  en  quoi  elle  consiste,  à  quels  signes  elle  se  re- 
connaît. 

Est-ce  à  l'étendue  et  à  la  complexité  des  intérêts,  alors  qu'ils 
embrassent  les  nombres,  l'espace,  la  tradition,  l'avenir?  Mais  évi- 
demment le  point  de  vue  d'un  clocher  ne  porte  pas  si  loin.  Est-ce 
à  la  hauteur  des  principes  engagés  dans*  une  question?  Ceci  est 
im  cas  tout  différent  :  la  dimension  d'une  affaire  ne  préjuge  rien 
sur  celle  des  principes  qui  peuvent  la  résoudre ,  la  plus  humble 
question  de  procédure  dépend  quelquefois  des  axiomes  les  plus 
élevés;  mais  une  commune  n'a  rien  à  démêler  dans  sa  conduite  avec 
des  principes  de  cette  nature,  qu'elle  trouve  tout  tracés,  tout  déter- 


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l'administration  en  FRANCE    ET  EN  ANGLETERRE.  189 

minés,  au-dessus  d'elle  par  les  mœurs  et  par  les  institutions  du  pays. 
L'assiette  de  l'impôt,  la  création  de  ressources  extraordinaires,  tel 
article  de  son  budget  relatif  à  l'église,  à  l'école,  à  la  route,  l'aliéna- 
tion ou  le  partage  de  ses  immeubles,  la  forme  de  ses  adjudications, 
les  matières  d'octroi  ou  de  police  locale,  tout  cela  est  et  doit  être 
strictement  déterminé  par  les  lois  générales  ou  par  la  loi  organique 
des  communes.  Ces  lois  expriment,  comme  il  leur  appartient,  un 
état  de  civilisation  définitif  à  respecter,  à  maintenir  partout,  dont 
nul  ne  peut  répudier  le  bénéfice.  Une  localité  ne  peut  ni  déroger  à 
rimpôt  proportionnel,  ni  établir  un  impôt  proportionnel  dont  l'em- 
ploi profiterait  seulement  à  certaines  classes,  ni  laisser  tomber  l'é- 
glise, l'école,  la  route,  ni  avec  ses  rëglemens  d'octroi  mettre  un 
impôt  sur  les  grains,  ni  avec  ses  règlemens  de  police  établir  une 
corporation,  ni  traiter  de  gré  à  gré  poiir  ses  travaux...  Tout  cela 
sersdt  considérable  à  débattre  et  à  faire;  mais  tout  cela  lui  est  étran- 
ger, supérieur,  hermétiquement  fermé,  ou  sujet  du  moins  à  des 
révisions  et  à  des  contrôles. 

Ainsi  des  maximes  transcendantes  ont  déterminé  la  constitution 
de  la  commune,  mais  n'entrent  pas  dans  sa  conduite.  Pas  plus  qu'elle 
ne  les  a  décrétées,  elle  ne  les  applique  :  ce  qui  est  fort  heureux, 
car  si  elle  avait  le  pouvoir  de  les  appliquer,  elle  prendrait  celui  de 
les  violer,  de  les  frauder,  et  nous  aurions,  au  lieu  de  la  France, 
trente-sept  mille  gouvememens  entre  le  Rhin  et  les  Pyrénées. 

De  ce  côté  encore,  nulle  politique  parmi  les  localités.  Il  n'y  en  a 
pas  davantage,  si  la  politique  se  reconnaît  à  la  pluralité  des  pou- 
voirs qui  traitent  une  affaire,  qui  composent  un  gouvernement,  c'est- 
à-dire  à  un  certain  art  de  conciliation  des  personnes,  de  savoir- 
vivre  entre  les  classes,  de  ménagemens  et  de  compromis  pour  tous 

les  intérêts Autant  de  choses  dont  on  ne  se  doute  pas  dans  une 

commune,  gouvernée  par  un  seul  pouvoir,  par  une  assemblée  de 
mandataires  sans  royauté  au-dessus  d'elle,  sans  opinion,  sans  aris- 
tocrade  constituées  à  côté  d'elle.  Ces  mandataires,  n'ayant  à  comp- 
ter avec  personne,  auront  tout  l'égoïsme  de  la  majorité  qu'ils  repré- 
sentent, toute  l'étroitesse  des  intérêts  qui  composent  cet  égoîsme. 
Le  vice  de  leur  pouvou*,  qui  devient  celui  de  leur  caractère,  est  de 
ne  statuer  sur  rien  où  ils  n'aient  un  intérêt  actuel  et  personnel  : 
par  où  ils  sont  inférieurs  et  deviennent  inhabiles  à  la  pensée  poli- 
tique, qui  est  apparemment  une  aptitude  aux  vues  d'ensemble  et 
d'avenir.  Ainsi,  loin  que  cet  exercice  des  affaires  locales  soit  une 
préparation  à  comprendre  et  à  représenter  la  communauté  tout  en- 
tière, il  crée  à  cet  égard  une  impuissance,  je  dirais  presque  une 
indignité.  . 

Cn  homme  d'esprit,  nullement  publiciste,  entend  par  politique 


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190  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  manière  d'agir  qui  rCest  ni  la  force  ni  T argent.  —  Soit,  cette 
définition  de  Stendhal  en  vaut  bien  une  autre.  Est  chose  politique  & 
ce  titre  le  traité  de  Westphalie  par  exemple,  c'est-à-dire  une  né- 
gociation de  cinq  ans  pour  terminer  les  fortunes  de  guerre  les  plus 
longues  et  les  plus  diverses,  ou  bien  encore  la  réforme  des  lois  cé« 
réaies  en  Angleterre,  laborieusement  conquise  sans  que  personne 
ait  été  corrompu  ni  violenté.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  illitslratiansy 
vous  n'y  ajouterez  pas,  bien  sûr,  le  cas  des  communes  où  le  nombre 
est  souverain,  où  l'on  se  compte,  puis  où  l'on  s'opprime  en  toute  lé- 
galité, en  toute  conscience.  Remarquez  en  efiet  qu'à  procéder  ainsi, 
une  commune  croit  faire  œuvre  pie  et  sensée  :  elle  n'imagine  pas 
d'autre  légitimité  que  celle  du  nombre,  et  prend  pour  le  droit  ce 
qui  est  de  la  force  toute  pure,  de  telle  façon  que  ce  gouvernement 
ne  formera  pas  môme  un  roué,  un  de  ces  personnages  selon  le  cœur 
de  Machiavel,  qui  ont  visiblement  un  bout  de  rôle  dans  les  affaires 
de  l'humanité. 

Il  y  a  quelque  oubli  de  la  logique  la  plus  élémentaire  à  supposer 
que  la  science  des  intérêts  publics  s'acquiert  dans  la  pratique  avouée 
d'intérêts  bornés  et  tout  personnels.  Pesez  bien  les  termes  de  cette 
hypothèse,  ôtez-en  quelques  circonstances  superficielles,  et  vous 
avez  pour  résidu  une  conclusion  prohibée,  s'il  en  fut,  depuis  que  le 
monde  raisonne,  celle  qui  procède  du  particulier  au  général.  Cet 
aspect,  ce  trait  de  généralité,  est  en  effet  ce  qui  constitue  la  poli- 
tique considérée  dans  les  esprits  ou  dans  les  choses. 

11  ne  faut  pas  pour  cela  traiter  de  sophistes  les  grands  et  géné- 
reux esprits  qui  opinent  si  fortement  pour  la  liberté  des  communes, 
parce  qu'ils  y  voient  le  ïiom  d'une  chose  qui  a  tous  leurs  regrets  et 
leurs  respects.  J'ai  l'honneur  de  partager  ce  sentiment;  mais  à  quoi 
bon  l'égarer?  Vous  obtiendrez  quelque  jour  cette  liberté  des  com- 
munes :  nous  y  marchons,  nous  avons  fait  quelques  pas  dans  cette 
voie,  sous  un  gouvernement  qui  lâche  volontiers  l'ombre  du  pou- 
voir; une  fois  là,  vous  serez  libres,  comme  vous  l'êtes  depuis  le  libre 
'échange.  N'allez  pas,  dans  vos  déceptions,  vous  décevoir  encore  et 
vous-mêmes.  C'est  de  liberté  politique  qu'il  s'agit  :  or  il  n'y  a  pas 
de  politique  parmi  ces  communes  qui  ne  sont  pas  souveraines,  pas 
de  liberté  dans  ce  gouvernement  absolu  des  majorités. 

Vous  soupçonnez  quelque  chose  de  politique  parmi  les  communes, 
voyant  là  des  conseils  qui  se  réunissent,  qui  délibèrent,  qui  ouvrent 
des  scrutins,  qui  procèdent  à  des  votes  et  à  des  choix,  tout  comme 
on  fait  dans  les  conseils  du  pays;  maiis  que  tout  cet  appareil  de  re- 
présentation, de  scrutin,  de  mise  aux  voix,  ne  vous  fasse  pas  illu- 
sion :  tout  cela  est  le  signe  d*un  mandat,  et  rien  de  plus.  Or  ce  qui 
peut  arriver  de  pis  à  une  affaire,  c'est  d'être  conduite  par  voie  de 


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l'administration   en  frange   et   en   ANGLETERRE.  191 

mandat,  c'est-à-dire  en  dehors  des  aiguillons.de  Fintérét  personnel 
aussi  bien  que  des  lumières  de  la  raison  théorique  et  désintéressée. 
Dans  un  certain  ordre  de  transactions,  cela  s'appelle  commandite, 
et  on  a  vu  de  nos  jours  les  meilleures,  les  plus  saines  affaiies,  tantôt 
ruinées  pour  s'être  mises  à  ce  régime,  tantôt  compromises  dans  leurs 
fruits  et  perverties  affreusement  dans  leur  personnel.  Il  a  fallu  que 
la  loi  vint  discipliner  et  moraliser  la  commandite;  il  a  fallu  surtout 
que  le  public  préférât  la  société  anonyme,  où  la  loi  stipule  toutes 
choses  pour  le  public  actionnaire  ou  consommateur. 

Le  mandataire  est  volontiers  négligent  d'une  chose  qui  n'est  pas 
la  âenne  propre.  C'est  là  son  moindre  vice.  Il  a  devant  lui  deux 
tentations  :  l'une  de  tourner  à  son  profit  les  pouvoirs  dont  il  est 
nanti  pour  le  bien  de  l'association,  l'autre  de  tourner  contre  le  pu- 
blic la  force  de  l'association  dont  il  est  le  gérant,  et  d'en  faire  un 
engin  de  monopole,  d'exaction,  de  rançonnement.  La  première  est 
de  beaucoup  la  plus  séduisante  et  la  plus  écoutée.  Aussi  la  France, 
où  est  née  la  commandite,  fut-elle  longtemps  sans  s'y  adonner,  et 
même  très  longtemps,  puisque  la  chose  date  de  Golbert. 

Ce  qui  distingue  l'esprit  et  la  fortune  de  ce  pays,  c'est  de  répu- 
gner à  cette  fausse  allure  des  choses,  et  de  préférer  à  tout,  soit  la 
propriété,  l'exploitation  foncière,  qui  est  le  type  le  plus  parfait  de 
rafTaire  privée,  soit  la  fonction  publique,  où  peut  se  glisser  quelque 
élévation  de  vues  et  de  sentimens.  Sur  ce  dernier  point,  je  ne  veux 
rien  outrer  :  chacun  sait  les  motifs  cupides  ou  vaniteux  qui  poussent 
chacun  de  nous  à  convoiter  l'importance  oiGcielle.  Cependant  la 
puissance  publique  a  quelque  chose  en  soi  à  la  rigueur  pour  élever 
l'âme  de  ses  dépositaires,  tandis  qu'on  n'aperçoit  guère  dans  une 
ai&ire  coUective  l'exaltation  possible  du  gérant.  Comme  le  fonction- 
nûre  invoque  sans  cesse  les  plus  hauts  prétextes,  les  alléguant  par- 
tout, soit  aux  inférieurs,  soit  au  public,  quelque  chose  de  loin  en 
loin  pourrait  bien  en  rester,  en  passer  dans  sa  conduite.  On  peut 
acoMnplir  avec  une  certaine  conscience  ce  qu'on  a  désiré  par  de 
purs  calculs.  On  prend,  on  porte  l'épée  par  les  motifs  les  plus  divers; 
mais  U  n'y  a  qu'une  manière  de  la  tirer  :  le  métier  des  armes  n'en 
empêche  pas  l'héroïsme.  Cet  exemple  est  pris  un  peu  haut  :  il  ne 
ilBuidrait  pas  en  abuser;  mais  peut-être  en  est-il  de  la  puissance  pu- 
blique comme  d'une  religion  dont  l'effet  n'est  pas  infaillible  ni  con- 
tinu, laquelle  toutefois  attend  son  homme  à  certaines  heures  lucides 
et  périodiques  pour  le  secouer,  pour  l'apostropher  parmi  les  vils  in- 
térêts qui  usurpent  et  courbent  sa  pensée. 

Vous  allez  peut-être  supposer  que  je  révoque  en  doute  les  mé- 
rites de  l'association,  ou  que  je  perds  de  vue  les  œuvres  prodigieuses 
dont  elle  s'est  montrée  capable  en  Angleterre...  Cela  demande  quel- 


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192  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que  explication.  Otons  d'abord  de  cette  histoire  d'outre-Manche  les 
ligues  et  les  associations  qui  sont  à  fins  politiques  et  non  lucratives. 
Il  y  a  là  un  esprit  qui  sauve  tout.  Quant  aux  sociétés  d'industrie 
et  de  commerce,  il  faut  se  rappeler  que  jusqu'à  ces  derniers  temps 
elles  comptaient  parmi  nos  voisins  autant  de  gérans  que  d'associés  : 
elles  ignoraient  le  mandat,  qui  est  le  fond  de  nos  commandites,  elles 
emportaient  la  responsabilité  indéfinie  de  chaque  associé.  Naturelle- 
ment chaque  associé  portait  tous  ses  soins  et  toute  sa  vigilance  où 
il  engageait  toute  sa  fortune,  et  les  vices  du  mandat  ne  pouvaient 
naître  dans  une  association  entendue  de  la  sorte. 

Où  les  Anglais  ont  durement  éprouvé  ce  que  valent  des  afifaires 
conduites  par  voie  de  mandat,  c'est  dans  leurs  chemins  de  fer.  Rien 
ne  les  étonne  aujourd'hui,  tout  compte  fait,  comme  les  7  milliards 
qu'ils  ont  dépensés  là  avec  tant  d'inintelligence  et  de  profusion,  avec 
un  tel  oubli  des  fins  publiques  et  privées  de  la  chose,  avec  de  tels 
bénéfices  pour  les  intermédiaires  de  toute  sorte,  gérans,  entrepre- 
neurs, gens  de  loi,  ingénieurs,  propriétaires,  pour  tout  le  monde 
enfin,  excepté  pour  les  actionnaires. 

Il  y  a  quelques  années  déjà,  un  de  leurs  publicistes  les  plus  écou- 
tés racontait  tout  au  long  ce  prodigieux,  ce  mémorable  mécompte  (1). 
a  C'est  à  n'y  pas  croire!  s'écriait-il.  Qui  l'eût  jamais  prévu?  Nous 
avions  pourtant  mis  là  ces  procédés  qui  gouvernent  avec  tant  de 
succès  la  chose  publique  :  élections,  votes,  assemblées  générales, 
compte -rendu,  contrôle...  Rien  ne  ressemble  plus  aux  mandans, 
aux  représentans  et  aux  gouvemans  qui  habitent  la  sphère  poli- 
tique. A  qui  se  fier  désormais?  »  11  parait,  au  dire  des  mieux  enten- 
dus, que  les  Anglais  auraient  pu  épargner  là  soixante-dix  millions 
sterling,  près  de  deux  milliards. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  pour  si  peu.  Que  voulez-vous?  Le  man- 
dat est  vicieux  en  soi,  d'un  vice  incorrigible  partout  ailleurs  que 
dans  la  sphère  politique.  Là  seulement  il  a  quelque  chance  de  s'a- 
méliorer :  l'étendue  et  la  gravité  des  intérêts  qui  touchent  tout  le 
monde  à  quelque  endroit  sensible,  la  passion  et  la  vigilance  uni- 
verselle suspendues  sur  le  mandataire,  ont  pour  effet  de  le  mettre  à 
la  raison.  Bon  gré,  mal  gré,  il  fera  quelque  chose  de  ce  qu'il  a  pro- 
mis, de  ce  qu'il  a  déclamé.  Dans  un  pays  surtout  comme  l'Angle- 
terre, où  la  tradition  est  de  se  gouverner  soi-même,  où  abondent 
les  personnes  et  mêmes  les  classes  consulaires,  le  mandat  politique, 
couru  et  scruté  comme  il  l'est,  devient  une  vérité,  une  conscience 
qui  s'impose  :  tout  le  redresse  et  le  maintient  dans  un  certain  rap- 

(i)  Voyez  la  Revue  d^Édinibourg  d'octobre  1854,  à  Particle  intitulé  Railvoay  moralt 
and  railway  policy. 


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l'administration  en   frange    et  en   ANGLETERRE.  lOS 

port  avec  ses  fins  avouées,  avec  son  étiquette.  Que  si  le  mandat  ne 
monte  pas  à  cette  hauteur  où  l'attendent  les  saines  influences,  il 
tombe  au  plus  bas  de  sa  nature  et  de  ses  misères,  surtout  chez  le 
peuple  dont  nous  parlons,  commercial,  hasardeux,  spéculateur,  ac- 
tionnaire comme  on  ne  Test  pas,  où  tel  placement  est  un  coup  de  dé, 
qui  prêta  des  millions,  il  y  a  quarante  ans,  aux  caciques  du  Poyais 
et  de  rOrénoque,  dont  le  propre  est  de  jouer  sans  tenir  les  cartes. 
Comparez  donc  l'intérêt  passionné  du  citoyen  anglais  dans  la  chose 
publique  au  degré  d'intérêt  que  l'actionnaire  anglais  peut  apporter 
dans  une  société  de  chemin  de  fer  !  cette  chose  brûlante  et  capitale 
à  cette  chose  accessoire  !  Vous  aurez  beau  mettre  dans  celle-ci  les 
formes  politiques,  vous  n'y  mettrez  jamais  l'âme  politique,  la  seule 
qui  transfigure  un  mandataire. 

Ainsi  le  mandat  ne  s'élève  qu'avec  son  objet,  et  encore  faut-il  que 
ce  soit  le  plus  grand  des  objets,  pas  moins  que  la  chose  publique. 
Rien  ne  prouve  qu'il  s'acquitte  à  son  honneur  d'une  gestion  locale  : 
le  passé  ne  nous  dit  rien  qui  vaille  à  cet  égard.  Nous  avons  aujour- 
d'hui les  mémoires  de  tel  intendant  qui  s'employa  sous  Golbert  à  la 
liquidation  des  dettes  des  communautés,  et  l'on  y  voit  d'étranges 
précautions  pour  mener  à  bien  cette  grande  affaire,  qui  ne  dura  pas 
moins  de  vingt  ans.  11  fallut  interdire  aux  échevins,  capitouls,  con- 
suls ou  jurats  de  toucher  au  prix  des  immeubles  que  les  communes 
vendraient  pour  se  libérer,  étant  d'expérience  que  si  ces  deniers  pas- 
saient par  les  mains  municipales,  ils  n'en  sortiraient  pas.  Une  autre 
inadvertance  familière  à  ces  échevins  était  de  s'approprier  ce  que 
l'état  remboursait  aux  communes  pour  logemens  militaires.  Après 
cela,  c'est  à  peine  si  l'on  peut  parler  de  leurs  voyages  d'agrément 
dans  la  capitale,  aux  frais  de  leur  commune,  sous  prétexte  de  solli- 
citer  ses  affaires  (1). 

Quand  telles  sont  parmi  nous  les  traditions  du  pouvoir  municipal, 
il  ne  faut  pas  s'étonner  qu'on  l'ait  reconstitué  en  toute  occasion, 
môme  en  89,  même  en  1830,  même  en  1848,  sur  la  base  d'une  pré- 
caution et  d'une  méfiance  incurable.  Estimez  et  admirez,  si  bon  vous 
semble,  les  hommes,  les  femmes,  les  départemens,  les  clochers.  La 
confiance  est  un  sentiment  doux  au  cœur;  mais  il  n'en  faut  pas 
moins  agir  comme  si  l'on  se  méfiait  :  cette  règle  est  sans  exception. 
La  loi  surtout  n'est  que  méfiance,  et  la  loi  politique  plus  qu'au- 
cune autre,  présumant  toujours  l'abus,  la  violation  de  ce  dépôt  mis 
entre  les  mains  des  gouvernans  sous  le  nom  de  fortune  et  de  puis- 
sance publique,  plaçant  partout  le  contrôle  au-dessus  de  la  fonction 
publique,  la  garantie  à  côté  du  droit  privé.  Pourquoi  donc  le  légis- 

(1)  Voyez  les  mémoires  de  rintendant  Foucault,  avec  introduction  de  M.  Baadry. 

TmiB  XLV.  13 


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•iOU  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lateur,  en  ce  qui  touche  les  gouvernemens  communaux,  dérogerait- 
il  à  ces  principes?' C'est  une  question  que  Ton  s'est  adressée  noaintes 
fois  à  certaines  époques  qui  remettaient  tout  en  question  :  la  ré- 
ponse n*a  jamais  varié. 

Il  n'y  a  pas  de  révolutions,  pas  de  progrès  de  Tordre  ou  de  la 
liberté,  qui  n'aient  laissé  les  communes  depuis  quatre-vingts  ans 
dans  la  dépendance  où  nous  les  voyons,  et  cela  toute  réflexion  faite, 
soit  qu'il  s'agît  d'organiser  ou  de  réorganiser  les  communes  (ce 
dont  il  y  a  eu  quatre  occasions  depuis  89),  soit  qu'il  s'agit  de  quel- 
que attribution  nouvelle  à  leur  conférer  en  fait  de  chemins,  d'école, 
de  cadastre,  de  garde  nationale,  etc.  Aujourd'hui  il  n'en  est  plus  de 
même  :  il  n'y  a  qu'une  voix,  du  moins  parmi  les  voix  que  j'écoute, 
pour  instituer  en  France  la  liberté  locale  comme  garantie  ou  comme 
apprentissage  de  la  liberté  publique.  Cette  aspiration  est  opportune 
et  généreuse  ;  mais  c'est  demander  aux  communes  l'enseignement 
d'une  chose  dont  elles  ne  savent  pas  le  premier  mot,  d'une  chose 
qu'elles  ne  sauraient  qu'au  prix  de  la  France  dispersée  et  défaite. 

Voici  en  effet  le  dilemme  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue. 

Ou  les  communes  auront  le  droit  de  s'imposer,  d'emprunter,  de 
plaider,  d'aliéner  comme  bon  leur  semble,  affranchies  de  toute  dé- 
pense obligatoire,  maîtresses  de  leurs  travaux,  de  leur  police,  de 
leurs  octrois,  —  auquel  cas  leur  gestion  sera,  j'en  conviens,  une 
image  du  gouvernement,  une  dilatation  des  esprits  et  des  virilités, 
—  mais  avec  l'inconvénient  de  créer  en  France  trente-six-mille 
petites  républiques  pétries  d'omissions  et  d'injustices  envers  les 
minoiîtés,  envers  le  progrès,  envers  la  raison  et  la  force  nationale. 

Ou  bien  les  communes  auront  les  droits  tempérés  dont  nous  avons 
esquissé  le  détail  avec  un  juste  ménagement  de  ces  grands  inté- 
rêts, mais  sans  exercice  des  volontés  et  des  discernemens,  sans  ap- 
prentissage et  sans  fécondité  politique. 

11  faut  opter  entre  ces  deux  alternatives.  Y  a-t-il  une  troisième 
combinaison  où  se  rencontre  une  indépendance  des  communes  ca- 
pable de  les  tremper  politiquement,  sans  endommager  les  grandes 
fins  de  toute  politique?  Je  ne  l'aperçois  pas,  et  je  demande  qu'on  me 
la  signale. 

IV. 

En  résumé,  on  accuse  la  révolution  d'avoir  dépouillé  la  société  de 
ses  institutions  et  de  ses  magistratures,  d'avoir /concentré  tous  les 
droits  et  tous  les  pouvoirs  entre  les  mains  de  l'état,  avec  cette  con- 
clusion implicite  que  l'ancienne  société  était  sous  quelques  rapports 
supérieure  à  la  moderne.  Notre  réponse,  c'est  que  la  révolution  a 


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l'administration   en   FRANCE    ET   EN  ANGLETERRE.  195 

créé  plus  de  droits  qu'elle  n'en  a  détruit,  c'est  qu'elle  a  créé  tout  le 
droit  possible  et  concevable  en  constituant  sur  la  ruine  des  castes 
l'individu  et  la  nation.  Oui  sans  doute,  on  a  parlé,  on  a  promis  en  89 
plus  qu'on  n'a  agi,  plus  qu'on  n'a  tenu,  et  tout  l'effort  des  temps 
qui  ont  suivi  n'a  pu  monter  à  la  hauteur  de  cet  évangile.  Cepen- 
dant, si  certaines  choses  ont  été  simplement  déclarées,  promises,  ou 
du  moins  n'ont  pas  encore  tous  les  organes  d'une  vie  imperturbable, 
d'autres  ont  été  possédées  aussitôt  qu'énoncées;  les  castes  sont  bien 
mortes;  conquis  est  le  droit  commun,  ce  qui  est  précieux,  car  cela 
ne  veut  pas  dh*e  simplement  l'unité  de  la  loi,  mais  l'équité  de  la  loi 
en  fait  d'impôts,  de  peines,  de  garanties  judiciaires,  de  successions, 
de  libre  concurrence,  de  libre  admission  aux  emplois  publics.  Pre- 
nez bien  garde  que  ceci  est  déjà  «ne  force  de  plus  dans  le  monde 
moderne,  une  force  à  conséquences  politiques.  Ce  qui  se  crée  par 
là  de  richesse  et  d'indépendance,  de  lumière  et  de  volonté,  est  un 
titre  et  pour  ainsi  dire  une  candidature  impérieuse  de  la  nation  à 
se  gouverner  elle-même.  Quand  une  pyramide  a  de  telles  bases, 
elle  peut  bien  être  le  tombeau  des  dynasties,  mais  non  leur  chose, 
leur  propriété.  On  a  difficilement  raison  d'hommes  reconnus  qui 
veulent  être  des  citoyens;  on  empêcherait  plutôt  des  esclaves  d'ar- 
river à  la  qualité  d'hommes. 

Mais  pourquoi  donc  cette  insuffisance,  cette  défaillance  des  faits 
comparés  au  droit  tel  qu'il  a  été  reconnu  et  arboré?  La  raison  en 
est  simple,  c'est  que  ce  droit  était  immense,  un  type  suprême  et 
transcendant  :  liberté ^  égalité ^  fraternité!  Concevez  donc  quelque 
chose  par-delà  ces  dogmes!  Ce  qui  borne  l'imagination  doit  rencon- 
trer de  furieux  obstacles  dans  la  pratique.  C'est  pourquoi,  nantis  de 
l'égalité,  nous  sommes  en  échec,  en  travail  devant  la  liberté.  Quant 
au  troisième  article  de  ce  programme  sans  pareil,  c'est  le  socialisme, 
pour  l'appeler  par  son  nom,  dont  les  sectes  parlent  beaucoup  et  dont 
les  gouvememens,  sans  en  rien  dire,  sans  le  savoir  peut-être,  font 
œuvre  incessante...  Tout  cela  est  ténébreux,  hésitant,  mal  étreint, 
parce  qu'encore  une  fois  tout  cela  est  immense.  Jamais  peuple  n'em- 
brassa de  tels  espoirs  et  ne  les  détermina  en  même  temps  d'un  trait 
si  vigoureux.  Rien  ne  peutse  comparer  à  un  tel  programme,  si  ce 
n'est  peut-être  ce  plan  d'études  que  Goethe  a  tracé  de  la  main  d'un 
étudiant  allemand ,  Dieu,  Vhamme^  la  nature^  et  qu'il  admire  avec 
Méphistophélès  pour  sa  précision  et  son  étendue  ! 

Ainsi  soyons  justes  envers  nous-mêmes  :  ce  n'est  pas  notre  effort 
qui  est  en  défaut,  c'est  notre  but,  notre  aspiration  qui  est  peut-être 
en  excès.  On  ne  peut  pas  dire  qu'il  y  ait  de  temps  perdu,  quand  le 
christianisme  lui-même  a  proclamé,  il  y  a  dix-huit  cents  ans,  la 
fraternité  humaine  avec  les  fruits  que  vous  voyez.  C'est  déjà  une 


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196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

insigne  grandeur  dans  une  société  de  s'attaquer  à  pareUle  œuvre. 
Certaines  questions,  encore  qu'elles  demeurent  pendantes  et  irré- 
solues, témoignent  plus  en  fa.veur  d'un  peuple  que  certaines  solu- 
tions. Tout  dépend  des  sujets. 

Tout  comme  il  est  glorieux  pour  l'esprit  humain  de  philosopher, 
sans  conclusion  possible,  sur  l'origine  et  la  fin  des  êtres,  de  même 
c'est  l'honneur  d'une  nation  de  marcher  vers  l'idéal  du  droit,  qui 
est  une  des  faces  voilées  de  l'infini.  La  certitude,  la  sécurité,  n'ap- 
partiennent qu'aux  questions  et  aux  biens  secondaires.  Si  c'est  là 
ce  qui  vous  touche,  il  faut  mettre  un  traité  de  procédure  ou  d'arith- 
métique au-dessus  des  Méditations  de  Descartes,  au-dessus  des 
Élévations  sur  les  Mysti^res  de  Bossuet,  ou  bien  encore  il  faut  pré- 
férer le  jury,  qui  est  une  partie  secondaire  et  acquise  de  la  souve- 
raineté nationale,  à  cette  souveraineté  tout  entière  exprimée  par  le 
droit  de  la  nation  et  de  ses  représentans. 

D'une  grande  visée,  d'une  grande  poursuite,  il  reste  toujours 
quelque  chose,  un  aperçu,  un  premier  pas,  et  surtout  un  engage- 
ment pris  par  les  consciences,  pris  à  la  face  du  monde,  d'aller  tôt 
ou  tard  jusqu'au  bout.  On  peut  préférer  cette  aventure,  avec  ses 
délais  et  ses  chances,  à  telle  possession  moindre,  mais  actuelle. 
Gomme  c'est  là,  bien  sûr,  le  sentiment  français,  et  que  le  sort  en  est 
jeté,  il  serait  bieil  inutile  de  s'appesantir  sur  cette  apologie.  En 
attendant,  quelques  biens  nous  sont  acquis.  Dans  notre  appétit  de 
l'idéal,  nous  avons  mis  la  main  sur  certaines  réalités  précieuses  et 
touché  à  certaines  autres  dont  la  trace  est  restée  dans  nos  âmes  et 
dans  nos  mœurs. 

Certes  on  ne  peut  pas  dire  que  les  ambitions  de  89  aient  passé 
tout  entières  dans  nos  lois,  et  ces  lois  imparfaites  ne  sont  pas  elles- 
mêmes  à  Tabri  de  toute  éclipse.  Cependant  l'homme  a  été  retrouvé, 
restauré  dans  ses  droits,  tandis  qu'il  ne  valait  auparavant  que  par 
la  caste  et  dans  la  caste.  En  même  temps,  si  le  droit  politique  n*a  pas 
pris  racine  parmi  nous  d'une  manière  aussi  profonde  que  cette  col- 
lection de  droits  individuels  appelés  le  droit  commun,  s'il  n'a  pas 
fourni  une  carrière  aussi  sûre  et  aussi  continue,  cependant  il  n'a  pas 
été  la  lettre  morte  des  constitutions.  Il  a  vécu,  d'une  manière  convul- 
sive,  il  est  vrai,  mais  enfin  il  a  vécu  depuis  89  jusqu'au  18  brumaire. 
Il  en  reparut  de  grandes  lueurs  sous  la  restauration  :  à  ce  moment, 
le  citoyen  et  la  nation  reprirent  leur  droit,  s'élevèrent  à  vue  d'œil,  et 
l'on  ne  voit  pas  que  la  tutelle  administrative  ait  été  cette  fatalité, 
cette  malédiction  inexorable  alléguée  par  M.  Royer-Collard.  Sous  ce 
régime  furent  élues  et  la  chambre  qui  fit  les  lois  de  1819,  où  la 
presse  relevait  du  jury,  et  celle  qui  renversa  le  ministère  Villèle,  et 
celle  qui  prévalut  contre  une  dynastie.  Rien  ne  montre  à  cette  époque 


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l'administration   en  FRANCE   ET   EN   ANGLETERRE.  197 

dans  les  communes  et  dans  leurs  choix  politiques  un  tel  désir  de 
plaire  au  tuteur  qui  octroie  les  garnisons,  les  lycées,  les  routes,  les 
ponts.  Ce  que  pensait,  ce  que  voulait  le  pays,  il  trouva  moyen  de  le 
dire  et  de  le  faire,  on  le  sait  de  reste,  et  le  régime  des  communes 
n'y  fut  pas  un  obstacle.  Il  faut  croire  que  cette  sujétion  n'est  pas  si 
lourde  à  porter  ou  si  facile  à  exploiter  qu'on  la  représente. 

Ce  qui  vous  inquiète  pour  le  droit  national,  c'est  la  dépendance 
où  vous  voyez  les  communes,  et  d'une  manière  plus  générale  c'est 
la  centralisation,  où  l'état  vous  apparaît  avec  une  étendue  et  une 
plénitude  de  pouvoirs  à  tout  pénétrer,  à  tout  écraser...  Votre  souci 
est  mal  placé  :  j'incline  à  croire  que  le  mal  n'est  pas  où  vous  le 
voyez,  tandis  qu'il  pourrait  bien  être  où  vous  ne  le  voyez  pas  :  deux 
choses  qu'on  voudrait  expliquer  clairement. 

Et  d'abord  qu'est-ce  donc  que  la  centralisation  pour  en  conce- 
voir un  tel  ombrage  ?  C'est  le  gouvernement  accommodé  selon  ce 
goût  français  d'unité  qui  paraît  en  toutes  choses,  religion,  philoso- 
phie, théâtre,  etc.  Est-ce  un  goût  dépravé,  parce  qu'il  crée  la  tu- 
telle administrative?  Non,  puisqu'il  crée  en  même  temps  l'unité  du 
droit  national,  l'unité  des  droits  privés,  l'unité  de  l'opinion  publi- 
que, et  cela  est  on  ne  peut  plus  significatif.  Cela  veut  dire  règne  de 
la  nation,  unique  souveraine,  —  déploiement  des  individus  par 
l'exercice  des  droits  reconnus  à  chacun,  —  armement  de  l'opinion, 
exaltée  et  concentrée  dans  une  capitale. 

Qu'importent  après  cela  l'unité  du  pouvoir,  qui  est  simplement  le 
pouvoir  exécutif,  et  la  force  qu'il  tire  de  cette  conformation?  Rien 
n'est  compromis  par  là,  si  ce  pouvoir  rencontre  au-dessus  de  lui  et 
à  côté  de  lui,  pour  le  maîtriser  dès  son  origine  et  pour  le  surveiller 
à  chaque  pas,  cette  même  circoristance,  cette  même  puissance  d'u- 
nité. Vous  me  montrez  avec  ennui  cette  tutelle  des  localités  qu'exerce 
le  pouvoir  central  en  vertu  de  son  unité  constitutive  :  il  vous  semble 
qu'au  jour  de  Télection  politique  elles  en  seront^  toutes  subjuguées; 
mais  ne  voyez-vous  pas  cette  puissance  parallèle  de  l'opinion  dans 
une  capitale,  le  poids  des  impulsions  qui  en  descendent  parmi  les 
électeurs  assemblés,  le  rayonnement  des  propagandes  qui  partent 
de  si  haut?  Vous  déplorez  la  chute  de  ces  grands  corps,  de  ces 
grandes  existences  qui  bornaient  la  royauté  d'autrefois...  Et  moi, 
je  vous  montre  sur  ces  ruines,  au  lieu  de  quelques  privilégiés,  le 
Français  et  la  France  restaurés  chacun  dans  sa  souveraineté  respec- 
tive, et  s' appuyant  pour  vivre  aiqsi  (aux  accidens  près)  sur  la  force 
qui  les  a  créés. 

Non,  le  mal  français  n'est  pas  l'unité  du  pouvoir;  cette  unité 
croissante  n'est  pas  moins  que  la  civilisation  même  et  le  plus  grand 
trait  de  la  raison  politique  qui  se  développe  parmi  les  société» 


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198  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

adultes.  Aucune  nation,  à  aucun  âge,  n'est  dépourvue  des  instincts 
d'ordre,  de  liberté,  de  sécurité  :  dès  ses  premiers  pas,  elle  en  crée 
ce  qu'elle  peut  et  comme  elle  peut,  soit  dans  la  personne  du  père, 
soit  dans  Tenceinte  des  castes  et  des  localités;  mais  elle  rejette  en- 
suite, c'est  par  là  qu'elle  est  grande,  elle  rejette  ou  réforme  ces 
ébauches,  ces  campemens,  dont  je  n'excepte  pas  la  famille,  qu'il  a 
fallu  refaire,  encore  bien  moins  les  communes,  où  avorte  la  nation, 
où  l'individu  lui-même,  gouverné  de  trop  près,  n'a  pas  tout  son 
développement.  Ainsi  s'élève  une  société,  faisant  ses  lois  avec  de& 
idées,  dès  qu'elle  a  des  idées,  détruisant  au  nom  du  droit  et  de  la 
nation  qu'elle  a  conçus  dans  toute  leur  ampleur  les  brins  de  pouvoir 
et  de  garanties  dont  elle  s'était  contentée  jusque-là.  Telle  est  au 
surplus  la  voie  naturelle  du  progrès.  Par  une  destinée  toute  pareille, 
les  patois  et  les  dialectes  locaux  font  place  à  une  langue  nationale. 
Et  ceci  est  plus  qu'un  exemple  :  on  voit  là  toute  la  puissance  de 
fusion  qui  appartient  aux  similitudes  morales  parmi  les  hommes. 
Quand  il  existe  quelque  part  des  rapports  d'esprit  et  de  goût  capa- 
bles de  créer  l'unité  de  langage,  on  peut  bien  attendre  du  même 
fond  l'unité  de  lois  et  de  pouvoir  politique.  Or  comment  traiterez- 
vous  ici  de  dépravation  ce  que  vous  tenez  là  pour  un  progrès  évi- 
dent? Maintenant,  si  l'unité  politique,  au  lieu  d'être  œuvre  de  rai- 
son ,  est  œuvre  d'instinct  tout  comme  l'unité  de  langage,  elle  n'en 
est  que  plus  grande;  si  elle  se  fait  en  nous  et  sans  nous,  c'est  qu'elle 
n'est  pas  humaine. 

Ainsi  l'unité  du  pouvoir,  dont  vous  vous  plaignez,  n'est  pas  le  mal 
dont  nous  souffrons;  ce  mal  est  ailleurs.  H  consiste  dans  l'intensité 
du  pouvoh-,  —  et  cette  intensité  a  tort  non  à  l'égard  des  localités, 
mais  à  l'égard  des  individus,  —  et  à  l'égard  de  ceux-ci,  non  dans 
leurs  relations  civiles,  mais  dans  leurs  relations  avec  la  puissance 
publique.  Ici  notre  tradition  est  mauvaise ,  ou  plutôt  la  race  elle- 
même  est  en  faute,  et  nous  apercevons  dans  toute  sa  laideur  le  re- 
vers de  l'esprit  français.  Jusqu'à  présent,  nous  n'avions  vu  que  les 
côtés  lumineux  de  la  race,  —  ce  qu'elle  a  de  philosophique,  par 
où  elle  comprend  la  justice  comme  la  base  des  rapports  humains 
et  la  loi  comme  l'organe  de  la  justice,  professant  ainsi  l'empire  de 
la  règle  et  de  l'ordre  plutôt  que  le  développement  des  individus, 
—  ce  qu'elle  a  de  sociable,  par  où  elle  multiplie  ces  rapports  qui 
sont  la  matière  du  juste  et  l'occasion  des  lois.  Mais  voici  comment 
se  déprave  un  esprit  ainsi  doué  :  flans  son  besoin  de  justice  et  de 
sanctions  réglementaires,  il  prend  l'alarme,  il  s'abaisse  quelquefois 
à  considérer  le  pouvoir  exécutif  comme  l'unique  gardien  de  l'ordre, 
et  on  le  voit  alors,  cédant  tous  ses  droits,  prodiguer  au  pouvoir  lea 
lois  d'exception,  l'état  de  siège,  les  dictatures,  la  suspension  de  tous 


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l'administration   £N  FRANCE   ET  EN  ANGLETERRE.  100 

<lroits  individuels.  Comme  si  le  pouvoir  exécutif,  avec  Tarbitraire 
dont  on  le  revêt,  n'était  pas  aussi  cs^able  de  troubler  quelque  jour 
la  société  que  l'émeute,  avec  son  bruit  et  ses  licences!  €omme  si 
un  pays  libre  n'avait  pas  dans  ses  lois  ordinaires  une  arme  suffi- 
sante contre  le  désordre  des  rues,  un  pays  surtout  qui  a  passé  par 
le  premier  empire  et  qui  en  a  gardé  les  codes,  où  respire  la  plus 
haute,  la  plus  abondante  police! 

Un  peuple  ainsi  gardé  pourrait  s'en  tenir  là;  mais  que  penser  de 
la  force  et  de  l'habileté  des  gouvernans  alors  qu'ils  crient  misère 
dans  ce  luxe  oriental  ?  Le  premier  venuy  disait  M.  de  Cavour,  gaw- 
verneraii  avec  l'état  de  siège.  Robert  Peel  aima  mieux  émanciper 
l'Irlande  catholique  que  de  la  retenir  par  ce  moyen  sous  la  loi  des 
anciennes  incapacités.  Je  demande  la  permission  de  rappeler  et 
même  d'étaler  cet  épisode  d'histou'e  contemporaine,  avec  les  mœurs 
étranges  qu'on  y  verra.  C'est  à  n'y  pas  croire;  mais  aussi  bien  c'est 
d*un  peuple  libre,  libre  çt  ordonné  tout  à  la  foisy  et  qui  ne  l'est 
peut-être  que  par  là.  Voici  le  fait  : 

Vers  1828,  les  catholiques  faisaient  rage  en  Irlande  avec  leur  as- 
sociation obéie  comme  un  gouvernement,  et  surtout  avec  le  nombre, 
Tarmement  et  la  terreur  des  meetings  dont  ils  couvraient  le  pays. 
Les  réprimer  était  le  droit  du  gouvernement  :  à  cet  égard,  les  lé- 
gistes de  la  couronne,  dûment  consultés,  faisaient  une  réponse  una- 
nime et  affirmative.  Seulement  la  répression  n'aurait  pas  lieu  sans 
coup  férir;  il  y  aurait  bataille  et  mort  d'hommes.  «  Or,  ajoutaient 
ces  estimables  légistes,  les  individus  ayant  souffert  quelque  dom- 
mage, ou  leurs  amis  en  cas  de  mort,  auiont  le  droite  qu'on  ne  peut 
leur  contester,  d'attaquer  le  gouvernement  devant  une  cour  de  jus- 
tice pour  savoir  si  le  rassemblement  ét^dt,  oui  ou  non,  dans  le  cas 
particulier,  une  réunion  illégale.  Et  conmie  la  question  pourrait 
être  soumise  à  des  jurys  d'Irlande,  ainsi  que  cela  est  arrivé  en  An- 
gleterre dans  l'affaire  de  Manchester  et  d'autres  cas  analogues,  nous 
croyons  bien  faire  en  appelant  l'attention  du  gouvernement  sur  ce 
point  spécial,  et  sur  la  marche  qu'un  procès  surgissant  dans  un  cas 
semblable  pourrait  suivre  en  Irlande  (1).  »  L'avis  parut  bon  et  le 
gouvernement  britannique  émancipa  l'Irlande,  un  gouvernement, 
notez  bien  ceci,  qui  était  un  cabinet  anglican  et  tory,  c'est-à-dire 
fiût  contre  l'Irlande.  Cela  est  grand.  Voyez  un  peu  tout  ce  que  bra- 
vaient ces  hommes  d'état  :  l'église,  la  couronne,  leur  caste,  leurs 
électeurs...  Quel  fonds  de  mépris!  Quel  don  et  quel  droit  de  gou- 
veraer! 

(1)  Voyez  les  mémoires  de  sir  Robert  Peel,  tome  l^^  page  240,  dan»  Texcellente 
tradaction  qui  porte  le  nonf  d*un  publiciste  éminent  de  la  Belgique,  M.  Emile  de  Ia- 


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200  BEYUE   DES   DEUX   MONDES. 

Elle  n'est  pas  claire  de  tout  point  cette  consultation  que  l'on  citait 
tout  à  rheure  :  il  est  vrai  qu'elle  n'était  pas  faite  pour  nous;  mais 
enfin  vous  y  voyez  nettement  ce  fait  capital,  ce  prodige  dont  le 
continent  n'a  pas  la  moindre  idée  :  un  gouvernement  qui  répond 
de  ses  actes  et  qui  en  répond  devant  des  juges,  —  même  quand  il 
s'agit  d'actes  qui  intéressent  la  paix  publique,  —  même  devant  les 
juges  ordinaires,  devant  le  jury,  devant  le  pays  enfin  exerçant  la 
souveraineté  des  jugemens! 

11  est  bien  entendu  aujourd'hui  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Europe 
que  les  gouvernemens  sont  responsables,  et  cette  responsabilité  a 
lieu  en  effet..  Seulement,  quand  elle  n'est  pas  organisée  par  les  lois 
avec  détermination  expresse  des  personnes  et  des  cas  où  elle  s'ap- 
plique, elle  est  nulle  ou  violente,  et  voici  ce  qui  arrive  :  les  gou- 
vernemens demeurent  longtemps  impunis,  quinze  ou  vingt  ans, 
malgré  maint  écart;  puis  ils  sont  punis  un  beau  jour  et  une  bonne 
fois,  on  les  brise  comme  verre,  on  les  culbute,  on  les  proscrit  :  c'est 
le  cas  des  révolutions,  qu'il  ne  faut  pas  détailler  avec  trop  de  com- 
plaisance, vu  leur  injustice,  qui  est  de  mettre  à  mal  tout  le  monde, 
les  innocens  comme  les  coupables,  et  parce  que  le  plaisir  qu'on  y 
prend  est  sujet  à  de  fortes  expiations.  Un  pays  civilisé  pourrait 
adopter  d'autres  façons. 

Les  Anglais  nous  donnent  à  ce  propos  un  grand  exemple,  mais 
qui  n'est  peut-être  pas  pour  plaire  à  tout  le  monde,  ni  même  pour 
être  compris  de  tout  le  monde.  Aussi  veux-je  l'analyser  et  le  pro- 
poser dans  tous  ses  détails  à  notre  étonnement,  à  notre  scandale. 
Oui,  sachons-le  bien,  il  y  a  un  pays  où  les  chefs  militaires  ayant 
fait  acte  de  répression  peuvent  être  traduits  en  justice  comme  ho- 
micides, —  où  ils  appellent  en  garantie  à  côté  d'eux  le. gouverne- 
ment dont  ils  ont  reçu  les  ordres,  —  où  celui-ci  vient  expliquer  au 
juge  qu'il  a  entendu  exécuter  les  lois,  —  où  le  juge  peut  décider 
que  la  loi  n'a  pas  été  exécutée,  mais  violée,  qu'un  crime  a  été 
commis  sous  couleur  de  répression  légale,  un  crime  dont  le  gouver- 
nement ou  ses  agens  doivent  porter  la  peine.  Il  ne  faut  pas  vous 
voiler  la  face  :  une  société  peut  vivre  avec  ces  mœurs,  et  même 
prospérer  de  la  manière  la  plus  enviable.  Vous  savez  bien  que  le 
pays  où  se  passent  ces  choses  énormes  n'en  est  pas  moins  très  or- 
donné, très  policé,  très  réputé  pour  tous  les  articles  de  civilisation; 
mais  ce  qu'on  y  voit  le  plus,  c'est  le  sentiment  de  la  légalité,  c'est 
l'ordre  existant  par  lui-même  en  quelque  sorte  et  debout  dans  les 
consciences.  Je  ne  puis  me  défendre  de  soupçonner  dans  ces  mœurs 
l'action  du  gouvernement  et  de  ses  exemples.  Qui  sait?  Le  droit 
ainsi  observé  au  faite  de  l'état  est  peut-être^  ce  qui  donne  le  ton  à 
cette  société  où  l'on  ne  voit  ni  révolutions,  ni  assassinats  politiques, 


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L  ADMINISTRATION  EN  FRANCE  ET  EN  ANGLETERRE.  '    201 

et  ceci  est  à  considérer  pour  tout  le  monde.  —  Tel  gouvernement, 
tel  peuple! 

Les  peuples  et  les  gouvememens  ont  sans  doute  une  action  ré- 
ciproque par  où  ils  se  déterminent  les  uns  les  autres,  et  ne  peuvent 
diiTérer  sensiblement;  mais  la  plus  grande  somme  d'action  est  avec 
les  gouvernemens,  parce  qu'ils  ont  pour  eux  la  force  et  le  prestige, 
Tautorité  de  toute  sorte.  Or  cette  influence  officielle  est  la  corrup- 
tion même,  et  la  plus  profonde  qui  puisse  pénétrer  un  peuple, 
quand  les  gouvememens,  ces  organes  du  droit,  qui  manient  au  nom 
du  droit  la  troupe,  les  juges,  Téchafaud,  abusent  de  tout  cela  pour 
leur  bien  propre,  érigé  en  salut  public  et  en  loi  suprême.  Un  peuple 
mis  à  ce  régime  aura  peut-être  encore  la  vertu  de  se  révolter;  c'est 
tout  ce  qu'on  peut  en  attendre  :  il  n'aura  pas  celle  de  modérer  sa 
révolte.  Et  la  faute  en  est  aux  gouvernemens  :  ils  ont  les  aventures 
qu'ils  méritent  et  des  rebelles  à  leur  image.  C'est  pourquoi  telles 
révolutions  ont  eu  lieu  de  nos  joui-s,  aussi  différentes  de'  l'an  de 
terreur  93  que  le  gouvernement  de  juillet  et  même  que  le  gouver- 
nement de  la  restauration  différaient  de  l'ancien  régime. 

Le  droit  fait  le  droit,  tout  comme  il  y  a  les  entraînemens  de  l'a- 
bîme; mais  cette  leçon  vient  surtout  des  gouvernemens,  instituteurs 
des  peuples,  qui  doivent  enseigner  la  justice  en  la  pratiquant  aussi 
bien  qu'en  l'imposant.  Parmi  nous,  ils  sont  les  premiers  coupables, 
avec  leurs  exemples  et  leurs  déclamations,  du  travers  national  qui 
est  de  demander  Tordre  à  tout  prix  et  d'abdiquer  les  droits  du  pays 
à  tout  propos,  à  la  moindre  alarme,  entre  les  mains  du  pouvoir 
exécutif.  Ceci,  je  le  répète,  est  la  dépravation  que  comporte  l'es- 
prit français.  Maintenant  croyez-vous  que  l'on  y  remédierait  en  dis- 
persant le  p')uvoir,  en  brisant  son  unité,  c'est-à-dire  en  abolissant 
la  centralisation?  Est-ce  que  le  même  préjugé  ne  ferait  pas  le  même 
abus  de  chaque  fragment  de  souveraineté?  La  centralisation  du 
pouvoir  n'a  rien  de  commun  avec  ses  excès ,  et  la  dissémination  du 
pouvoir  dans  les  localités  ne  serait  nullement  une  garantie  de  sa 
modération.  En  France,  le  pouvoir  n'a  pas  besoin  d'être  central  pour 
se  permettre  ou  pour  qu'on  lui  permette  une  infinité  d'usurpations. 
La  preuve  en  est  dans  tous  ces  ari'ôtés  de  police  municipale,  dans 
tous  ces  règlemens  d'octroi  municipal  qui  essaient  si  volontiers  la 
tyrannie  et  l'exaction.  Le  gouvernement  et  les  tribunaux  ont  fort  à 
ùiire  pour  réprimer  ces  entreprises  malfaisantes,  pour  les  annuler 
ou  les  traiter  comme  nulles.  Parmi  des  gens  où  telle  est  la  notion  et 
la  tendance  du  pouvoir,  vous  le  couperiez  en  mille  morceaux  qu'A 
reparaîtrait  sur  tous  les  points  avec  les  mêmes  instincts,  rencontrant 
chez  les  gouvernés  le  même  concours  d'obéissance.  C'est  de  ce  côté 
que  nos  mœurs  et  nos  lois  sont  à  déraciner,  à  transfigurer. 


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202  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

Onze  gouvernemens,  tout  compte  fait,  se  sont  succédé  en  France 
depuis  soixante-quinze  ans,  chacun  apportant  sa  pierre  à  cet  écha- 
faudage qui  encombre  nos  libertés,  chacun  créant  sa  mesure  de 
défense  et  de  vengeance,  née  d'un  accident  ou  d'un  besoin  particu* 
lier,  aucun  n'abolissant  l'œuvre  mauvaise  de  ses  devanciers,  à  telles 
enseignes  que  je  me  demande  si  la  loi  des  suspects  a  été  expressé- 
ment abrogée,  ou  bien  encore  certaine  loi  sur  les  prisons  d'état  qui 
date  de  1809.  —  Peu  importe,  direz-vous;  nous  n'en  sommes  plus 
là. —  Soit,  c'était  une  hyperbole;  mais  nous  avons  encore  dans  toute 
leur  vigueur  et  cette  loi  de  Tan  vin  qui  fait  le  fonctionnaire  invio- 
lable ou  du  moins  irresponsable,  et  la  loi  sur  la  détention  des  armes 
de  guerre,  et  la  loi  dite  de  sûreté  publique^  et  tant  d'autres  lois  qui 
se  dressent  devant  nous  dès  qu'il  s'agit  de  se  réunir,  de  discuter, 
de  colporter,  de  correspondre,  d'impriper,  d'enseigner  et  même  de 
prier...  Nous  regorgeons,  nous  crevons  de  réglemens  dès  qu'il  s'agit 
de  choses  qui  touchent  ou  seulement  qui  effleurent  les  intérêts  du 
pouvoir. 

Voilà  les  scandales,  les  énormités!  Je  sais  bien  que  les  gouveme- 
mens  revendiquent  plus  de  droits  qu'ils  n'en  exercent;  ainsi  les 
lois  de  septembre  ont  été  à  peine  appliquées.  Quoi  qu'il  en  soit, 
c'est  trop  qu'ils  aient  entre  les  mains  un  fonds  de  dictature  légale, 
et  qu'en  un  jour  de  colère  ils  puissent  aller  prendre  dans  une  loi 
oubliée  de  quoi  sévir  à  tort  et  à  travers. 

Si  la  France  pouvait  être  ridicule,  elle  le  serait  par  là,  mais  seu- 
lement par  là.  Qu'importe  ensuite  que  le  pouvoir  central,  quand 
vient  à  lui  quelque  affaire  de  commune  pour  un  besoin  d'emprunt 
ou  d'impôt,  y  regarde  autre  chose  que  l'emprunt  ou  l'impôt, 
qu'ayant  près  de  lui  pour  ses  propres  trayaux  des  corps  savans ,  il 
consulte  ces  corps  sur  la  route  ou  la  construction  projetée  par  la 
commune?  Le  mal  n'est  pas  grand,  ou  du  moins  il  n'est  pas  peut-être 
sans  compensation.  Qu'importe  encore  que  Tétat  intervienne  pour 
réglementer  les  rapports  infinis  et  nouveaux  qui  s'élèvent  chaque 
jour  entre  les  citoyens,  à  propos  d'industrie  surtout,  entre  maîtres 
et  ouvriers,  entre  gérans  et  associés,  entre  public  et  transporteurs? 
Ici  l'état  ne  fait  autre  chose  que  son  office  élémentaire  d'arbitre  et 
de  justicier;  mais  il  empoisonne  tout  quand  il  détourne  à  son  profit, 
quand  il  emploie  et  pervertit  à  se  couvrir  d'inviolabilité,  lui  et  ses 
agens,  les  pouvoirs  qu'il  tient  de  la  société  pour  elle-même  et  pour 
des  œuvres  de  providence  publique. 

Parmi  les  anciens  partis,  il  n'en  est  aucun  qui  n'ait  été  gouver- 
nement à  son  tour,  et  l'on  peut  regretter  que  nul  n'ait  usé  de  son 
passage  aux  affaires  pour  réformer  ces  excès  de  pouvoir,  ces  lois 
malfaisantes  qui  infestent  notre  passé.  L'occasion  perdue  reviendra- 


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l'administration  BN  frange   et  en   ANGLETERRE*  203 

t-elle  à  ces  personnages?  les  trouvera- t-elle  plus  prévoyans,  plus 
soucieux  de  la  liberté  quand  ils  n'en  auront  plus  besoin  ?  Je  le  crois 
de  tout  mon  cœur.  A  tout  hasard,  j'ose  leur  suggérer  que,  le  cas 
échéant»  leur  premier  devoir  sera  de  mettre  en  pièces  le  Bulletin 
des  LoiSy  d'en  exterminer  au  moins  certaines  pages,  et  non  pas  de 
faire  une  loi  nouvelle  sur  les  communes. 

L'étrange  idée  que  de  rêver  communes  sur  un  sujet  tel  que  le 
gouvernement  de  la  France  par  elle-même  !  Je  me  demande  si  Ton 
a  bien  pesé  tout  ce  qu'il  y  a  sous  ce  peu  de  mots.  Voici  le  problème 
dans  la  complication  et  pour  ainsi  dire  dans  la  contradiction  de  ses 
termes  :  il  ne  s'agit  pas  de  moins  que  d'impulsions  et  de  disci- 
plines pour  trente-six  millions  d'hommes,  inégaux,  divers  et  même 
furieusement  hostiles  les  uns  aux  autres.  Ce  n'est  pas  tout.  Cette  im- 
pulsion et  cette  discipline,  il  s'agit  de  les  puiser  dans  ces  hommes 
eux-mêmes  et  non  plus,  comme  autrefois,  dans  quelque  pouvoir 
extérieur  à  la  société  :  race  conquérante,  dynastie,  église.  Fut-il  ja- 
mais pareille  énigme?  C'est  pourtant  là  que  nous  attend  la  civilisa- 
tion !  A  ces  replis  où  s'enveloppe  la  chose,  ajoutez  certaines  épines 
toutes  françaises  :  —  un  pays  où  nobles  et  prêtres ,  ces  guides  na- 
turels des  peuples,  sont  frappés  de  défaveur;  —  une  nation  monar- 
chique, dit-on,  mais  où  telles  dynasties  contestent  le  droit  national, 
tandis  qu'elles  sont  contestées  elles-mêmes  par  la  nation;  —  un 
peuple  couronné  de  droits  qui  lui  laissent  toute  sa  misère;  —  à  cha- 
que pas,  des  intérêts  délicats  et  sensitifs,  tout  rnatériels  qu'ils  sont, 
dont  la  vile  utopie  est  le  pouvoir  absolu...  Une  nation  voisine  n'a 
pas  pris  moins  de  deux  cents  ans  pour  résoudre  ce  problème,  en  met- 
tant de  côté  pour  cela  roi  et  peuple  (  faites-moi  la  grâce  de  remarquer 
ces  deux  éliminations,  je  n'en  rabats  rien),  en  y  employant  ses 
hautes  classes  constamment  recrutées  et  fortifiées,  instruites  par 
une  expérience  patrimoniale,  des  classes  d'état  en  quelque  soi:te, 
nées  et  élevées  pour  gouverner  comme  pour  vivre.  Espérons  que 
cette  manière  d'être  libre  n'est  pas  la  seule,  puisqu'elle  n'est  pas  à 
notre  usage;  mais  ne  croyons  pas  non  plus  ouvrir  une  école  de  gou- 
vernement, une  gymnastique  de  liberté,  en  faisant  décider  sur  place 
les  questions  de  chemins  et  d'écoles  :  rien  ne  peut  tenir  lieu  d'un 
cheval  pour  apprendre  l'équitation. 

Dupont-White. 


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L'HOMME   PRIMITIF 

riPBiS  LES  TIITIDI  Dl  II.  LTELL  ET  IDXLBT. 


I.  Thê  Geologieai  Evidences  ofjhe  Antiquity  of  Man,  by  sir  Charles  Lyell,  Londres  1888. 
II.  EvUenee  as  to  MarCs  Place  in  naiwre,  bj  Thooias  Henry  Huxley,  Londres  1868. 


Depuis  que  Thomme  a  ouvert  les  yeux  sur  le  monde,  il  se  de- 
mande avec  anxiété  quelle  est  son  origine  et  quelle  doit  être  sa  fin. 
Il  a  fouillé  jusqu'aux  plus  lointaines  distances  et  jusqu'aux  plus  mi- 
ftutieux  détails  la  nature  au  sein  de  laquelle  il  est  jeté,  il  en  a  dé- 
couvert les  plus  my.stérieux  ressorts,  les  plus  magnifiques  lois;  mais 
il  ne  sait  encore  quel  est  son  rôle  dans  ce  drame,  dont  seul  pourtant 
il  semble  appelé  à  deviner  le  sens.  Il  se  connaît  et  connaît  l'univers, 
mais  le  spectateur  et  le  spectacle  demeurent  en  face  l'un  d'e  l'autre 
comme  les  deux  termes  d'une  insoluble  antinomie.  D'où  partons- 
nous?  Où  allons-nous?  Quel  degré  occupons-nous  dans  cette  échelle 
d'existences  innombrables  que  le  temps  élève  et  abaisse  sans  cesse? 
L'homme  est-il  le  dernier  terme  d'une  longue  série,  ou  reste-t-il 
seul,  sans  points  de  comparaison,  ignorant  si  sa  petitesse  est  gran- 
deur ou  sa  grandeur  petitesse? 

Les  réponses  n'ont  jamais  manqué  à  ces  questions,  que  l'esprit  se 
pose  aussitôt  qu'il  est  traversé  par  les  premières  lueurs  de  la  raison; 
mais  que  ces  rép3ns3s  sont  confuses  et  contradictoires  !  Frappés  du 
caractère  tragique  de  la  vie  humaine,  elTrayés  de  la  responsabilité 
qui  pèse  sur  nos  consciences,  la  plupart  des  penseurs  ont  en  quel- 
que sorte  mis  l'homme  aux  pieds  mômes  de  Dieu;  ils  l'ont  proclamé 
roi  de  la  création,  mais  en  traçant  entre  ses  sujets  et  lui,  comme 


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l'homme  primitif.  205 

dans  certaines  cours  d'Orient,  des  barrières  infranchissables.  Ils 
Font  porté  sur  les  hauteurs  de  la  pensée,  et  lui  ont  appris  à  dédai- 
gner tout  ce  qui  n'était  pas  lui-même.  L'analyse  scientifique  a  de 
tout  temps  réagi  contre  ces  nobles  entratnemens  de  la  philosophie  : 
il  s'est  toujours  trouvé  des  hommes  qui,  bornant  leur  horizon  et 
leurs  espérances,  ont  étudié  notre  espèce  dans  ce  qu'elle  a  d'hum- 
ble, de  matériel,  de  tangible.  Les  observateurs  ont  patiemment  dé- 
moli la  base  fragile  de  tant  de  grands  édifices  qui  montaient  jus- 
qu'aux cieux.  Ils  ont  étudié  l'homme  ailleurs  que  dans  son  âme  : 
ils  ont  scruté  ses  besoms  physiques,  ses  fonctions,  sa  chair,  ses 
maladies;  ils  ont  découvert  ainsi  des  similitudes,  des  affinités  de 
plus  eo  plus  nombreuses  par  où  notre  espèce  se  rattache  au  reste 
de  la  création  animée.  La  plus  grande  découverte  des  sciences  mo- 
dernes,  celle  en  qui  se  résument  presque  toutes  les  autres,  c'est 
l'unité  du  plan  organique  de  la  nature.  Dans  ce  vaste  tableau,  on 
ne  peut  refuser  une  place  à  l'homme  :  il  la  prend  de  plein  droit, 
et  ce  serait  faire  violence  aux  faits  les  mieux  constatés  que  de  l'en 
exclure.  «  Il  est  dangereux,  écrivait  Pascal  dans  ses  Pensées^  de 
trop  Caire  voir  à  Thomme  combien  il  est  égal  aux  bêtes  sans  lui 
montrer  sa  grandeur.  Il  est  encore  dangereux  de  lui  trop  faire  voir 
sa  grandeur  sans  sa  bassesse.  Il  est  encore  plus  dangereux  de  lui 
laisser  ignorer  l'un  et  l'autre,  mais  il  est  très  avantageux  de  lui  re- 
présenter l'un  et  l'autre.  » 

La  question  des  origines  de  l'espèce  humaine  telle  que  la  science 
la  pose  et  la  discute  aujourd'hui  est  une  de  celles  qui  font  le  mieux 
ressortir  la  justesse  du  mot  de  Pascal.  C'est  ici  que  notre  grandeur 
et  notre  faiblesse  se  montrent  avec  le  plus  d'évidence.  Dans  le  do- 
maine un  peu  confus  des  recherches  entreprises  sur  cette  question 
se  rencontrent  plusieurs  sciences  particulières,  la  géologie,  la  phy- 
siologie, la  zoologie,  la  philologie  elle-même.  Elles  s'y  donnent  la 
main  pour  faire  alliance  contre  des  doctrines  demeurées  longtemps 
à  l'abri  de  toute  contradiction,  ou  pour  mieux  dire  reléguées  en  de- 
hors de  toute  discussion.  La  science  moderne  ne  se  contente  pas  de 
renverser  les  bases,  bien  fragiles,  il  faut  l'avouer,  des  chronologies 
classiques  et  de  faire  remonter  la  naissance  de  l'homme  à  un  terme 
si  éloigné  que  notre  histoire  ("écrite  apparaît  comme  un  moment  fu- 
gitif dans  une  incalculable  série  de  siècles  ;  elle  va  plus  loin ,  elle 
prétend  nous  arracher  nos  litres  de  noblesse,  et  nous  représente 
comme  les  successeurs,  les  v^escendans  d*une  famille  de  grands 
singes  anthropoïdes.  Elle  relègue  parmi  les  mythes,  les  chimères,  la 
tradition  d'un  homme  primitif,  brillant  de  jeunesse  et  de  beauté, 
errant  dans  les  jardins  de  TÉden,  avec  son  innocente  compagne,  au 
milieu  d'une  cour  familière  d'animaux,  pour  nous  montrer  sur  des 
rivages  glacés  je  ne  sais  quel  être  abject,  plus  hideux  que  l'Austra- 


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206  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

lien,  plus  sauvage  que  le  Patagon,  une  brute  féroce  luttant  avec  de 
simples  pierres  taillées  eH  biseau  contre  les  animaux  auxquels  il 
dispute  sa  misérable  existence. 

La  vérité  est  souveraine,  elle  est  divine,  et  jamais  il  ne  nous  est 
permis  de  voiler  son  image.  11  y  a  pourtant,  qui  ne  le  sait?  des 
âmes  délicates  que  certaines  vérités  épouvantent  ou  révoltent, 
comme  il  y  a  des  hommes  incapables  de  demeurer  dans  le  cabinet 
d'un  anatomiste,  au  milieu  des  irritantes  fumées  de  Tesprit-de-vin-, 
alourdies  par  les  fétides  vapeurs  du  sang.  Qui  songerait  pourtajit 
aujourd'hui,  comme  on  le  faisait  jadis,  à  interdire  aux  sa  vans  la 
dissection  des  cadavres?  Quelle  colère  puérile  irait  briser  dans  les 
collections  tous  ces  bocaux  où,  dans  un  liquide  jauni,  se  balancent 
les  gluans  embryons,  les  monstres  étranges,  les  fœtus  livides,  les 
organes  de  tout  genre,  mis  à  nu  par  un  scalpel  habile?  Qui  n'est 
prêt  à  profiter  des  importantes  leçons  qu'on  a  su  tirer  de  ces  études 
longtemps  regardées  comme  une  impiété  et  une  profanation?  il 
faut  bien  qu'on  permette  aussi  à  la  géologie  de  rechercher  dans 
les  restes  du  passé  les  traces  de  l'homme  primitif,  à  la  zoologie  de 
ressaisir  tous  les  fils  qui  rattachent  notre  espèce  à  la  faune  terrestre. 
Sans  doute  on  n'entreprend  pas,  môme  aujourd'hui,  de  telles  études 
sans  éveiller  des  susceptibilités  ombrageuses.  Il  faut  respecter  le 
sentiment  dont  elles  sont  l'expression;  mais  on  doit  reconnaître 
aussi  qu'il  s'alarme  peut-être  inutilement.  Quelle  que  soit  notre 
origine,  nos  devoirs  restent  les  mêmes  :  si  notre  berceau,  comme 
celui  dû  Christ,  est  dans  une  étable,  notre  royaume  actuel  n'en  est 
pas  moins  assez  vaste,  assez  beau;  nous  rachetons  par  la  grandeur 
de  notre  pensée,  par  la  faculté  de  concevoir  l'infini,  toutes  les  mi- 
sères de  notre  existence  matérielle.  Les  comparaisons  entre  l'homme 
et  les  bêtes  n'inspiraient  point  au  ferme  esprit  de  Bossuet  ces  craintes 
efféminées  :  u  Dieu,  s'écriait-il  dans  son  traité  de  la  Connaissance  de 
Dieu  et  de  soi-mêmcy  sous  les  mêmes  apparences  a  pu  cacher  divers 
trésors,  »  pour  faire  comprendre  que,  si  les  organes  sont  communs 
à  l'homme  et  à  la  brute,  on  en  peut  conclure  que  l'intelligence  n'esl 
pas  seulement  attachée  aux  organes. 

L'Angleterre  est  le  pays  où  le  respect  traditionnel  pour  les  livres 
sacrés  du  christianisme  est  entré  le  plus  profondément  dans  les 
âmes  et  où  depuis  soixante  ans  l'esprit  philosophique  a  le  moins 
montré  de  hardiesse;  c'est  là  pourtant  qu'on  a  écrit  les  livres  récens 
où  l'on  cherche  à  démontrer  l'origine  extrêmement  ancienne  de 
l'homme,  en  même  temps  qu'à  le  rattacher  par  la  doctrine  de  la 
transformation  des  espèces  aux  animaux  supérieurs  de  la  création  « 
Jusqu'ici,  l'esprit  théologique  n'est  pas  encore  entré  en  lutte  contre 
les  nouvelles  doctrines,  soit  qu'ayant  renoncé,  à  la  suite  des  pre- 
mières découvertes  de  la  géologie,  k  l'interprétation  littérale  des 


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l'homme  primitif.  207 

versets  de  la  Genèse  relatifs  à  la  formation  de  la  terre,  il  soit  prêt  i 
fjûre  d'aussi  larges  concessions  en  ce  qui  concerne  la  création  de 
l'espèce  humaine,  soit  plutôt  qu'on  croie  pouvoir  abandonner  à  la 
critique  scientifique  elle-même  le  soin  de  combattre  des  théories 
anthropologiques  fondées  sur  l'hypothèse,  encore  peu  en  faveur, 
de  la  transformation  des  espèces. 

L'ouvrage  de  M.  Ch.  Darwin  sur  l'origine  des  espèces  (1)  a  été  le 
point  de  départ  du  mouvement  scientifique  dont  nous  voudrions 
aujourd'hui  exposer  les  résultats  principaux.  On  nous  permettra  de 
rappeler  en  peu  de  mots  les  théories  de  M.  Darwin.  Ce  savant  ob- 
servateur a  relevé  avec  beaucoup  d'habileté  ce  qu'il  y  a  de  factice 
et  d'artificiel  dans  les  caractères  de  nos  espèces  et  de  nos  variétés 
animales  ou  végétales,  pour  affaiblir  en  quelque  sorte  la'  définition 
de  l'espèce.  Il  a  pris  pour  base  de  son  système  le  fait  incontesté  de 
la  reproduction  des  caractères  organiques  par  voie  d'hérédité.  Si 
une  variété  jouit  de  caractères  spéciaux,  transmissibles  de  généra- 
tion en  génération  et  capables  de  lui  donner  quelque  avantage  dans 
la  lutte  incessante  que  se  livrent  tous  les  ^tres  à  la  surface  de  la 
planète,  les  variétés  moins  favorisées  doivent  disparaître  forcément 
devant  elle.  Lamarck  avait  déjà  reconnu  l'influence  du  milieu  am- 
biant sur  les  êtres  animés;  mais  M.  Darwin  a  bien  fait  ressortir,  et 
c'est  son  principal  mérite,  que  dans  le  milieu  ambiant  il  faut  com- 
prendre non-seulement  les  actions  physiques,  mais  encore  la  réac- 
tion de  toute  là  nature  vivante  sur  chacun  des  êtres  qui  s'y  trouvent 
embrassés.  A  la  faveur  de  ces  solidarités  multiples,  de  ces  conflits 
perpétuels,  s'opère  ce  que  M.  Darwin  a  heureusement  appelé  la  sé- 
lection naturelle.  Continuée  pendant  une  série  d'âges  qui  ne  se  me- 
sure ni  par  des  siècles,  ni  par  des  milliers,  ni  même  par  des  millions 
d'années,  cette  sélection  amena  la  transformation  continuelle  des  es- 
pèces en  variétés  et  des  variétés  en  espèces. 

Sir  Charles  Lyell,  l'un  des  géologues  anglais  les  plus  éminens, 
étsdttout  préparé  à  accepter  les  doctrines  de  M.  Ch.  Danvin,  car 
dans  ses  ouvrages,  devenus  presque  classiques  en  Angleterre,  il 
avait  toujours  invoqué  ce  qu'il  nomme  les  causes  actuelles ^  c'est-à- 
dire  les  forces  que  nous  voyons  agissantes  autour  de  nous,  pour  ex- 
pliquer tous  les  phénomènes  du  passé  aussi  bien  que  ceux  du  pré- 
sent. Pour  lui,  la  terre  n'a  jamais  été,  comme  l'ont  pensé  Cuvier, 
Léopold  de  Buch ,  Humboldt,  M.  Élie  de  Beaumont,  le  théâtre  de 
révolutions  violentes  et  subites.  Les  formes  extérieures  de  notre 
globe  se  sont  graduellement  modelées,  en  même  temps  que  la  faune 
et  la  flore  s'y  transformaient  insensiblement.  Une  série  de  change- 
mens  infiniment  petits  continués  pendant  un  temps  infini  :  en  ces 

(1)  Voya  la  Bmme  dn  !•'  ami  1860. 


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iM  REYUE  DBS  DEDX   MONDES. 

quelques  itiots  peuvent  se  résumer  toutes  les  leçons  de  Técole  géo^ 
logique  dont  sir  Charles  Lyell  est  le  chef  reconnu.  L'histoire  de 
l'homme  devant  prendre  sa  place  dans  cette  succession  indéfinie 
d'événemens,  sir  Charles  Lyell  a  été  conduit  à  attribuer  à  notre  es- 
pèce une  très  haute  antiquité,  et  a  cherché  à  en  fournir  la  démons- 
tration géolopque. 

La  zoologie,  pendant  le  même  temps,  abordait  le  problème  de 
nos  origines  par  un  autre  côté.  Les  argumens  anatomiques  qu'elle 
emploie  de  préférence  se  trouvent  condensés  dans  un  petit  volume 
de  M.  Huxley,  écrit  d'une  plume  vive  et  acérée.  Le  titre  de  l'ou- 
vrage, la  Place  de  l'homme  dans  la  nature^  est  illustré  en  quelque 
sorte  par  la  gravure  qui  sert  de  frontispice.  On  y  voit  debout,  l'un 
derrière  l'autre,  les  squelettes  du  gibbon  aux  longs  bras,  de  l'orang, 
du  chimpanzé,  du  massif  gorille,  enfin  de  Thomme.  Ce  dessin  ré- 
sume du  moins  la  partie  anatomique  du  livre,  car  les  conclusions  de 
M.  Huxley  ne  sont  point  celles  d'un  matérialisme  grossier;  suivant 
lui,  ce  n'est  point  par  quelques  détails  anatomiques  que  nous  nous 
distinguons  des  grands  singes  anthropoïdes;  c'est  par  quelque  chose 
qui  est  encore  et  qui  nous  restera  peut-être  toujours  inconnu. 

Avant  d'entrer  dans  l'examen  détaillé  des  preuves  géologiques  et 
zoologiques  qu'on  invoque  pour  prouver  l'ancienneté  de  l'espèce 
humaine,  il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  prévenir  le  lecteur  qu'on 
ne  le  conduira  point  sur  un  champ  de  bataille,  au  lendemain  d'une 
grande  victoire,  mais  au  milieu  même  de  la  mêlée  où  s'agitent  les 
passions  scientifiques  les  plus  ardentes.  D'un  côté,  j'ai  déjà  nommé 
Darwin,  Lyell,  Huxley;  de  l'autre,  on  peut  citer  Richard  Owen,  le 
savant  directeur  du  British  Muséum^  et  le  célèbre  naturaliste  Agas- 
siz.  La  lutte  actuelle  n'est  point  de  celles  dont  on  puisse  attendre 
l'issue  avant  d'en  raconter  les  premières  péripéties. 

1. 

Le  problème  de  l'antiquité  de  l'espèce  humaine  ne  se  définit  pas 
de  la  même  manière  pour  Tarchéologue  et  pour  le  géologue.  Le 
premier  a  une  chronologie  rigoureuse,  mais  bornée  par  nos  con- 
naissances historiques  :  tout  ce  qui  recule  au-delà  des  premières 
civilisations  ouvertes  à  ses  recherches  se  confond  pour  lui  dans  la 
plus  haute  antiquité.  Le  géologue  mesure  le  temps  autrement  que 
par  les  années  :  qu'on  lui  montre  un  débris  de  l'industrie  humaine, 
il  lui  importe  assez  peu  que  ce  fragment  ait  dix  mille,  vingt  mille 
ou  cent  mille  ans  de  date;  il  veut  savoir  si  on  l'a  extrait  d'un  terrain 
antérieur  à  ceux  que  déposent  actuellement  nos  mers  nos  lacs  et 
nos  fleuves,  et  renfermant  les  débris  d'espèces  animales  aujourd'hui 
éteintes.  L'archéologue,  en  un  mot,  cherche  l'homme  ancien*  le 


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•      L  HOMME   PRIMITIF.  209 

géologue  rhomme  fossile.  On  peut  donc  démontrer  l'antiquité  abso- 
lue, chronologique  de  notre  espèce,  sans  prouver  son  antiquité  géo- 
logique. 

Les  dépôts  les  plus  superficiels  que  nous  rencontrons  à  la  surface 
de  nos  continens  se  divisent  en  dépôts  modernes  et  en  dépôts  dilu- 
vienx.  Les  premiers  comprennent  toutes  les  alluvions  des  rivières 
inférieures  au  niveau  des  plus  hautes  inondations  :  tout  ce  qui  dé- 
passe ce  niveau  est  diluvien  ;  de  vastes  terrasses  s'étendent  dans 
toutes  les  vallées  à  des  hauteurs  que  les  eaux  ne  peuvent  plus  at- 
teindre. La  vallée  du  Rhin,  entre  Bâle  et  Strasbourg,  peut  être  citée 
comme  un  exemple  de  la  différence  qui  sépare  le  terrain  diluvien 
des  alluvions  actuelles.  Ces  derniènes  forment  une  lisière  plus  ou 
moins  étroite  sur  les  bords  du  fleuve  ;  mais  la  grande  vallée  creusée 
par  les  eaux  diluviennes  s'étend  jusqu'aux  falaises  parallèles  des 
Vosges  et  de  la  Forêt-Noire.  Que  des  restes  humains  se  rencontrent 
dans  les  alluvions  actuelles  du  Rhin,  qui  s'en  étonnerait?  Mais  qu'on 
en  trouve  dans  les  fertiles  limons  de  la  plaine,  et  l'on  aura  mis  la 
main  sur  l'homme  fossile. 

Le  problème  dans  ces  termes  est,  nous  l'espérons,  assez  i^ette- 
ment  défmi,  bien  que  sur  l'origine  même  du  terrain  que  j'ai  nommé 
diluvien  les  géologues  soient  bien  loin  d'être  d'accord.  Suivant  les 
uns,  les  dépôts  diluviens  ont  été  charriés  par  les  eaux  au  moment 
même  où  nos  vallées  ont  été  creusées;  des  masses  d'eau  boueuse, 
entraînant  des  blocs  de  toute  grandeur,  ont  été  déversées  dans  les 
grands  sillons  terrestres,  en  abandonnant  des  sédimens  de  plus  en 
plus  fins  à  mesure  qu'ils  se  rapprochaient  des  embouchures.  Les 
partisans  des  rames  actuelles^  refusant  d'admettre  que  la  terre  ait 
subi  de  semblables  cataclysmes,  sont  obligés  d'avoir  recours  à  d'au- 
tres hypothèses  pour  expliquer  la  présence  dans  les  vallées  de  tant 
de  matériaux  en-atiques^  venus  quelquefois  de  montagnes  très  éloi- 
gnées. Ils  supposent  toutes  les  montagnes,  même  les  moins  élevées, 
couvertes  de  vastes  glaciers,  font  descendre  ceux-ci  jusque  dans  les 
rameaux  inférieurs  de  nos  vallées  ou  promènent  sur  les  terres  sub- 
meq^^ées  des  radeaux  de  glaces  flottantes  chargés  de  pierres  de 
toute  grandeur.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'examiner  la  valeur  rela- 
tive de  ces  théories.  Si  l'origine  et  la  classification  du  terrain  dilu- 
vien demeurent  incertaines,  il  se  définit  au  moins  assez  nettement 
par  ses  caractères  extérieurs  en  même  temps  que  par  les  débris  fos- 
siles qu*il  renferme. 

11  importe  d'ajouter  que  l'on  rattache  aussi  au  terrain  diluvien  les 
dépôts  qui  ont  rempli  certaines  cavernes  élevées,  actuellement  pla- 
cées hors  de  l'accès  des  eaux  fluviatiles  ou  marines.  C*est  dans  ces 
grottes  ossifères  qu'on  a  cru  d'abord  découvrir  l'homme  fossile;  de- 

lOMI  U.T.  i4 


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210  BEYUE  DES  DEUX   MOKDES. 

puis  bien  longtemps,  on  a  recueilli  sur  divers  points  de  l'Europe 
des  ossemens  ou  des  ouvrages  humains  associés  dans  le  rouge  limon 
des  cavernes  à  des  restes  d'hyènes,  d'ours,  d'éléphans,  de  rhino- 
céros, appartenant  à  des  espèces  aujourd'hui  disparues;  mais  les 
observations  faites  dans  les  cavernes  ont  toujours  été  mises  en  sus- 
picion. L'homme  y  a  souvent  cherché  un  lieu  de  retraite  et  de  sépul- 
ture :  les  grottes  sont  traversées  par  des  eaux  sorties  des  fissures 
qui  communiquent  avec  le  sommet  des  plateaux,  et  pendant  les 
grandes  pluies  des  débris  de  toute  sorte  peuvent  y  être  entraînés. 
Les  inductions  tirées  de  la  présence  simultanée  des  restes  humains 
et  des  espèces  d'animaux  éteintes  dans  le  sol  des  cavernes  ont  tou- 
tefois repris  une  grande  importance  depuis  la  découverte  des  silex 
taillés  de  main  d'homme  dans  les  graviers  de  la  vallée  de  la  Somme, 
en  France,  et  de  nouvelles  recherches  ont  ramené  l'attention  sur  le» 
grottes  ossifères. 

Ces  préliminaires  posés,  il  faut  chercher  les  traces  les  plus  effa- 
cées de  l'homme  en  sortant  des  temps  historiques  et  en  s' enfonçant 
dans  un  passé  de  plus  en  plus  lointain.  Pour  retrouver  l'homme 
primitif,  la  science  ne  nous  conduit  pas  sur  les  plateaux  de  l'Asie 
centrale,  dans  cette  région  que  la  philologie  a  quelquefois  nommée 
l'ombilic  du  monde,  et  dont  elle  ne  parle  qu'avec  une  sorte  de  reli- 
gieuse vénération,  car  elle  en  fait  descendre  les  deux  grandes  races 
iranienne  et  sémitique  qui  ont  marché  en  tête  de  la  civilisation  et 
ont  fourni  à  la  pensée  humaine  les  idées  qui  sont  ses  vrais  titres  de 
noblesse.  Il  y  a  lieu  de  croire  qu'une  exploration  des  hautes  vallées 
de  l'Iran,  entreprise  non  pas  au  point  de  vue  archéologique,  mais 
au  point  de  vue  géologique,  fournirait  des  résultats  précieux  et 
peut-être  très  inattendus;  mais  jusqu'à  présent  l'homme  antéhisto- 
rique  n'a  été  trouvé  que  dans  le  Danemark,  en  Suisse,  en  Angle- 
terre, dans  les  plaines  du  nord  de  l'Allemagne,  en  France,  dans  une 
zone  en  résumé  plutôt  septentrionale  que  méridionale. 

Avant  la  domination  romaine,  les  vastes  plaines  du  nord  de  l'Eu- 
rope, encore  recouvertes  par  d'épaisses  forêts,  nourrissaient  déjà 
une  population  à  laquelle  l'usage  du  bronze  n'était  pas  inconnu,  et 
qui  était  en  conséquence  arrivée  à  un  état  de  civilisation  relative- 
ment assez  avancé,  car  le  bronze  est  un  alliage  de  cuivre  et  d'étain, 
et  ces  métaux  ne  sont  extraits  de  leurs  minerais  qu'avec  quelque 
difficulté.  Cette  civilisation  grossière  était  assez  uniformément  ré- 
pandue depuis  la  Scandinavie  jusqu'aux  Alpes  et  même  dans  le  vaste 
bassin  du  Danube.  On  en  a  trouvé  les  monumens  dans  les  tourbes  du 
Danemark;  ils  s'y  rencontrent  au-dessous  des  couches  superficielles 
qui  contiennent  les  débris  de  l'âge  de  fer.  Des  épées  et  des  bou- 
cliers de  bronze  ont  été  retirés  des  couches  plus  profondes  et  sont 


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LHOJIME   PRIMITIF*  211 

conservés  aujourd'hui  au  musée  de  Copenhague.  On  a  recueilli 
môme  les  moules  qui  servaient  à  couler  ce  métal,  avec  des  pote- 
ries où  se  révèle  déjà  quelque  recherche  du  style  et  de  T  ornemen- 
tation. 

Pour  trouver  d'autres  vestiges  nombreux  de  l'âge  de  bronze,  il 
faut  explorer  ce  qu'on  a  nommé  les  tiabiialions  lacustres  des  lacs  de 
la  Suisse.  C'est  en  1854  qu'on  signala  pour  la  première  fois,  à  Mei- 
len,  sur  le  lac  de  Zurich,  d'anciens  pilotis  autour  desquels  gisaient 
des  ustensiles  divers  de  bronze  et  de  pierre.  Pendant  les  hivers  de 
1858  et  de  1859,  les  eaux  de  ce  lac  étant  restées  tiès  basses,  on 
rechercha  avec  beaucoup  de  soin  les  objets  disséminés  autour  des 
vieux  pilotis.  Ces  découvertes  se  multiplièrent  tellement  qu'on  fut 
forcé  d'en  conclure  que  des  peuplades  ou  des  familles  amphibies 
s'étaient  jadis  bâti  des  cabanes  sur  des  pieux,  à  une  petite  distance 
du  rivage,  soit  pour  s'isoler  et  se  défendre  contre  leurs  ennemis, 
soit  pour  éviter  Tattaque  des  bétes  sauvages  répandues  en  grand 
nombre  au  pied  des  Alpes. 

Comme  les  lacs  du  versant  suisse  des  Alpes,  ceux  du  versant  ita- 
lien ont  conservé  des  traces  de  ces  habitations  anciennes.  M.  Gas- 
taldi  a  publié  récemment  à  Turin  un  beau  travail  sur  les  stations 
lacustres  du  nord  de  l'Italie.  C'est  sans  doute  des  Étrusques  que  les 
habitans  des  lacs  alpins  avaient  appris  Tart  de  fondre  le  bronze  et 
de  faire  de  la  poterie  non  vernissée;  c'est  en  effet  à  la  période  dite 
de  bronze  que  se  rapportent  la  plupart  de  ces  établissemens.  Il  eH 
est  très  peu  où  Ton  ait  retrouvé  des  armes  ou  des  ornemens  en  fer, 
et  les  habitudes  amphibies  des  populations  anciennes  des  Alpes  ne 
paraissent  pas  avoir  survécu  longtemps  à  l'introduction  de  ce  métal. 

Pendant  l'âge  de  bronze,  de  petits  villages  étaient  semés  à  fleur 
d'eau  sur  tous  les  lacs  :  on  en  a  retrouvé  douze  sur  le  lac  de  Neuf- 
châtel,  vingt  sur  le  lac  de  Genève,  dix  sur  le  lac  de  Bienne.  Les  or- 
nemens découverts  dans  ces  stations  depuis  si  longtemps  abandon- 
nées ne  différent  pas  de  ceux  qui  ont  été  enfouis  dans  les  tourbes  du 
Danemark;  ce  sont  les  monumens  d'une  civilisation  très  grossière 
et  très  uniforme  répandue  dans  presque  toute  l'Europe. 

Si  nous  faisons  un  pas  de  plus  dans  le  passé,  nous  arrivons  à  la 
période  dite  de  pierre^  pendant  laquelle  les  hommes  ne  connais- 
saient pas  encore  l'usage  des  métaux.  Tout  donne  à  penser  que 
l'enfance  de  notre  espèce  a  été  d'une  extrême  longueur  :  on  a  dé- 
doublé la  période  de  pierre  en  deux  âges,  le  plus  récent  ou  celui  de 
la  pierre  polie^  le  plus  ancien  ou  celui  de  la  pierre  ébauchée  ou 
simplement  taillée.  Durant  la  dernière  de  ces  deux  époques,  les  peu- 
plades de  la  Suisse  construisaient  déjà  des  cabanes  sur  les  lacs 
alpins;  près  de  Berne,  les  habitans  du  petit  lac  de  Moosseedorf 
avaient  des  instrumens  en  pierre,  en  corne  et  en  os.  Ils  polissaient 


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212  BEVUE  DES   DEUX   MONDES. 

des  haches  et  des  coins  en  silex  et  en  jade,  et  possédaient  de  Fam- 
bre,  qui  sans  doute  leur  était  apporté  des  bords  de  la  mer  Baltique. 
A  Wangen,  sur  le  lac  de  Constance,  était  un  village  d'au  moins 
mille  habitans,  bâti  sur  plus  de  quarante  mille  pilotis;  on  y  em- 
ployait des  armes  et  des  ustens  les  en  serpentine,  en  diorite  et  en 
quartz;  on  savait  feutrer  grossièrement  le  chanvre,  on  cultivait  jus- 
qu'à trois  céréales,  et  Ton  avait  déjà  réduit  à  la  domesticité  le  chien, 
le  bœuf,  le  mouton  et  la  chèvre. 

Autour  des  pilotis  de  l'âge  de  pierre  reste  une  innombrable  quan- 
tité d'ossemens  qui  ont  servi  à  en  reconstituer  la  faune.  Le  pro- 
fesseur Rûtimeyer  de  Bâle  s'est  acquitté  en  1862  de  cette  tâche 
avec  un  soin  digne  des  plus  grands  éloges.  Il  a  montré  que  la  faune 
de  l'âge  de  pierre  ne  différait  pas  de  celle  que  plus  tard  Jules  César 
trouva  dans  la  Gaule  ;  avec  vingt-huit  espèces  de  mammifères  au- 
jourd'hui encore  répandus  dans  nos  latitudes,  elle  comprenait  le 
bœuf  sauvage  {bos  primigenius)^  cet  animal  que  César  dépeint 
comme  si  agile,  si  farouche  et  d'une  taille  si  colossale,  l'aurochs, 
qu'un  caprice  des  empereurs  de  Russie  conserve  encore  dans  les 
vastes  forêts  lithuaniennes,  et  l'élan,  qui  a  émigré  vers  des  latitudes 
polaires.  Le  peuple  qui  habitait  la  Suisse  pendant  l'âge  de  pierre 
avait  déjà,  je  l'ai  dit,  plusieurs  animaux  domestiques,  le  bœuf,  la 
chèvre,  le  mouton  et  le  chien  ;  bien  qu'adonné  à  certaines  occupa- 
tions agricoles,  il  vivait  principalement  de  chasse,  et  le  renard  pa- 
raît avoir  été  un  de  ses  gibiers  favoris.  En  revanche,  on  trouve  peu 
de  restes  de  lièvres  autour  de  ses  habitations;  cet  animal  était  peut- 
être  dès  lors  protégé  par  une  superstition  que  César  trouva  encore 
vivante  parmi  les  habitans  de  la  Grande-Bretagne.  Les  os  des  ours, 
des  cerfs,  du  bœuf  sauvage,  du  chevreuil,  du  chamois,  recueillis  au- 
tour des  anciens  pilotis,  sont  tous  brisés  ;  les  chasseurs  en  suçaient 
sans  doute  la  moelle,  et  Ton  se  demande  avec  surprise  comment 
seuls  ou  avec  des  chiens  de  petite  taille,  à  pied,  car  le  cheval  ne 
fut  apprivoisé  que  pendant  la  période  de  bronze,  armés  de  simples 
pierres,  ils  pouvaient  venir  à  bout  d'animaux  aussi  redoutables  ou 
aussi  agiles. 

L'âge  de  la  pierre  polie  a  également  laissé  une  trace  dans  les 
tourbes  du  Danemark.  Des  tribus  de  pécheurs  vivaient  sur  les  côtes 
de  la  Baltique,  et  rejetaient  les  coquilles  des  mollusques  qui  leur 
servaient  de  nourriture  sur  des  tas  que  le  temps  a  respectés  (kjSk^ 
ken-môdding)  (1).  Dans  quelques-unes  de  ces  accumulations,  qui 
ont  de  trois  à  dix  pieds  de  hauteur  et  qui  couvrent  parfois  des  es- 
paces immenses,  on  a  trouvé  des  couteaux  et  des  coins  de  silex.  Le 
bœuf  sauvage  parcoui'ait  les  plaines  danoises  comme  les  régions  al- 

(l)  Voye*  Bup  les  fouilbs  ontrqwises  ea  Danemark  la  l\evu9  du  !«'  novembre  1869, 


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l'homme  primitif.  213 

piaes;  le  castor  y  vivait  encore  avec  le  pingouin,  maintenant  disparu 
de  TEurope  et  relégué  au  Groenland;  le  phoque  venait  aussi  s'ébat- 
tre sur  ces  côtes,  qu'il  a  depuis  longtemps  abandonnées.  Les  natu- 
rels de  cette  triste  région  étaient  plus  barbares  que  ceux  des  lati- 
tudes plus  méridionales,  car  ils  n'avaient  d'autre  animal  domestique 
qu'un  petit  chien.  À  en  juger  par  la  forme  des  crânes  humains 
trouvés  dans  les  tourbes  et  près  des  tas  de  coquilles,  la  race  qui 
habitait  alors  les  rivages  de  la  Baltique  était  petite  ;  par  la  rondeur 
de  la  tête,  les  ai*cades  sourcilières  proéminentes,  elle  rappelle  tout 
à  fait  les  Lapons  d'aujourd'hui. 

La  nuit  des  âges  barbares  régnait  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Europe 
pendant  l'époque  de  la  pierre  polie  ;  mais  cette  nuit  devient  bien 
plus  épaisse  quand  on  pénètre  dans  l'âge  antérieur  durant  lequel 
l'homme  ne  donnait  encore  à  aucun  de  ses  ouvrages  une  forme 
achevée,  et  n'avait  d'autres  instrumens  que  des  silex  grossièrement 
uill'és,  des  esquilles  tranchantes  et  ébréchées,  11  faut  se  séparer  ici 
de  l'archéologie  et  prendre  la  géologie  pour  guide.  Elle  nous  amène 
au  milieu  d'une  faune  bien  dilTérente  de  celle  des  âges  qui  ont 
suivi;  elle  nous  montre  deux  espèces  de  rhinocéros  se  baignant 
dans  les  fleuves  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  des  troupeaux  d'é- 
lépbans  errant  dans  nos  latitudes  avec  le  bœuf  sauvage,  avec  des 
cerfs  et  des  chevaux  d'espèce  aujourd'hui  inconnue;  elle  pénètre 
dans  les  cavernes,  et  y  découvre  des  tigres,  des  hyènes,  des  ours 
diflerens  de  ceux  qui  vivent  aujourd'hui  :  nous  entrons  dans  le 
monde  qu'on  est  convenu  de  nommer  antédiluvien. 

Dans  cette  période,  si  obscure  et  si  éloignée  qu'elle  soit,  la  pa- 
léontologie a  pourtant  cherché  à  tracer  quelques  limites  chronolo- 
giques. Un  savant  français,  M.  Lartet,  considéré  aujourd'hui  à  bon 
droit  dans  notre  pays  comme  la  première  autorité  en  matière  d'ana- 
tomie  comparée,  y  distingue  quatre  ères  différentes.  Pendant  celle 
qui  se  rapproche  le  plus  de  nous,  l'aurochs  lithuanien  vivait  encore 
en  France;  M.  Lartet  en  a  signalé  des  restes  trouvés  dans  la  ca- 
verne de  Massât  (département  de  l'Ariége),  avec  des  flèches,  une 
sorte  d'épingle  gros.-^ière  faite  d'un  os  d'oiseau,  une  corne  de  cerf 
sur  laquelle  une  main  inhabile  a  gravé  une  tête  d'ours.  Au  pied  des 
Pyrénées,  M.  Lartet  a  trouvé  récemment  à  Aurignac  (département 
de  la  Haute-Garonne)  une  sépulture  d'hommes  primitifs  :  une  dalle 
de  pierre,  cachée  par  des  éboulis,  servait  de  porte  â  une  chambre 
ouverte  dans  le  roc,  où  l'on  trouva  entassés  dix-sept  squelettes  hu- 
mains. Malheureusement  ces  restes  précieux  ont  été  perdus  pour  la 
science  :  on  les  a  déposés  au  cimetière  d'Aurignac,  et  M.  Lartet  n'a 
pas  été  assez  heureux  pour  les  retrouver.  Il  a  fait  des  fouilles  dans 
la  grotte,  et  devant  la  porte  il  a  ti'ouvé  une  couche  assez  épaisse  de 
cendre  et  de  charbon  avec  beaucoup  d'ossemens  et  une  centaine 


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2li  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

<1* objets  en  silex.  Parmi  les  ossemens,  le  savant  anatomiste  a  reconnu 
ceux  de  neuf  animaux  carnivores  et  de  dix  herbivores,  chiens,  hyè- 
nes, éléphans,  rhinocéros,  cheval,  cerf,  aurochs,  etc.  On  peut  croire, 
avec  M.  Lartet,  que  les  dix-sept  morts  avaient  été  déposés  au  fond 
de  Tétroite  caverne  dans  la  posture  d'hommes  assis,  qu'un  repas  fu- 
néraire avait  eu  lieu  en  leur  honneur  devant  la  porte,  et  que  plus  tard 
des  hyènes  étaient  venues  ronger  les  restes  du  repas. 

A  une  époque  antérieure  à  Tère  de  Taurochs,  le  renne  habi- 
tait encore  nos  latitudes  ;  ses  ossemens  ont  été  retrouvés  en  abon- 
dance dans  la  grotte  de  Savigné,  près  CivTay  (département  de  la 
Vienne).  Mille  bois  dé  cet  animal  ont  été  recueillis  par  le  colonel 
Wood  dans  une  caverne  nommée  Bosco's  Den  (la  retraite  de  Bosco), 
dans  le  sud  du  pays  de  Galles  (Glamorgansbire).  Près  de  Torquay, 
dans  le  Devonshire,  un  géologue  anglais,  le  docteur  Falconer,  a  éga- 
lement trouvé  le  renne  dans  la  célèbre  grotte  de  Brixham,  très  riche 
en  silex  taillés  de  main  d'homme. 

Les  deux  ères  de  Taurochs  et  du  renne  forment  en  quelque  sorte 
une  transition  entre  les  deux  âges  de  pierre  :  c'est  dans  les  graviers 
stratifiés  de  la  vallée  de  la  Somme  qu'on  a  trouvé  les  restes  les  plus 
nombreux  de  la  période  de  la  pierre  ébauchée.  Cette  découverte  est 
due  à  M.  Boucher  de  Perthes.  Dès  1847,  dans  un  ouvrage  intitulé 
Antiquités  antédiluviennes^  M.  de  Perthes  avait  décrit  de  nombreux 
silex  recueillis  aux  environs  d'Amiens  et  d'Abbeville,  et  différant  des 
haches  celtiques  en  ce  qu'ils  n'ont  reçu  qu'une  taille  grossière  et 
ne  sont  point  polis.  La  découverte  de  M.  Boucher  de  Perthes  fut  ac- 
cueillie au  début  par  Tindiflerence  ou  l'incrédulité.  Les  silex  dé- 
grossis avaient-ils  été  recueillis  en  place  par  M,  Boucher  de  Per- 
thes? Se  trouvaient -ils  vraiment  mélangés  au  terrain  diluvien 
proprement  dit,  au  milieu  des  ossemens  d'éléphans  et  de  rhinocéros 
fossiles?  Le  diluvium,  sur  les  points  qu'on  avait  fouillés,  n'avait-il 
pas  subi  un  remaniement  par  suite  de  quelques  inondations  moder- 
nes? Gomment  n'avait-on  trouvé  aucun  ossement  humain  parmi  tant 
de  débris  d'industrie  humaine?  Pourquoi  les  silex  taillés  se  trou- 
vaient-ils accumulés  en  quelques  points  seulement?  Toutes  ces 
questions  devaient  naturellement  se  poser. 

Sir  Charles  Lyell,  toujours  en  quête  de  toutes  les  nouveautés  géo- 
logiques, se  rendit  lui-même  en  Picardie,  accompagné  d'un  autre 
géologue  anglais»  M.  Prestwich,  afin  de  constater  la  position  précise 
des  pierres  taillées.  Il  fut  converti  à  l'opinion  de  M.  Boucher  de  Per- 
thes, ainsi  que  son  compagnon  de  voyage.  M.  Albert  Gaudry,  dont 
la  Revue  connaît  les  travaux,  fit  aussi  des  fouilles  à  Saint-Acheul, 
et  détacha  lui-même,  à  une  profondeur  de  à  mètres  environ,  plu- 
sieurs haches  dans  le  voisinage  desquelles  il  recueillit  des  dentsf  de 
cheval  et  de  bœuf.  Depuis  cette  époque,  M.  Prestwich  a  cherché  à 


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l'homme  primitif.  21& 

démontrer  que  la  France  n'a  pas  le  privilège  des  haches  antédilu- 
Tiennes.  Les  explorateurs  se  sont  mis  partout  en  campagne.  Cite- 
rai-je  tous  les  endroits  où  Ton  a  trouvé  des  armes  primitives  :  la 
▼allée  de  la  Lark  dans  le  Suffblk,  la  vallée  de  FOuse  daiis  le  Bed- 
f(H*dshire,  le  Kent,  le  Surrey,  le  Middlesex?  Il  ne  faudrait  point  dé- 
courager le  zèle  qui  s'attache  à  la  recherche  de  ces  précieux  débris; 
toutefois  un  grand  nombre  n'ont  été  recueillis  que  dans  des  dépôts 
tout  à  fait  superficiels.  Pour  établir  la  contemporanéité  de  l'homme 
avec  les  mammifères  éteints,  il  faut  (pie  les  restes  de  son  art  primi- 
tif puissent  être  trouvés  in  sitUy  mêlés  aux  ossemens  de  ces  ani- 
maux, dans  un  terrain  vierge.  La  multiplicité  des  silex  taillés  trou- 
vés en  dehors  de  semblables  gisemens  serait  bien  plus  propre  à 
infirmer  qu'à  fortifier  les  inductions  fondées  sur  la  première  décou- 
verte de  ces  instrumens. 

Les  plus  sceptiques  admettent  aujourd'hui  que  les  silex  recueillis 
en  si  grand  nombre  par  M.  Boucher  de  Perthes  doivent  leur  forme 
et  leur  tranchant  à  upe  main  humaine  :  les  ouvriers  ont  fait  eux- 
mêmes  un  grand  nombre  de  ces  langues  de  chat  pour  les  vendre 
aux  géologues;  mais  les  silex  authentiques  ont,  comme  les  vieilles 
médailles,  la  patine  du  temps,  et  beaucoup  sont  couverts  de  den- 
drites  ferrugineuses,  ramifications  délicates  que  les  infiltrations 
lentes  peuvent  seules  produire.  Néanmoins,  tout  en  reconnaissant 
la  vraie  nature  de  ces  silex,  que  ne  reste-t-il  pas  à  dire  pour  en  con- 
tester l'ancienneté  géologique?  Comment  expliquer  que  tant  de  silex, 
on  les  compte  par  milliers,  aient  été  trouvés  au  n)ême  point  dans  la 
vallée  de  la  Somme  ?  Voici  ce  que  sir  Charles  Lyell  hasarde  à  ce 
sujet  :  «  supposons  qu'à  l'époque  où  les  haches  furent  enfouies  en 
si  grand  nombre  dans  les  graviers  qui  forment  maintenant  la  terrasse 
de  Saint-Acheul,  la  rivière  principale  et  ses  tributaires  fussent  gelés 
pendant  plusieurs  mois  de  l'hiver.  Dans  ce  cas,  le  peuple  primitif  a 
pu,  comme  l'insinue  M.  Prestwich ,  ressembler  dans  ses  habitudes 
aux  Indiens  d'Amérique  qui  habitent  maintenant  la  contrée  située 
entre  la  baie  d'Hudson  et  la  mer  polaire.  Quand  le  renne  et  le  gibier 
deviennent  rares,  ils  pèchent  dans  les  rivières,  et  dans  cette  inten- 
tion comme  aussi  pour  obtenir  de  l'eau  potable,  ils  font  toujours  des^ 
trous  circulaires  dans  la  glace,  par  où  ils  jettent  leurs  hameçons  ou 
leurs  filets.  Souvent  ils  mettent  leur  tente  sur  la  glace  et  y  prati- 
quent des  ouvertures  avec  des  ciseaux  de  métal,  quand  ils  peuvent 
obtenir  du  cuivre  ou  du  fer,  et  à  défaut  de  ciseaux  avec  des  instru- 
mens en  silex.  »  Les  amas  actuels  de  silex  indiqueraient  ainsi  d'an- 
ciennes stations  de  pèche. 

M.  Scipion  Gras,  ingénieur  des  mmes,  qui  ne  croit  pas  à  l'origine 
antédiluvienne  des  haches  taillées,  a  fait  une  autre  hypothèse  pour 
expliquer  l'accumulation  des  haches  taillées.  «  Plaçons,  dit-il,  à 


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216  REYUE   DES   DEUX   MONDES, 

Forigine  des  temps  historiques  la  fabrication  des  haches  que  tout 
annonce  avoh-  eu  lieu  autrefois  dans  la  vallée  de  la  Sonf)me.  Il  est 
certain  que  les  hommes  occupés  à  ce  travail  n'ont  pas  été  obligés 
d'aller  bien  loin  pour  se  procurer  la  matière  première  qui  leur  était 
nécessaire.  En  creusant  dans  le  sol  à  une  médiocre  profondeur,  ils 
ont  trouvé  un  grand  choix  de  silex  tout  prêts  à  être  taillés.  L'exploi- 
tation pouvait  se  faire  de  deux  manières  :  par  puits  et  par  galeries. 
L'exploitation  par  galeries  horizontales,  ouvertes  sur  le  flanc  de  la 
vallée,  en  profitant  des  escarpemens,  était  évidemment  préférable. 
Le  creusement  de  ces  anciennes  galeries  est  si  peu  invraisemblable, 
qu'aujourd'hui  encore  on  le  pratique  pour  l'extraction  du  gravier. 
Les  silex  fraîchement  extraits  et  non  privés  de  leur  eau  de  carrière 
§ont  bien  plus  faciles  à  travailler  que  ceux  dont  la  dessiccation  est 
avancée.  Il  est  probable  par  conséquent  que  les  anciens  exploitans 
ébauchaient,  dans  l'intérieur  même  de  leurs  galeries,  les  haches  des- 
tinées à  être  polies.  Après  ce  premier  travail ,  on  faisait  sans  doute 
un  triage;  les  pièces  les  plus  informes  étaient  rejetées  et  laissées 
sur  place.  Lorsqu'à  la  longue  les  galeries  qui  avaient  servi  à  la  fois 
d'ateliers  d'exploitation  et  d'ébauchage  se  sont  éboulées,  les  silex 
dégrossis,  abandonnés  sur  le  sol,  ont  été  enveloppés  de  tous  côtés 
par  le  terrain  d'où  ils  avaient  été  extraits  (1).  » 

D'autres  géologues  vont  jusqu'à  nier  que  les  silex  taillés  se  trou- 
vent dans  un  terrain  diluvien  vierge,  et  considèrent  ces  dépôts 
superficiels  d'où  on  les  extrait  comme  remaniés  par  les  eaux;  je 
citerai  dans  le  nombre  M.  Élie  de  Beaumont,  M.  Eugène  Robert, 
M.  de  Benigsen-Forder.  Après  le  phénomène  qui  a  ouvert  les  grands 
sillons  de  nos  vallées,  le  régime  des  fleuves  n'a  pas  "été  immédiate- 
ment régularisé.  Les  eaux  n'ont  pas  été  tout  de  suite  resserrées  entre 
des  berges  étroites;  elles  ont  rempli  sans  doute  une  série  de  grands 
lacs  étages  les  uns  au-dessus  des  autres  ;  ces  lacs  ont  plus  tard  été 
drainés,  tantôt  graduellement,  tantôt  subitement,  et  l'on  peut  ima- 
giner ainsi  que  les  premiers  dépôts  diluviens  aient  subi  des  rema- 
niemens  nombreux  et  considérables.  Je  n'étonnerai  d'ailleurs  aucun 
géologue  en  disant  que  de  tous  les  terrains,  c'est  le  plus  récent,  le 
plus  rapproché  de  nous  dont  l'histoire  demeure  cependant  la  plus 
obscure. 

Le  peuple  primitif  qui  vivait  dans  le  nord  de  la  France  et  en  An- 
gleterre a  laissé  ailleurs  des  traces  de  son  séjour  dans  un  grand 
nombre  de  cavernes.  Tandis  qu'on  n'a  jamais  vu  d'ossemens  hu- 
mains dans  les  graviers  des  vallées,  on  a  été  assez  heureux  pour  en 
découvrir  dans  les  profondeurs  qui  ont  servi  d'ossuaire  à  tant  d'a- 
nimaux. Dès  1828,  M.  Tournai  avait  trouvé  des  os  humains,  mêlés 

(1)  CompUs  rendus  de  V Académie  des  Sciences,  t.  LIV,  p.  1126. 


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L  HOMME   PRIMITIF.  217 

à  ceux  d'espèces  éteintes,  dans  la  grotte  de  Bize  (département  de 
l'Aude);  Tannée  suivante,  M.  Christol  fit  une  découverte  sembla- 
ble à  Gondres,  près  de  Nîmes.  Ces  explorateurs  en  conclurent  que 
rhôoime  avait  été  le»contemporain  du  rhinocéros,  de  Thyène,  de 
Tours,  et  d'autres  animaux  antédiluviens,  aussi  bien  que  du  renne 
et  de  l'aurochs.  Cette  opinion,  qui  pouvait  alors  passer  pour  très 
hardie,  fut  combattue  par  M.  Desnoyers,  le  savant  bibliothécaire  du 
Muséum.  Suivant  lui,  les  haches  et  les  flèches  en  silex,  les  os  époin- 
tés,  les  grossières  poteries  des  cavernes  françaises  ou  anglaises,  res- 
2»einblent  tout  à  fait  à  ceux  quVn  trouve  sous  les  tumuli  et  sous  les 
dolmens  des  habitans  primitifs  de  la  Gaule,  de  la  Grande-Bretagne 
et  de  la  Germanie.  Les  ossemens  humains,  dans  les  cavernes  où  ils 
sont  i-éunis  à  ces  objets,  ne  peuvent  donc  appartenir  à  des  périodes 
aDtédiluviennes,  mais  à  un  peuple  qui  était  au  même  état  de  civili- 
sation que  celui  qui  construisait  les  tumuli  et  les  autels  de  pierre. 
A  cette  époque,  la  distinction  n'avait,  on  le  voit,  pas  encore  été 
établie  entre  les  silex  polis  et  les  haches  simplement  ébauchées. 

En  1833,  le  docteur  Schmerling,  de  Liège,  fouilla  avec  une  pa- 
tience assidue  toutes  les  Ccivernes  des  environs  de  Liège.  A  Engis,  il 
eut  la  bonne  fortune  de  découvrir  plusieurs  crânes  humains,  dont 
l'un  est  entier  et  a  pu  être  conservé  dans  le  musée  de  l'université; 
ce  spécimen  précieux,  qui  ne  diffère  pas  beaucoup  des  crânes  euro- 
péns  modernes,  fut  ramassé  dans  une  brèche  stalagmiteuse  conte- 
nant des  dents  de  rhinocéros,  de  dheval,  de  renne  et  des  débiis  de 
ruminans  fossiles.  Dans  toutes  les  cavernes  de  la  vallée  de  la  Meuse, 
M.  Schmerling  trouva  des  armes,  des  ustensiles  en  silex  et  en  os.  11 
n  hésita  pas  à  admettre  la  contemporanéité  de  l'homme  et  de  la  faune 
antédiluvienne;  mais  il  ne  put  faire  partager  à  personne  son  ardente 
conviction. 

Depuis  cette  époque,  on  a  fait  dans  les  ossuaires  des  cavernes  la 
découverte  d'un  squelette  humain  entier;  il  a  été  trouvé  en  1857 
dans  le  Neanderthal,  près  Dusseldorf,  par  le  professeur  Fuhlrott.  La 
forme  du  crâne  est  si  extraordinaire  que  les  savans  allemands  réunis 
à  Bonn  en  1857  doutèrent  d'abord  qu'il  pût  appartenir  à  un  homme, 
et  furent  disposés  à  l'attribuer  à  un  singe.  Cependant  le  professeur 
SchafThausen  a  levé  à  cet  égard  toutes  les  incertitudes;  il  a  déclaré 
que  le  squelette  était  celui  d'un  homme  dont  le  développement 
cérébral  était  très  faible,  et  qui  était  doué  d'une  force  musculaire 
très  remarquable.  Ces  affirmations  sont  d'accord  avec  celles  de 
M.  Huxley,  qui  a  étudié  avec  beaucoup  de  soin  le  crâne  du  Nean- 
derthal. On  trouverait  facilement  en  Europe  aujourd'hui  des  crânes 
à  peu  près  semblables  à  celui  d'Ëngist  mais  celui  des  environs  de 
Dusseldorf  se  rapproche  beaucoup  des  crânes  du  gorille  et  du  chim- 
panzé par  ses  énormes  arcades  sourcilières,  par  sa  faible  hauteur 


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218  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

verticale  et  par  la  forme  de  la  région  occipitale.  Certains  anato- 
mistes  seraient  disposés  à  y  voir  la  preuve  de  l'existence  d'une  race 
intermédiaire  entre  les  hommes  actuels  et  les  mrands  singes  anthro- 
poïdes; mais  l'examen  d'une  tête  unique  ne  peut,  ce  semble,  servir 
de  base  à  une  théorie  de  ce  genre  :  il  faudrait  posséder  des  séries 
nombreuses  de  têtes ,  suivre  les  dégradations  de  forme  depuis  les 
belles  lignes  du  type  caucasique  jusqu'aux  contours  où  s'imprime 
la  trace  d'une  complète  bestialité.  Les  crânes  ont  leurs  monstruo- 
sités individuelles;  souvent  la  maladie  les  altère,  et  certains  sau- 
vages les  déforment  eux-mêmes  cffez  leurs  enfans.  Il  ne  faudrait 
donc  point  tirer  d'un  cas  isolé  des  conclusions  trop  absolues;  néan- 
moins on  ne  peut  se^refuser  à  considérer  le  crâne  du  Neanderthal 
comme  un  des  monumens  les  plus  précieux  des  âges  passés.  Il  n'est 
pas  étonnant  que  le  crâne  d'Engis  se  rapproche  de  la  forme  cauca- 
sique, puisqu'on  a  trouvé  avec  lui  des  ossemens  de  renne,  et  que 
l'ère  du  renne  se  rattache  d'assez  près  à  la  période  de  la  pierre  po- 
lie. Quant  au  crâne  du  Neanderthal ,  il  y  a  lieu  de  croire  qu'il  lui 
est  bien  antérieur  ;  mais ,  comme  on  ne  l'a  trouvé  associé  à  aucun 
reste  fossile,  son  âge  demeure  encore  incertain. 

L'étude  de  la  faune  des  cavernes  peut-elle  nous  donner  l'assu- 
rance que  l'homme  a  vraiment  été  le  contemporain  des  grands  ani- 
maux parmi  les  os  desquels  se  retrouvent,  avec  ses  propres  osse-  ' 
mens,  les  débris  de  sa  primitive  industrie?  Peut-on  croire  que 
rhomme  ait  choisi  pour  sa  demeure  les  fétides  repaires  des  hyènes, 
des  tigres  et  des  ours?  Les  dépôts  des  cavernes  n'pnt-ils  jamais  été 
remaniés  par  les  eaux  sorties  des  fissures  de  leur  toit?  Ces  remanie- 
mens  n'ont- ils  pu  avoir  lieu  à  de  très  grandes  profondeurs  avant 
le  dépôt  des  stalagmites,  qui  servent  en  quelque  sorte  de  linceul  aux 
ossemens  semés  dans  les  limons?  La  découverte  de  l'homme  fossile 
ne  repose  en  résumé  que  sur  des  preuves  qui  ne  sont  pas  encore 
universellement  admises  ;  les  seuls  monumens  de  l'âge  lointain  au- 
<juel  on  fait  remonter  l'origine  de  notre  espèce  sont  jusqu'ici  les 
<:rânes  d'Engis  et  du  Neanderthal,  quelques  ossemens  humains,  ces 
milliers  de  silex  retrouvés  dans  les  vallées  et  les  cavernes,  quelques 
ossemens  d'animaux  façonnés  par  la  main  humaine.  Le  gisement  de 
ces  objets  est  malheureusement  tel  qu'on  n'en  peut  fixer  l'âge  géo- 
logique avec  une  sécurité  et  une  précision  absolues.  L'avenir  dissi- 
pera sans  doute  ces  incertitudes  :  qui  sait  si  l'on  n'exti*aira  pas 
quelque  jour  des  restes  humains  d'un  terram  antérieur  même  au 
terrain  diluvien?  Du  temps  de  Cuvier»  on  n'avait  pas  encore  ren- 
contré de  singes  fossiles;  ou  en  connaît  aujourd'hui  onze  espèces  : 
deux  dans  l'Amérique  du  Sud,  trois  en  Asie,  six  en  Europe.  M.  Al- 
bert Gaudry,  dans  les  fouilles  qu'il  a  fait  exécuter  à  Pikermi,  en 
<îrèce,  a  trouvé  jusqu'à  vingt  têtes  de  singes.  Il  a  pu  reconstituer 


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l'homme  primitif.  21^ 

entièrement  le  squelette  du  mésôpithèque  du  Pentélique,  et  lui  don- 
ner une  place  dans  cette  curieuse  faune  de  TAttique  qu'il  a  fait  con- 
naître au  monde  savant. 

Si  l'antiquité  géologique  de  l'homme  rencontre  encore  des  incré- 
dules, l'ancienneté  absolue  de  notre  espèce  devient  de  moins  en 
moins  contestable.  Sir  Charles  Lyell  s'est  appliqué,  dans  son  inté- 
ressant ouvrage,  à  en  accumuler  les  preuves.  On  ne  peut,  ce  me 
semble,  que  partager  son  avis  quand  il  fait  comprendre  combien  a 
dû  être  longue  la  période  de  pierre.  Les  monumens  de  cet  âge  loin- 
tain nous  semblent  presque  uniformes;  «  mais,  dit-il  avec  raison, 
il  a  pu  y  avoir  divers  degrés  dans  l'art  de  fabriquer  les  instrumens 
en  sÛex  pendant  la  première  période  de  pierre,  sans  que  nous  puis- 
sions facilement  en  découvrir  les  traces,  et  des  tribus  contempo- 
raines ont  pu  être  à  cet  égard  en  avance  les  unes  sur  les  autreSf 
Les  chasseurs  par  exemple  qui  mangeaient  du  rhinocéros  et  qui  en- 
terraient leurs  morts  avec  des  rites  funéraires  à  Aurignac  ont  pu 
être  moins  barbares  que  les  sauvages  de  Saint-Acheul ,  comme  l'in- 
diqueraient quelques-unes  de  leurs  armes  et  certains  de  leurs  us^ 
tensiles.  Pour  l'Européen  qui  regarde  du  haut  de  sa  grandeur  les 
produits  de  l'humble  art  des  aborigènes  de  tous  les  temps  et  de 
tous  les  pays,  les  couteaux  et  les  flèches  de  l'Indien  peau  rouge  de 
l'Amérique  du  Nord,  les  haches  du  natif  australien,  les  instrumens 
trouvés  dans  les  anciennes  habitations  des  lacs  suisses,  ceux  des> 
tas  coquilliers  du  Danemark  ou  de  Saint-Acheul,  tous  ces  objets 
semblent  également  grossiers,  et  le  caractère  général  en  paraît  uni- 
forme. La  lenteur  du  progrès  des  arts  de  la  vie  sauvage  est  prouvée 
par  ce  fait,  que  les  premiers  instrumens  de  bronze  furent  fondus 
sur  le  modèle  des  instrumens  de  pierre  de  l'âge  précédent,  bien  que 
de  semblables  formes  n'eussent  pas  été  choisies  naturellement,  si 
l'on  avait  connu  les  métaux  avant  la  pierre.  La  résistance  des  tribus 
sauvages  aux  nouvelles  inventions,  leur  incapacité  à  se  les  assimiler 
se  montrent  bien  dans  l'Orient,  où  elles  continuent  à  employer  les 
instrumens  en  pierre  de  leurs  ancêtres,  quoique  de  puissans  em- 
pires, où  l'usage  des  métaux  était  connu,  aient  flori  pendant  trois 
mille  ans  dans  leur  voisinage.  » 

L'espèce  humaine  nous  montre  dans  son  état  actuel  quelque 
chose  de  semblable  à  ce  qu'observe  la  paléontologie  dans  le  spec- 
tacle général  de  la  nature  :  à  côté  des  formes  les  plus  parfaites  se 
sont  conservées  les  formes  les  plus  rudimentaires,  les  plus  hum- 
bles, déjà  en  existence  dès  qpe  la  vie  essaya  ses  forces  à  la  surface 
de  notre  planète.  De  même,  à  côté  de  tant  de  grandes  civilisations, 
nous  retrouvons  éparses  des  agrégations  humaines,  retardées  dans 
l'ignorance  et  la  grossièreté  des  premiers  âges.  Les  tribus  les  plu^ 
dégradées  ne  nous  rendent  pourtant  pas,  on  peut  l'affirmer,  l'image 


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Î20  REVUE   DÉS   DEUX   MONDES. 

de  l'homme  primitif  luttant  avec  des  pierres  contre  les  monstres  qui 
lui  disputaient  l'empire  de  la  terre  :  l'imagination  seule  peut  nous 
ramener  à  cet  âge  lierculéen  dont  les  premières  phases  ont  sans 
doute  précédé  la  création  du  langage,  et  nous  montrent  l'humanité 
à  peine  dégagée  encore  des  puissantes  étreintes  de  l'animalité. 

IL 

Si ,  par  la  doctrine  de  la  transfonnation  des  espèces ,  il  était  pos- 
sible d'établir  une  parenté,  une  filiation  certaine  entre  tous  les 
êtres  de  la  création,  la  question  de  l'ancienneté  de  l'homme  rece- 
vrait ainsi  une  solution  indirecte ,  et  la  zoologie  suppléerait,  sur  ce 
point  capital,  à  l'impuissance  de  la  géologie.  Aussi  n'y  a-t-il  pas 
lieu  de  s*étonner  que  sir  Charles  Lyell,  bien  qu'à  ses  yeux  les 
preuves  invoquées  dans  la  première  partie  de  cette  étude  aient 
toute  la  rigueur  d'une  démonstration,  ait  cherché  à  corroborer  sa 
thèse  en  appuyant,  par  des  argumens  très  ingénieux,  la  théorie  de 
M.  Charles  Darwin.  Au  premier  abord,  il  semble  que  son  ouvrage, 
V Antiquité  de  V Homme ^  manque  d'unité  :  toute  la  seconde  moitié 
est  consacrée  à  la  botanique,  à  la  zoologie  générales;  mais  ce  défaut 
d'unité  n'est  qu'apparent  :  il  est  encore  question  de  l'homme,  quand 
môme  on  ne  prononce  plus  son  nom.  La  loi  qui  relie  les  plus  hum- 
bles termes  de  la  série  animale  ou  végétale  en  rattache  aussi  les 
termes  les  plus  élevés.  Si  le  temps  seul  a  été  nécessaire  pour  que 
les  plantes  des  anciens  continens  devinssent,  par  une  série  de  méta- 
morphoses, les  plantes  de  nos  jardins  et  de  nos  forêts,  le  temps  a 
aussi  été  pour  quelque  chose  dans  la  formation  de  l'homme.  Si  Ton 
admet  une  intervention  spéciale  et  particulière  de  la  force  créatrice 
pour  expliquer  l'apparition  de  ces  myriades  d'êtres  variés  qui,  de- 
puis les  premiers  âges  géologiques  jusqu'au  temps  présent,  se  sont 
succédé  sur  le  globe,  on  peut  logiquement  penser  que  l'homme  est 
un  ouvrage  complet,  indépendant,  sans  lien  avec  le  passé,  que  son 
apparition,  comme  celle  de  toute  chose  vivante,- a  été  l'elTet  spon- 
tané, subit,  d'une  puissance  supérieure  à  nos  investigations.  C'est 
là,  il  est  à  peine  nécessaire  de  le  dire,  la  croyance  à  laquelle  la  tra- 
dition nous  a  accoutumés,  c'est  dans  cet  esprit  que  Ton  a  interprété 
le  mythe  biblique  d'une  statue  de  limon,  animée  par  un  souffle  di- 
vin; c'est  également  dans  le  sens  littéral  que  l'on  s'est  habitué  à 
comprendre  les  passages  relatifs  à  la  création  de  la  femme  :  au  lieu 
d'y  voir  une  expression  symbolique  de  l'unité  des  natures  mascu- 
line et  féminine,  reflet  et  complément  l'une  de  l'autre,  on  s'est  ar- 
rêté à  une  image  touchante  et  poétique,  l'un  des  tableaux  familiers 
de  ce  drame  qui  commence  à  la  création  de  l'homme  et  qui  finit 
avec  la  chute. 


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l'hohhe  primitif.  221 

L'inspiration  des  âges  primitifs  n'avait  rien  à  mettre  entre  le  créa- 
teur et  la  créature  ;  mais  la  science  a  placé  entre  eux  une  foule  de 
causes  secondes  et  en  a  sans  cesse  agrandi  la  part  et  Taction.  Il 
n'est  plus  conforme  à  nos  idées  modernes  de  voir  dans  chaque  évé- 
nement une  sorte  d'intervention  immédiate  de  la  force  divine  ;  ton- 
nerres, tempêtes,  inondations,  pestes,  tous  ces  phénomènes  sont 
réglés  par  des  lois  qui  demeurent  sans  cesse  en  action  ;  il  n'y  a  au- 
cune différence  pour  le  physicien  entre  la  petite  étincelle  qu'il  fait 
jaillir  à  volonté  dans  ses  appareils  et  la  foudre  qui  traverse  et  illu- 
mine les  cieux.  La  philosophie  naturelle  a  donné  à  notre  époque  une 
conception  du  monde  supérieure  à  celle  de  l'antiquité;  elle  ne  con- 
sidère plus  la  nature  matérielle  comme  le  jouet  de  vains  caprices, 
rbistoire  comme  un  duel  inégal  entre  Dieu  et  l'homme;  elle  em- 
brasse le  passé,  le  présent  et  l'avenir  dans  une  puissante  synthèse 
en  dehors  de  laquelle  rien  ne  peut  rester  isolé. 

Une  théorie  qui  rattacherait  les  unes  aux  autres,  par  des  lois  na- 
turelles, toutes  les  espèces  animales,  serait  donc  beaucoup  plus 
conforme  à  l'esprit  de  la  science  moderne  que  celle  qui  les  isole,  et 
qui  réclame,  pour  rendre  compte  de  leur  apparition  successive,  au- 
tant de  créations  nouvelles.  A  quoi  d'ailleurs  fait-on  tenir  l'exer- 
cice ou  l'inertie  de  cette  toute-puissance  qu'on  invoque  avec  une 
complaisance  si  facile  ?  Des  botanistes  examinent  deux  plantes  :  les 
uns  déclarent  qu'elles  sont  les  variétés  d'une  même  espèce,  les  au- 
tres qu'elles  constituent  deux  espèces  différentes.  Variétés,  on  les 
considère  comme  reliées  par  les  lois  ordinaires  du  monde  végétal, 
lois  éternelles,  toujours  en  action,  qui  règlent  la  croissance  de  la 
moindre  graminée  comme  celle  des  arbres  les  plus  majestueux,  qui 
ont  été  en  activité  dans  les  forêts  de  l'époque  houillère  comme  dans 
celles  de  notre  temps.  Espèces,  on  les  séparera  par  une  ligne  in- 
flexible, par  un  acte  souverain  de  la  toute-puissance,  qui  aurait  «à 
une  certaine  heure,  dans  un  certain  lieu,  fait  surgir  spontanément 
quelques  caractères  nouveaux  que  l'analyse  la  plus  délicate  a  sou- 
vent peine  à  saisir.  Il  n'est  pas  étonnant  que  les  botanistes  aient 
accueilli  avec  complaisance  les  idées  de  M.  Charles  Darwin  sur  la 
filiation  des  formes  organiques.  Voici  comment  s'exprime  à  ce  su- 
jet le  docteur  Hooker,  le  savant  directeur  des  jardins  botaniques 
de  Kew,  dans  son  Introduction  à  la  Description  de  la  Flore  aus- 
tralienne :  «  Les  relations  mutuelles  des  plantes  de  chaque  grande 
province  botanique,  et  en  fait  du  monde  entier,  sont  exactement  ce 
qu'elles  seraient,  si  la  variation  avait  continué  pendant  des  périodes 
indéfinies  à  s'opérer  de  la  façon  dont  nous  la  voyons  agir  pendant 
un  nombre  délimité  de  siècles,  de  façon  à  donner  graduellement 
naissance  aux  formes  les  plus  divergentes.  »  M.  de  Candolle,  une 
autre  autorité  en  ces  matières,  a,  dans  un  travail  récent  sur  Tes- 


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222  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

pèce  (1),  parlé  avec  beaucoup  de  faveur  des  théories  de  M.  Darwin, 
sans  les  admettre  toutefois  dans  leur  entier.  Un  des  passages  de 
cette  étude  renferme  une  attaque  très  résolue  contre  les  partisans 
des  créations  directes.  «  La  probabilité  de  la  théorie  de  l'évolution 
devrait  frapper  surtout  les  hommes  qui  ne  croient  pas  à  la  généra- 
tion spontanée  et  ceux  qui  répugnent  à  l'idée  d'une  force  créatrice, 
aveugle  ou  capricieuse,  ayant  donné  aux  mammifères  du  sexe  mas- 
culin des  mamelles  rudimentaires  inutiles,  à  quelques  oiseaux  des 
ailes  qui  ne  peuvent  servir  à  voler,  à  l'abeille  un  dard  qui  la  fait 
mourir,  si  elle  l'emploie  pour  sa  défense,  au  pavot  et  à  plusieurs 
campanules  dont  la  capsule  est  dressée  une  déhiscence  de  cette 
capsule  vers  le  sommet  qui  rend  sa  dissémination  difficile,  aux 
graines  stériles  de  beaucoup  de  composées  une  aigrette,  et  aux 
graines  fertiles  point  d'aigrette,  ou  souvent  une  aigrette  qui  se  sé- 
pare de  la  graine,  au  lieu  de  la  transporter.  Toutes  ces  singulaiîtés, 
tranchons  le  mot,  ces  défauts,  répugnent  et  embarrassent  dans  la 
théorie  d'une  création  directe  des  formes  telles  que  nous  les  voyons, 
ou  telles  qu'on  les  a  vues  à  l'époque  du  trias  ou  du  terrain  miocène; 
mais  il  en  est  autrement  dans  le  système  de  l'évolution.  Ces  inuti- 
lités ou  ces  défectuosités  d'organisation  seraient  pour  chaque  être 
un  héritage  d'aïeux  à  qui  elles  profitaient,  dans  des  conditions  d'or- 
ganisation plus  ou  moins  différentes,  avec  des  ennemis  différens  ou 
des  conditions  physiques  d'une  autre  nature.  L'héritage  est-il  de- 
venu inutile  ou  même  nuisible,  les  espèces  s'éteignent.  Leur  orga- 
nisation primitive  les  a  fait  prospérer  autrefois,  elle  les  fait  décli- 
ner aujourd'hui,  et  finalement  s'éteindre,  de  même  que  certaines 
gi'andes  qualités  d'un  peuple  ou  certains  avantages  naturels  qui 
le  faisaient  prospérer  jadis  lui  deviennent  quelquefois  inutiles, 
môme  nuisibles,  au  point  de  le  faire  périr.  Les  anomalies  rentrent 
alors  daHS  une  grande  loi,  et  je  trouve  naturel  que  des  hommes 
fort  éloignés  des  idées  matérialistes,  ayant  même  une  tendance 
prononcée  vers  d'autres  opinions,  préfèrent  la  doctrine  de  l'évolu- 
tion, et  s'attachent  plus  ou  moins  aux  doctrines  ou  aux  études  par 
lesquelles  on  s'efforce  de  la  démontrer.  » 

Si  l'on  admet  la  théorie  de  la  transformation  ou  de  l'évolution 
des  espèces ,  quelles  conséquences  faut-il  en  tirer  en  ce  qui  con- 
cerne l'homme?  Cest  à  ce  point  qu'il  faut  revenir.  Une  loi  qui  em- 
brasse toute  la  nature  animée  peut-elle  expirer  en  quelque  sorte  à 
ses  pieds?  Mais,  d'autre  part,  s'il  est,  comme  tout  le  reste,  soumis 
à  son  empire,  quelles  sont  donc  les  espèces  qui  sont  les  aïeules  de 
la  nôtre?  Où  nous  faut-il  chercher  ces  êtres  dont  la  chair  est  notre 

(1)  Éttuk  sur  Vespèce,  à  Vocc<uion  d'une  révision  de  la  famUle  des  capulifàres,  par 
M.  Alph.  de  Candolle. 


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l'homme  primitif.  22S 

cbair,  dont  le  sang  est  notre  sang?  La  zoologie  ne  peut  nous  laisser 
aucune  incertitude  à  cet  égard;  elle  nous  montre  du  doigt  ces  êtres 
que  Linné  au  xtiii''  siècle  nommait  anthropomorphes  ou  primates, 
et  que  Cuvier  appela  les  quadrumanes.  Ah  I  si  Ton  venait  nous  dire 
qu'une  filiation  obscure  rattache  ces  êtres  au  pauvre  nègre  du 
Congo,  aux  sujets  féroces  du  roi  de  Dahomey,  aux  Fans  cannibales 
qui  ouvrent  des  boucheries  de  chair  humaine,  aux  maigres  et  hideux 
Australiens;  si  Ton  ajoutait  que  ces  populations  si  dégradées  n'ont 
sans  doute  pas  avec  les  singes  anthropoïdes  modernes  une  parenté 
directe,  mais  que  les  races  inférieures  et  les  espèces  actuelles  de 
quadrumanes  représentent  en  quelque  sorte  les  extrémités  de  deux 
branches  qui  ont  été  sans  cesse  en  divergeant  depuis  des  périodes 
géolo^ques  assez  anciennes,  nous  nous  consolerions  sans  doute 
assez  facilement  de  ces  déclarations  de  la  science  ;  mais  dès  qu'il 
s'agit  de  nous-mêmes,  notre  orgueil  met  ses  jugemens  en  suspi- 
cioç.  Le  moi  se  révolte,  il  ne  raisonne  pas,  il  repousse  toutes  ceb 
chaînes  dont  on  veut  le  charger;  il  rejette  ces  solidarités  acca- 
blantes ;  il  lui  est  si  facile,  il  lui  est  si  doux  de  s'isoler,  et,  quand  le 
monde  l'écrase,  ne  peut-il  refaire  le  monde  dans  sa  pensée?  Aussi 
n'est-ce  pas  sans  précautions  que  M.  Huxley  aborde  la  comparaison 
de  l'homme  et  des  singes  anthropoïdes.  «  Essayons  un  moment, 
dit-il ,  d'ôter  le  masque  de  l'humanité;  nous  serons  des  savans  sa- 
turniens, si  vous  voulez,  assez  familiers  avec  les  animaux  qui  habi- 
tent aujourd'hui  la  terre,  et  occupés  à  discuter  les  rapports  qui 
unissent  ces  animaux  à  un  étrange  et  nouveau  <(  bipède  droit  et 
sans  plumes  »  que  quelque  voyageur  entreprenant,  surmontant  les 
diiDcuItés  de  l'espace  et  de  la  gravité,  aurait  apporté  de  la  distante 
planète  pour  notre  inspection,  »  C'est,  on  le  voit,  l'homme  physi- 
que, le  cadavre,  non  l'être  moral  et  intellectuel  dont  s'empare  l'a- 
natomie  comparée.  Elle  le  range  d'abord  à  première  vue  parmi  les 
vertébrés  mammifères,  puis  le  classe,  d'après  la  forme  de  la  mâ- 
choire inférieure,  des  dents  molaires  et  du  crâne,  parmi  les  mam- 
mifères placentaires,  c'est-à-dire  parmi  ceux  qui  pendant  la  pé- 
riode de  gestation  sont  nourris  par  l'intermédiau-e  d'un  placenta; 
enfin  elle  le  rapproche  de  Tordre  des  singes,  en  se  demandant  si  elle 
doit  l'y  placer,  ou  créer  en  son  honneur  et  à  côté  d'eux  un  ordre 
nouveau. 

Ici  la  discussion  se  resserre  sur  un  terrain  bien  étroit  :  dans  l'en- 
semble de  son  organisation,  l'homme  se  rapproche  surtout  des 
gibbons,  des  orangs,  des  chimpanzés  et  des  gorilles,  et  particuliè- 
rement de  ces  deux  derniers  grands  singes  africains.  Depuis  fort 
longtemps,  on  connaît  le  chimpanzé,  l'on  a  pu  étudier  ses  mœurs, 
et  U  n'est  personne  qui  n'ait  eu  occasion  d'en  voir  dans  les  musées 
xoologiques  ou  les  ménageries.  Le  gorille,  au  contraire,  n'est  entré 


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22&  REVUE  DES  DEUX  KONDES. 

que  depuis  quelques  années  seulement  dans  les  cadres  de  la  zoolo- 
gie :  Hannon  en  avait  pourtant  déjà  parlé  dans  son  Périple;  mais, 
aprës  lui,  il  faut  aller  jusqu'au  xvi*  siècle  pour  trouver  une  mention 
nouvelle  de  cet  étrange  animal  dans  les  récits  d'un  soldat  anglais 
nommé  Battel.  Au  commencement  du  siècle  actuel,  un  capitaine 
anglais,  Bowditcli ,  raconta  les  confidences  qu'il  reçut  au  sujet  des 
gorilles,  et  jusqu'à  1847  on  en  fut  réduit  à  ces  récits  suspects.  A 
cette  époque,  le  docteur  Wilson,  missionnaire  américain,  fournit  à 
M.  Thomas  Savage  et  à  M.  Jeflries  Wyman,  professeur  d'anatomîe 
comparée  à  l'université  de  Cambridge,  aux  États-Unis,  les  élémens 
d'un  travail  scientifique,  relatif  à  l'ostéologie  du  grand  singe  du 
Gabon.  M.  Savage  lui  donna  le  nom  de  gorille,  emprunté  au  récit 
d'Hannon,  en  décrivit  les  caractères,  et  M.  Wyman  fit  connaître  la 
tète  osseu-e  du  mâle  et  de  la  femelle,  en  s' attachant  à  faire  ressortir 
les  différences  qui  séparent  le  gorille  du  chimpanzé.  Ces  belles 
études  furent  bientôt  complétées  par  plusieurs  mémoires  de  M.  Ri- 
chard Owen,  qui  chercha  à  établir  la  hiérarchie  et  les  relations  mu- 
tuelles des  grands  singes  anthropoïdes.  Jusque-là,  l'histoire  ana- 
tomique  du  gorille  était  réduite  à  son  ostéologie;  elle  fut  complétée 
en  1836  par  une  belle  monographie  de  M.  Duvernoy,  alors  profes- 
seur au  Muséum  d'histoire  naturelle,  et  on  peut  s'étonner  à  bon 
droit  que  ce  remarquable  travail  ne  soit  même  pas  mentionné  dans 
l'ouvrage  récent  de  M.  Huxley.  Suivant  M.  Duvernoy,  les  grands 
singes  anthropoïdes  se  distingueraient  de  l'homme  par  des  carac- 
tères physiques  très  essentiels.  En  premier  lieu,  la  colonne  verté- 
brale ne  forme  chez  ces  animaux  qu'un  seul  ressort,  au  lieu  d'être 
infléchie  en  sens  divers,  sous  forme  d'S,  comme  chez  l'homme. 
M.  Duvernoy  concluait  de  là  que  ces  grands  singes,  essentiellement 
arboricoles,  bien  que  capables  de  se  tenir  debout,  étaient  cepen- 
dant conformés  pour  marcher  ordinairement  à  quatre  pattes.  En 
second  lieu,  la  forme  des  extrémités  indique  que  ces  animaux  ne 
sont  pas  faits  pour  vivre  habituellement  sur  le  sol ,  mais  sur  les 
branches  des  arbres.  Enfin  leur  cerveau  est  beaucoup  moins  déve- 
loppé que  celui  de  l'homme.  La  capacité  d'un  crâne  humain  adulte 
est  en  moyennne  trois  fois  plus  grande  que  celle  du  gorille,  du 
chimpanzé  ou  del'orang.  Cette  capacité  varie  d'ailleurs  chez  l'homme 
jusqu'au  dernier  terme  de  la  croissance  :  depuis  l'enfance  jusqu'à  la 
fin  de  l'adolescence,  elle  s'élève  de  115  à  170  centilitres.  Chez  les 
singes  supérieurs  au  contraire,  cette  augmentation  est  très  faible, 
ou  nulle,  ou,  chose  plus  étrange,  est  remplacée  quelquefois  par  une 
diminution.  Ce  rétrécissement  du  cerveau  explique,  suivant  Cuvier, 
comment  la  brutalité  succède  chez  les  orangs  à  la  douceur  et  à  l'in- 
telligence du  jeune  âge. 
Quel  est  parmi  les  singes  anthropoïdes  et  sans  queue  celui  qui  se 


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l'homiie  primitif.  225 

rapproche  le  plus  de  Thomme?  M.  Duvemoy  n'attachait  qu'une  mé- 
diocre importance  à  cette  question,  tant  lui  semblait  grande  la  dis- 
tance entre  notre  espèce  et  le  groupe  des  quadrumanes.  Il  observait 
cependant  que  le  chimpanzé  a  une  capacité  crânienne  plus  gi*ande 
que  le  goriUet  ce  qui  expliquerait  le  contraste  entre  la  férocité  de 
ce  dernier  et  l'intelligence  du  premier.  Il  est  au  reste  très  difficile 
d'établir  une  hiérarchie  rigoureuse  parmi  les  singes  supérieurs  :  un 
genre  peut  sur  un  certain  point  se  rapprocher  plus  qu'un  autre  de 
l'homme,  mais  s'en  écarter  davantage  sur  un  point  différent  de  l'or- 
ganisation. M.  Wyman  et  Isidore-Geoffroy  Saint-Hilaire  ont  placé  le 
chimpanzé  avant  le  gorille  ;  le  professeur  Owen  admet  au  contraire 
la  série  descendante  :  gorille,  chimpanzé,  orang,  gibbon.  Dans  ces 
derniers  temps,  la  comparaison  de  l'homme  et  des  singes  supérieurs 
a  été  reprise ,  surtout  au  point  de  vue  de  l'anatomie  du  cerveau. 
M.  Owen  a  signalé  dans  cet  organe,  chez  l'homme,  des  particulari- 
tés qui,  suivant  lui,  font  défaut  chez  les  quadrumanes.  «  Le  cerveau 
de  l'homme,  disait-il  à  Oxford  en  1860  à  la  réunion  de  l'Association 
britannique ,  indique  un  progrès  plus  décisif  et  plus  marqué  que 
celui  qu'on  observe  en  passant  d'une  sous-classe  à  une  autre  avant 
d'arriver  à  lui.  Les  hémisphères  cérébraux  débordent  le  cervelet;  ce 
développement  est  particulier  à  l'homme;  il  en  est  de  même  pour  la 
poêterior  cornu  du  ventricule  latéral  et  pour  Yhippocampus  minor^ 
qui  caractérisent  le  lobe  postérieur  de  chaque  hémisphère  (1).  La 
substance  grise  superficielle  du  cerveau,  en  raison  du  nombre  et  de 
la  profondeur  des  circonvolutions,  atteint  son  maximum  d'étendue 
chez  l'homme.  Des  pouvoirs  mentaux  particuliers  sont  associés  à 
cette  forme  particulière  du.  cerveau,  et  par  l'estimation  que  j'en 
fais  je  suis  conduit  à  regarder  le  genre  homo  non  comme  le  simple 
représentant  d'un  ordre  distinct,  mais  comme  appartenant  à  une 
sous-classe  distincte  de  mammifères,  pour  lesquels  je  propose  le 
nom  de  archencephala.  » 

M.  Huxley  protesta  immédiatement  contre  ces  conclusions  et  dé- 
clara que  le  troisième  lobe  n'est  point  caractéristique  de  l'homme, 

(I)  Le  cerveau,  on  le  sait,  est  divisé  en  deux  moitiés  nommées  hémisphères  et  sépa- 
rées par  une  cloison  verticale.  A  la  face  inférieure  du  cerveau,  on  distingue  dans  cha* 
que  hémisphère  trois  lobes  séparés  entre  eux  par  des  sillons  et  désignés  sous  le  nom 
et  lobes  antérieur,  moyen  et  postérieur.  Le  csrvêiet  est  placé  sous  la  partie  postérieure 
eu  cerveau.  Quand  on  incise  le  cerveau ,  on  trouve  dans  Tintérienr  une  cavité ,  car  la 
matière  cérébrale  n*est  pas  assez  abondante  pour  remplir  toute  la  boite  crânienne. 
Cette  cavité  a  la  forme  d*une  Assure  à  peu  près  parallèle  à  la  ligne  de  séparation  des 
deux  hémisphères.  Elle  a  trois  branches  ou  cornes.  Tune  dirigée  en  avant,  l'autre  en 
arrière,  la  troisième  latéralement.  Chez  le  chien,  cette  cavité  n*a  que  deux  branches  ; 
la  branche  postérieure  manque.  Quant  à  Yhippocampus  minor,  c'est  une  petite  émi- 
qui  se  montre  dans  la  corne  postérieure  de  Thomme. 

XLV.  45 


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226  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

mais  qu'on  le  trouve  chez  tous  les  quadrumanes  supérieurs ,  que 
chez  ces  animaux,  comme  dans  notre  espèce,  le  cerveau  déborde  le 
cervelet,  qu'ils  ont  enfin  une  corne  postérieure  dans  leurs  ventri- 
cules  latéraux,  ainsi  qu'un  petit  hippocampe.  A  la  suite  de  cette 
discussion  s'est  engagée  une  polémique  des  plus  vives  qui  est  loin 
d'être  encore  épuisée.  La  plupart  des  anatomistes  anglais  ont  pris 
parti  pour  M.  Huxley;  je  citerai  dans  le  nombre  M.  RoUeston,  pro- 
fesseur d'aaatomie  à  Oxford,  qui  a  eu  l'obligeance  de  me  monti-er, 
au  musée  de  l'université,  les  cerveaux  d'un  grand  nombre  de  singes; 
M.  Marshall,  qui  a  publié  une  belle  photographie  d'un  cerveau  de 
chimpanzé;  M.  Flower,  le  conservateur  du  musée  du  collège  royal  de 
chirurgie.  Ces  discussions,  qui  ont  eu  un  très  grand  retentissement 
et  où  l'on  a  quelquefois  apporté  une  ardeur  regrettable,  ont  mis  en 
relief  les  travaux  d'un  savant  français  trop  modeste,  M.  Gratiolet,  à 
qui  l'on  doit  de  bien  remarquables  études  sur  la  structure  du  cer- 
veau chez  les  mammifères.  En  comparant  toutes  les  descriptions 
aujourd'hui  connues,  on  peut  s'assurer  que  la  position  relative  du 
cerveau  et  du  cervelet  varie  légèrement  chez  les  quadrumanes  : 
tantôt  le  second  est  légèrement  découvert,  au  moins  sur  une  partie 
de  son  pourtour,  tantôt  il  est  à  peine  couvert,  tantôt  il  l'est  com- 
plètement, mais  jamais  la  saillie  n'est  aussi  proéminente  que  chez 
Thomme.  Poiu"  la  corne  postérieure,  rudimentaire  chez  quelques 
singes,  elle  se  développe  davantage  chez  les  singes  supérieurs,  sans 
former  cependant  un  enfoncement  aussi  marqué  que  chez  l'homme; 
enfin  le  petit  hippocampe  se  montre  aussi  plus  ou  moins  nettement 
chez  la  plupart  des  singes,  sans  être  toutefois  dessiné  tout  à  fait 
comme  dans  le  ventricule  humain. 

Il  est  permis  de  croire  qu'on  a  peut-être  attaché  trop  d'impor- 
tance à  ces  caractères,  d'autant  plus  qu'on  ne  sait  absolument  rien 
sur  le  rôle  fonctionnel  des  hippocampes  et  des  cornes.  La  science 
est  sans  doute  obligée  souvent  de  se  borner  à  constater  les  faits  sans 
prétendre  les  expliquer,  mais,  pour  différencier  les  cerveaux  humains 
et  simiens,  elle  peut  citer  des  caractères  d'une  interprétation  moins 
obscure.  M.  Gratiolet  a  fait  remarquer  que  le  cerveau  de  l'homme 
a  un  poids  exceptionnel,  une  hauteur  verticale  bien  supérieure  à 
celle  qu'on  mesure  chez  les  singes,  enfin  que  les  lobes  frontaux  ont 
dans  notre  espèce  une  richefese  de  plis  et  une  complication  qui  sont 
sans  doute  en  raqaport  avec  la  supériorité  de  notre  intelligence.  On 
peut  dire  aussi  que  le  corps  calleux  (1)  est  bien  plus  étendu  chez 
l'homme  que  chez  les  singes. 

(1)  Le  corps  calleux  est  une  lame  médullaire  qui  remplit  la  partie  inrérieure  de  la 
fissure  profonde  qui  divise  les  deux  hémisphères  du  cerveau. 


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L  HOMME   PRIMITIF.  227 

C'est  également  M.  Gratiolet  qui  a  reconnu  que,  même  pendant 
l'état  fœtal,  le  cerveau  des  hommes  ne  ressemble  jamais  complète- 
ment à  celui  des  singes.  Les  plis  ou  circonvolutions  pendant  cette 
phase  obscure  de  la  vie  n'apparaissent  pas  chez  les  uns  et  les  autres 
dans  un  ordre  identique  ;  l'encéphale  humain  diffère  à  toutes  les 
époques  de  celui  des  mammifères  adultes,  aussi  bien  que  de  celui 
des  mammifères  en  voie  de  développement.  On  en  peut  bien  juger, 
grâce  aux  beaux  dessins  de  l'atlas  qui  accompagne  le  deuxième  vo- 
lume de  YAnaiomie  comparée  du  système  nerveux^  par  MM.  Lauret 
et  Gratiolet,  ouvrage  qui  restera  comme  un  des  plus  beaux  monu- 
mens  de  la  science  moderne.  On  y  peut  voir,  et  les  yeux  dans  cette 
circonstance  donnent  des  phénomènes  une  idée  bien  plus  saisissante 
que  d'arides  descriptions,  que  les  nains  eux-mêmes,  ces  microcé- 
phales humains,  demeurent  toujours  des  hommes,  et  ne  sont  jamais 
des  singes.  Le  simple  fait  que  les  simiens  les  plus  gigantesques 
n'ont  jamais  un  cerveau  plus  grand  que  les  enfans  nouveau-nés  est 
assez  éloquent;  mais  Tanatomie  relève  bien  d'autres  différences. 
Toutes  les  nuances  qu'elle  signale  méritent  assurément  d'être  no- 
tées :  les  moindres  détails  ont  de  la  valeur  quand  il  s'agit  de  l'organe 
qui  est  l'instrument  de  toutes  les  opérations  psychiques;  nusquam 
magis  quam  in  minimis  tota  est  natura.  La  véritable  échelle  nous 
manque  pour  mesurer  les  degrés  de  l'organisation  :  aussi  n'est-ce 
qu'avec  réserve  qu'on  peut  accepter  les  déclarations  de  M.  Huxley 
quand  il  affirme  que  T homme  diffère  moins  du  chimpanzé  et  de 
l'orang  que  ces  animaux  eux-mêmes  diffèrent  des  autres  singes. 
Qu'il  s'agisse  d'un  caractère  anatomique  ou  d'un  autre,  de  l'ostéo- 
logîe  du  pied  ou  de  la  structure  cérébrale,  c'est  toujours  à  cette 
conclusion  que  l'on  est  poussé  par  JI.  Huxley.  Toutefois,  s'il  place 
l'homme  et  les  singes  au  même  niveau  anatomique,  il  les  sépare 
par  l'abîme  du  raisonnement.  Il  ne  faut  point,  suivant  lui,  rendre 
la  pensée  entièrement  dépendante  des  phénomènes  de  l'organisa- 
tion :  le  cerveau  d'un  sourd-muet,  d'un  idiot  peut  ressembler  à 
celui  d'un  homme  de  génie;  mais  l'un  est  comme  une  montre  dont 
le  grand  ressort  est  cassé,  l'autre  est  une  montre  en  marche.  Les 
deux  montres  sont  semblables;  mais  un  cheveu  dans  une  roue,  un 
grain  de  rouille  sur  un  pignon,  une  dent  déformée,  quelque  chose 
de  si  imperceptible  que  l'œil  de  l'horloger  a  peine  à  le  découvrir, 
arrêtera  dans  l'une  tout  mouvement.  «  Croyant  avec  Guvier,  écrit 
M.  Huxley,  que  la  possession  du  langage  articulé  est  le  grand  trait 
distinctif  de  l'homme ,  je  trouve  très  facile  à  comprendre  qu'une 
différence  de  structure  à  peine  discernable  ait  pu  être  la  cause  pre- 
mière de  la  divergence  incommensurable  et  pratiquement  infinie  des 
hommes  et  des  singes.  » 


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228  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

M.  Gratiolet  est  aussi  d'avis  que  la  faculté  du  langage  constitue 
le  caractère  spécifique  de  l'intelligence  humaine.  Les  hommes  à 
petit  cerveau  parlent;  aucun  singe  n'a  jamais  parlé.  M.  Gratiolet 
attache  une  bien  plus  grande  importance  que  M.  Huxley  aux  détails 
anatomiques  qui  distinguent  les  encéphdes  humains  et  simiens» 
puisqu'il  range  l'homme,  avec  M.  Serres  et  M.  Isidore-Geoffroy  Saint- 
Hilaire,  dans  un  règne  à  part;  mais  il  ne  croit  pouvoir  mieux  carac- 
tériser ce  règne  qu'en  lui  donnant  le  nom  de  règne  du  verbe.  Par 
des  exemples  fort  ingénieux ,  il  montre  comment  la  Csiculté  du  lan- 
gage est  indispensable  au  développement  de  la  pensée.  «  Cette  fa- 
culté, écrit-il,  en  délivrant  l'intelligence  de  l'esclavage  des  sens,  est 
la  condition  première  de  toutes  les  idées  morales.  L'idée  du  nombre 
elle-même  n'existe  que  par  elle.  Tout  nombre  comprend  en  effet 
l'idée  abstraite  d'unité,  et  peut  être  représenté  par  M  +  1,  M  étant 
le  signe  d'une  collection  définie  d'unités.  Or  une  pareille  idée  ne 
peut  venir  des  sens,  l'expérience  démontrant  que  la  plus  grande 
valeur  de  M,  appréciable  dans  une  sensation  immédiate,  est  de  deux 
ou  trois  tout  au  plus.  »  Bien  des  expériences  peuvent  servir  à  con- 
firmer cette  assertion  pour  ce  qui  regarde  les  animaux  :  les  enfans, 
on  le  sait,  n'apprennent  à  compter  qu'en  apprenant  à  parler.  Pour 
l'homme  adulte,  trois  objets  frappent  autrement  ses  yeux  que  deux; 
mais  ses  sens  ne  lui  font  pas  distinguer  dans  un  panier  dix-neuf 
œufs  par  exemple  de  vingt.  Le  nombre  n'est  ni  dans  les  sens  ni  dans 
l'imagination;  l'idée  que  nous  en  possédons  suppose  un  langage 
formel. 

Une  analyse  subtile  retrouverait  peut-être  dans  la  faculté  du  lan- 
gage la  force  qui  nous  permet  de  nous  élever  à  beaucoup  d'autres 
notions  fondamentales  qui  servent  en  quelque  sorte  dé  base  à  tout 
l'édifice  de  l'intelligence  humaine.  On  pourrait  dire  en  ce  cas  que 
cette  faculté  organise  la  pensée,  de  même  que  la  force  vitale  orga- 
nise la  matière  inerte.  L'origine  du  langage,  serait-ce  donc  le  phé- 
nomène qui  a  fait  passer  notre  espèce  de  l'animalité  proprement 
dite  à  l'humanité?  Le  langage  inarticulé  des  brutes  a-t-il  pu  se 
transformer  en  langage  articulé  par  suite  du  développement  graduel 
d'un  organe?  La  philosophie  des  langues,  la  syntaxe  seraient-elles 
virtuellement  enfermées  déjà  dans  ces  sons  qui  n'expriment  que  les 
monotones  appels  de  la  joie,  de  la  souffrance,  de  la  terreur?  Y  au- 
rait-il chez  les  animaux  supérieurs  tout  un  mécanisme  préparé  ea 
quelque  sorte  pour  le  raisonnement,  mais  tenu  encore  immobile  par 
quelque  frein  matériel?  Les  philologues  s'accordent  généralement  à 
reconnaître  que  les  langues  ont  été  créées  de  toutes  pièces,  qu'elles 
ont  été  des  œuvres  spontanées,  complètes,  sorties  de  la  pensée  hu- 
maine aussi  naturellement  que  la  fleur  sort,  de  l'arbre.  M.  Renan  a 


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l'homme  primitif.  229 

développé  cette  thèse  dans  son  livre  sur  YOrigine  du  Langage  avec 
cette  hauteur  de  vues  qui  caractérise  tous  ses  écrits.  Il  est  singulier 
de  voir,  par  des  chemins  si  dilFérens,  la  philologie  et  l'anatomie  ar- 
river à  des  points  presque  voisins.  La  première  ne  connaît  l'homme 
que  lorsqu'à  a  inventé  le  langage,  la  seconde  nous  donne  à  penser 
que  l'homme  n'a  cessé  d'être  un  singe  que  le  jour  où  il  a  parlé.  Ce 
n'est  là  qu'une  hypothèse;  ce  qui  paraît  certain  à  M.  Huxley,  c'est 
que  les  différences  de  stmcture  qui  nous  distinguent  des  brutes  sont 
moins  profondes  que  celles  qui  séparent  les  brutes  les  unes  des 
autres,  et  que  toute  théorie  admise  pour  expliquer  l'apparition  ou 
la  transformation  des  espèces  animales  doit  nécessairement  s'appli- 
quer à  l'homme.  Parmi  ces  théories,  celle  qui  lui  semble  la  plus 
adaptée  à  l'état  actuel  de  la  science  est  celle  de  M.  Charles  Darwin. 
Hommes  et  singes  actuels  descendent  donc,  suivant  lui,  par  une 
filiation  directe,  des  singes  fossiles  que  retrouve  la  paléontologie. 

c  Mais  quoi  l  écrit-il.  De  tous  côtés  j'entends  ce  cri  :  Kous  sommes  des 
hommes  et  des  femmes,  et  non  des  singes  perfectionnés,  à  jambes  un  peu 
plus  longues,  avec  un  pied  plus  compacte  et  un  cerveau  plus  grand  que 
vos  gorilles  brutaux  et  vos  chimpanzés.  La  faculté  d'apprendre,  la  con- 
science du  bien  et  du  mal,  la  tendresse  des  affections  humaines,  nous  élè- 
vent au-dessus  de  toute  véritable  alliance  avec  les  brutes,  quelque  étroites 
que  soient  les  ressemblances  qui  semblent  nous  en  rapprocher. 

«  K  cela,  je  puis  seulement  répondre  que  Texclamation  serait  plus  juste 
et  aurait  toute  mon  approbation,  si  elle  s'adressait  à  d'autres.  Ce  n'est  pas 
moi  qui  cherche  à  fixer  la  dignité  de  l'homme  sur  son  grand  orteil,  ou  qui 
insinue  que  nous  sommes  perdus  si  nous  n'avons  pas  ^ hippocampus  minor. 
Au  contraire,  j'ai  fait  de  mon  mieux  pour  dissiper  ces  vanités.  J'ai  cherché 
à  prouver  qu'aucune  ligne  de  démarcation  absolue,  plus  profonde  que  celle 
qui  sépare  les  animaux  qui  nous  succèdent  immédiatement  sur  l'échelle 
hiérarchique,  ne  peut  être  tracée  entre  le  monde  animal  et  nous-mêmes 
au  point  de  vue  de  l'organisation,  et  je  puis  ajouter,  comme  l'expression  de 
ma  croyance,  que  toute  tentative  faite  pour  tracer  une  démarcation  psy- 
chique est  également  futile,  et  que  déjà  les  plus  hautes  facultés  d'intelli- 
gence et  de  sentiment  commencent  à  germer  dans  les  formes  les  plus 
humbles  de  la  vie. 

c  Mais  la  croyance  à  l'unité  d'origine  de  l'homme  et  des  brutes  implique^ 
t-eUe  nécessairement  la  brutalité  et  la  dégradation  de  l'homme?  Un  enfant 
intelligent  ne  pourrait -il  confondre  par  des  argumens  tangibles  les  rhé- 
toriciens  étroits  qui  prétendent  nous  imposer  cette  conclusion?  Serait-il 
vrai  que  le  poète,  le  philosophe,  l'artiste  dont  le  génie  glorifie  son  âge,  est 
dégradé  par  la  probabilité  historique,  sinon  par  la  certitude,  qu'il  est  le 
descendant  direct  de  quelque  sauvage  nu  et  bestial,  qui  par  l'intelligence 
pouvait  dépasser  un  peu  le  renard  et  se  rendre  un  peu  plus  redoutable  que 
le  tigre?  Ou  faut-il  qu'il  aboie  et  se  mette  à  quatre  pattes  parce  qu'il  a  été 
primitivement  un  œuf  qu'aucune  méthode  d'analyse  ne  pourrait  distin- 


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230  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

guer  de  Tœuf  d'Un  chien?  Le  philanthrope,  le  saint  doivent-ils  renoncer  à 
mener  une  noble  vie  parce  que  Tétude  la  plus  superficielle  de  la  nature  hu- 
maine y  révèle,  dans  ses  profondeurs,  les  passions  égoïstes  et  les  féroces 
appétits  du  dernier  quadrupède?  L*amour  maternel  est-il  vil  parce  qu'une 
poule  en  fait  preuve,  la  fidélité  parce  que  le  chien  la  possède? 

«  Le  bon  sens  de  la  masse  de  Thumanité  répondra  à  ces  questions  sans^ 
un  moment  d'hésitation.  Les  penseurs,  une  fois  arrachés  aux  influences  du 
préjugé  et  de  la  tradition,  verront  dans  la  bassesse  de  notre  origine  la 
meilleure  preuve  de  la  splendeur  de  nos  capacités,  et  nos  progrès  dans  le 
passé  nous  garantiront  ceux  d'un  plus  noble  avenir.  » 

Le  ton  véhément  de  cette  défense  montre  jusqu'à  quel  point 
M.  Huxley  a  la  conscience  que  son  livre  soulève  par  beaucoup  de 
côtés  les  instinctives  protestations  de  Tesprit.  On  nous  fait  toucher 
du  doigt  les  analogies  de  structui*e  entre  l'homme  et  les  brutes; 
mais  ce  je  ne  sais  quoi  dont  on  parle,  et  qui,  en  dépit  de  tant  de 
ressemblances,  doit  expliquer  le  contraste  entre  l'intelligence  et 
l'instinct,  entre  la  liberté  et  l'obéissance  à  des  lois  permanentes,  on 
ne  peut  nous  le  montrer;  on  en  parle  avec  révérence,  sans  pouvoir 
en  déterminer  ni  l'origine,  ni  la  nature,  ni  l'action.  Il  n'est  donc 
pas  surprenant  que  certains  naturalistes,  au  lieu  de  se  confier  à  des 
forces  inconnues,  essaient  de  retrouver  dans  notre  organisation 
même  les  marques  de  notre  noblesse.  Peut-être,  comme  le  dit 
M.  Huxley,  se  montrent-ils  en  cela  moins  spiritualistes  que  leurs 
adversaires;  mais  leur  spiritualisme  est  en  quelque  sorte  plus  tan- 
gible, par  cela  même  qu'il  se  tient  plus  rapproché  de  la  nature  hu- 
maine et  parle  un  langage  que  nous  sommes  plus  aptes  à  com- 
prendre. 11  est  un  autre  spiritualisme  qui  embrasse  l'ensemble  des 
choses  créées,  qui  ne  voit  dans  les  métamorphoses  de  la  nature  in- 
organique et  de  la  nature  organisée  que  les  développemens  d'une 
grande  pensée,  les  actes  successifs  d'une  môme  volonté.  Du  fond  de 
rinfini,  du  haut  de  l'absolu,  il  contemple  le  monde  avec  un  senti- 
ment d'admiration  profonde  et  s'incline  avec  révérence  devant  le 
plus  obscur  de  ses  phénomènes.  Il  cherche  en  toute  chose  éphémère 
l'étemel,  dans  toute  chose  éternelle  le  changement.  Il  tient  la  pen- 
sée balancée,  comme  dans  une  mutation  perpétuelle,  entre  deux 
abîmes.  L'espèce  humaine  a  eu,  personne  n'en  doute,  une  origine 
matérielle  :  elle  est  sortie  par  des  évolutions  plus  ou  moins  longues 
du  sein  même  de  la  nature,  comme  chaque  jour  encore  les  em- 
bryons sortent  des  œufs.  Notre  race  a  de  plus  une  origine  divine, 
car  les  idées  dont  elle  est  la. représentation  et  le  dépositaire  font 
partie  de  l'intelligence  universelle.  Il  n'est  aucune  partie  de  la  créa- 
tion où  cette  intelligence  n'éclate;  seulement  la  langue  de  la  nature 
n'est  pas  toujours  compréhensible  :  certains  êtres  ne  nous  appa- 


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L*HOMME   PRIMITIF.  231 

raîssent  que  comme  les  ébauches  informes  d'un  artiste  infatigable, 
d'une  fantaisie  aussi  désordonnée  que  puissante.  Les  animaux  dont 
les  mœurs,  les  attitudes,  le  visage,  nous  obligent  à  un  retour  in- 
stinctif sur  nous-mêmes  nous  causent  plus  qu'un  involontaire  dé- 
goût :  leur  aspect  soulève  au  plus  profond  de  notre  être  je  ne  sais 
quelle  étrange  inquiétude.  Nous  voudrions  effacer  dans  le  riant  ta- 
bleau du  monde  ces  images  déformées,  ces  fantômes  avilis  de  la 
personne  humaine  ;  mais  notre  puissance  expire  devant  cette  force 
silencieuse,  impénétrable,  qui  emporte  dans  son  mouvement  toutes 
les  choses  créées,  et  notre  raison  trouve  partout  des  énigmes,  en 
elle-même  et  hors  d'elle-même,  dans  les  abstractions  où  elle  se 
complaît  comme  dans  le  balancement  des  mondes  ou  le  ricanement 
diabolique  d'un  singe. 

Une  chose  toutefois  doit  nous  consoler  et  nous  raffermir  :  les 
énigmes  mêmes  que  se  pose  l'intelligence  témoignent  de  sa  gran- 
deur, car  n'est-il  pas  vrai  de  dire  que  celui-là  sait  le  plus  qui  se 
fait  à  lui-même  le  plus  de  questions?  A  quelques-uns  l'étude  des 
rapports  entre  l'homme  et  les  bêtes  pourra  sembler  un  danger,  un 
signe  de  décadence,  une  sorte  d'abdication  morale.  Ces  craintes, 
justifiées  peut-être  en  un  certain  jour  ou  dans  un  certain  lieu,  n'ar- 
rêtent pas  celui  qui  se  place  à  la  hauteur  d'une  philosophie  indé- 
pendante des  systèmes  et  des  écoles.  Quelle  que  soit  l'origine  de 
l'homme,  il  a  depuis  des  siècles  une  histoire  qui  n'emprunte  rien 
au  règne  animal  :  il  a  élevé  civilisation  sur  civilisation  et  rempli  le 
monde  des  monumens  de  son  ambition  et  de  son  génie;  il  est  le  seul 
acteur  d'un  drame  où  les  autres  êtres  n'apparaissent  que  comme 
des  accessoires.  Puis,  si,  laissant  derrière  lui  le  inonde  visible,  il 
entre  dans  la  sphère  idéale  de  la  pensée ,  nul  ne  peut  l'y  suivre, 
et  il  s'élance  tout  seul  dans  ces  régions  qui  lui  ont  été  réservées. 
Qui  ne  connaît  ce  tableau  admirable  où  Michel-Ange  a  représenté 
la  création  de  la  femme?  On  pourrait  y  voir  comme  une  image 
symbolique  de  la  création  de  l'âme.  Étendu  sur  un  sol  nu  et  dé- 
chiré, Adam  est  plongé  dans  un  sommeil  léthargique  et  sans  rêves; 
sa  tête  sombre  et  pendante ,  ses  mains  languissantes  sont  presque 
celles  d'un  cadavre;  cependant  Eve,  souriante,  étonnée,  s'élève 
derrière  lui  par  un  mouvement  plein  de  force  et  de  grâce ,  et  tend 
ses  mains  suppliantes  vers  l'austère  Créateur.  Ainsi  de  la  matière 
inerte  livrée  aux  vulgaires  combinaisons  des  affinités  chimiques  sort 
une  flamme  que  rien  ne  peut  étouffer  ni  ternir,  et  qui,  vivifiant  la 
pensée  humaine,  s'élève  avec  elle  jusqu'au  foyer  divin  dont  la  splen- 
deur illumine  le  monde. 

Auguste  Laugel. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE    * 


30  aTTil  1863. 


Les  amis  de  la  liberté,  telle  a  été  notre  opinion  dès  le  début,  ne  peuvent 
pas  se  présenter  aux  élections  avec  cette  émotion  radieuse  que  donne  seule 
la  possession  de  la  liberté  elle-même;  ils  ne  peuvent  y  apporter  cet  en- 
train et  cette  bonne  humeur  confiante  quMnspire  la  lutte  à  chances  égales, 
le  fair  trial,  comme  disent  nos  voisins  :  leurs  candidats  ajouteraient  le  ri- 
dicule de  la  duperie  à  Tennui  de  la  défaite,  s'ils  allaient  proposer  spontané- 
ment le  combat  à  l'adversaire;  les  empressemens,  les  combinaisons  actives, 
les  désirs  qui  trahissent  l'impatience,  ne  conviennent  ni  à  leur  dignité  per- 
sonnelle ni  à  l'intérêt  de  leur  cause.  Une  réserve  triste  et  tant  soit  peu  dé- 
daigneuse leur  sied  mieux.  Il  ne  faut  point  confondre  cette  attitude  avec 
le  découragement  et  l'abstention.  La  constance  des  opinions  et  la  fer- 
meté des  espérances  n'ont  pas  besoin  de  se  manifester  par  l'inquiétude  des 
actes;  on  sert  mieux  ses  idées  quelquefois  par  une  patience  fière  que  par 
des  efforts  intempestifs.  Nous  devons  voir  sans  doute  avec  bonheur  les 
moindres  symptômes  de  réveil  politique  au  sein  du  peuple  électeur  :  ceux 
qui  sont  en  position  d'appeler  sur  eux  l'attention  de  leurs  concitoyens 
doivent  se  tenir  à  la  disposition  de  tous  les  libéraux  qui  réclameront  leur 
candidature  comme  signe  de  ralliement;  mais  il  ne  saurait  leur  convenir, 
dans  les  conditions  d'organisation  du  système  électoral  actuel,  de  se  jeter 
pour  ainsi  dire  à  la  tête  du  pays.  C'est  au  pays  lui-même  de  réagir  contre 
ces  conditions  quand  il  les  jugera  incompatibles  avec  ses  intérêts  et  avec 
ses  droits. 

Certes,  dans  tous  les  corps  électoraux  qui  apercevront  cette  incompati- 
bilité, il  faudra  seconder  avec  vigueur  l'élan  de  Taspiration  libérale;  mais 
à  quoi  bon  se  dissimuler  l'état  réel  des  choses?  à  quoi  bon  même  le  mas- 
quer à  l'opinion  par  de  maladroites  manœuvres?  Si  à  la  vérité  nous  possé- 
dons une  constitution  perfectible  et  où  la  liberté  pourrait  prendre  place. 


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BEVUE.   —  CHRONIQUE.  233 

nous  assistons  pourtant  à  révolution  d'un  système  de  gouvernement  qui 
est  investi  d'une  force  administrative  presque  irrésistible,  et  qui  ne  doit 
encore  à  la  liberté  aucun  élément  de  cette  force.  S'il  est  incontestable  que 
le  suffrage  universel  dans  son  entier  développement  est  inséparable  des 
libertés  politiques  les  plus  larges,  si  la  logique  exige  impérieusement  que 
le  suffrage  universel  s'exerce  dans  la  plénitude  de  la  liberté  de  la  presse, 
de  la  liberté  de  réunion,  de  la  liberté  électorale,  il  n'est  pas  moins  évident 
que  le  gouvernement,  tout  en  prenant  sa  base  dans  le  suffrage  universel,  a 
non-seulement  la  prétention,  mais  le  pouvoir  de  diriger  administrativement 
ce  suffrage.  Cette  contradiction  entre  le  principe  constitutionnel  et  le  fait 
administratif  est  trop  violente  pour  devoir  être  durable.  Le  temps  finira 
par  la  faire  éclater.  Elle  disparaîtra  un  jour  devant  une  réaction  inévitable 
de  l'esprit  public.  Ce  jour  peut  être  avancé  quelque  peu  sans  doute  par  la 
constance  des  controverses  même  dans  les  étroites  limites  où  la  presse  est 
renfermée,  il  peut  être  avancé  aussi  par  la  discussion  au  sein  du  corps 
législatif;  mais  il  ne  faut  point  se  faire  d'illusion  :  les  polémiques  de  la 
presse,  l'action  même  exercée  au  sein  du  corps  législatif  ne  peuvent  guère 
avoir  que  la  vertu  d'une  protestation  morale  qui  ne  laisse  point  oublier  et 
périmer  le  droit.  Le  système  actuel  est  trop  fortement  combiné  pour  pou- 
▼oir  être  arrêté  dans  sa  marche  par  quelques  élections  d'opposition  :  il 
poursuivra  son  évolution  jusqu'au  bout;  les  difficultés  qu'il  se  suscitera  à 
loi-même  et  la  pression  des  événemens  pourront  seules  produire  le  mou- 
vement d'esprit  public  qui  nous  ramènera  vers  la  liberté.  Nous  n'en  sommes 
point  là  encore,  et  si  l'attitude  de  réserve  et  de  froideur  que  nous  avons 
prise  à  l'égard  de  la  question  électorale  avait  besoin  d'apologie,  nous  n'au- 
rions qu'à  rappeler  quelques-uns  des  faits  qui  se  sont  passés  depuis  quinze 
jours. 

Les  derniers  actes  du  gouvernement,  les  dernières  paroles  de  ses  ora- 
teurs au  corps  législatif  prouvent  qu'il  est  décidé  à  empêcher  autant  que 
possible  les  hommes  de  l'opposition  de  faire  au  corps  électoral  cette  sorte 
d'avances  qui  est  l'accompagnement  obligé  de  toute  candidature  avouée. 
Qu'on  y  prenne  garde  :  le  serment  préalable  est  imposé  aux  candidats  par 
la  législation  actuelle;  par  conséquent,  à  moins  d'être  invité  par  une  dé- 
marche  positive  des  électeurs  à  se  mettre  sur  les  rangs  et  à  se  plier  aux 
conditions  de  la  candidature ,  tout  candidat  est  forcé  de  se  présenter  lui- 
même.  Cet  acte  d'initiative  qui  consiste  à  se  proposer  soi-même  au  choix 
de  ses  compatriotes  ne  convient  pas  à  la  dignité  de  toutes  les  positions  : 
c'est  déjà  une  entrave  sérieuse  apportée  à  la  liberté  électorale  qu'une 
telle  condition  préalable  lui  soit  Imposée;  mais  passons.  Le  serment  est 
exigé;  supposons  que  l'on  soit  décidé  à  le  prêter.  On  admet  généraleipent 
que  la  question  du  serment  est  une  affaire  d'appréciation  individuelle,  ou 
suppose  par  conséquent  que  le  serment  est  un  acte  susceptible  d'interpré- 
tations diverses.  On  doit  admettre  alors  qu'il  soit  permis  aux  candidats  de 


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23&  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

faire  connattre  au  public  le  sens  quMls  attachent  au  serment.  La  question 
n'est  pas  simple  en  effet  :  le  serment  actuel  est  à  deux  branches,  il  s'adresse 
à  la  constitution  d'abord,  à  la  personne  du  prince  ensuite.  Il  y  a  donc  à  dé- 
finir le  sens  du  serment  en  tant  qu'il  est  prêté  à  la  constitutH)n,  et  en  tant 
qu'il  est  prêté  à  la  personne  de  l'empereur.  Nous  conseillons  à  ceux  qui  ne 
se  douteraient  point  de  l'importance  et  de  la  délicatesse  de  cette  question  de 
lire  la  brochure  que  M.  Proudhon  vient  de  publier  sous  ce  titre  :  les  Démo- 
craies  assermentés  et  les  Réfractaires.  Nous  ne  suivons  point  M.  Proudhon 
dans  toutes  ses  conclusions;  mais  nous  n'hésitons  pas  à  dire  que  cet  écrit 
est  la  production  la  moins  paradoxale  et  la  plus  substantielle  de  ce  dialecti- 
cien à  outrance.  M.  Proudhon  y  analyse  le  suffrage  universel,  base  de  notre 
droit  public,  avec  une  exactitude  et  une  précision  remarquables;  il  nous 
paraît  irréfutable  quand  il  établit  les  formes,  les  conditions  et  les  garanties 
du  suffrage  universel.  M.  Proudhon,  ne  trouvant  point  dans  la  pratique  ac- 
tuelle les  formes,  les  conditions  et  les  garanties  du  suffrage  universel,  veut 
persuader  au  parti  démocratique  que  ses  principes  lui  prescrivent  Tabs- 
tention  dans  les  élections  prochaines.  Le  serment  lui  paratt  incompatible 
avec  l'esprit  même  de  la  constitution.  «  Si  l'empereur,  dit-il ,  est  respon- 
sable comme  l'était  avant  et  après  le  2  décembre  le  président  de  la  répu- 
blique, la  formalité  du  serment  imposée  aux  députés  demeure  sans  efTet, 
puisque  les  députés  ont  pour  mandat  de  contrôler  au  nom  du  peuple  les 
actes  du  gouvernement,  et  qu'à  cet  effet  ils  ont  la  faculté  de  refuser  Tîm- 
pôt,  ce  qui  suppose  que  lesdits  contrôleurs  sont  indépendans  du  prince, 
non  inféodés  par  serment  à  sa  prorogative.  Si  au  contraire  on  soutient  que 
ce  serment  est  valide,  alors  c'est  la  responsabilité  impériale  qui  devient 
nulle,  aussi  bien  devant  les  électeurs  que  devant  les  députés.  »  Nous  ne 
disons  pas  que  M.  Proudhon  ait  raison  de  recommander  l'abstention;  nous 
signalons  son  opinion  sur  le  serment  sans  en  prendre  la  responsabilité.  Nous 
disons  seulement  que  la  question  du  serment,  la  première  que  l'on  rencontre 
dans  cette  campagne  électorale,  devrait  pouvoir  être  élucidée  et  définie  par 
une  discussion  contradictoire.  Le  lieu  où  cette  discussion  devrait  s'engager 
est  naturellement  la  presse  quotidienne;  mais  cette  question  vient  d'être 
retirée  du  domaine  de  la  presse  par  Mf.  le  ministre  de  l'intérieur.  Un  journal 
influent,  dans  un  article  remarquable  consacré  aux  prochaines  élections, 
avait  effleuré  la  question  du  serment  :  il  avait  indiqué  en  passant  une  des 
significations  qui  peuvent,  suivant  lui,  s'y  attacher,  et  cela  dans  un  langage 
plein  de  respect  pour  la  légalité  actuelle,  sans  viser  d'ailleurs  à  donner  une 
interprétation  dogmatique  de  cette  prescription  constitutionnelle.  Ses  in- 
tentions de  prudence  et  son  parti-pris  d'être  orthodoxe  ne  lui  ont  servi  de 
rien.  Il  a  reçu  du'ministre  de  l'intérieur  un  avertissement  où  est  fixée  l'in- 
terprétation officielle  du  serment.  Voilà  désormais  une  question  interdite  à 
la  presse.  Voilà  en  outre  un  journal  privé  de  la  liberté  de  ses  mouvemens 
et  de  son  efficacité  par  une  sévérité  administrative.  II  vaut  bien  la  peine 


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REVUE.   —  CHRONIQUE.  235 

de  fftire  sortir  ses  canons  pour  la  bataille  quand  on  a  d'avance  la  certitude 
qu'ils  seront  encloués  avant  même  qu'on  ait  combattu!  Supposez  que  d'ici 
aux  prochaines  élections  chaque  journal  d'opposition  ait  reçu  deux  aver- 
tissemens,  et  nous  demandons  à  quoi  pourra  servir  la  presse  dans  la  lutte 
électorale!  Nous  allons  plus  loin  :  quand  même  on  serait  sûr  qu'un  avertis^ 
semeot  par  journal  d'opposition  nous  rapporterait  l'élection  d'un  député 
libéral,  nous  demanderons  si  l'on  croit  sérieusement  qu'une  pareille  com- 
pensation fût  un  gain  pour  la  cause  de  la  liberté! 

VoUà  qui  est  donc  entendu  :  on  ne  pourra  pas  parler  dans  la  presse, 
c^est-à-dlre  qu'on  ne  pourra  pas  parler  du  tout,  de  la  question  que  l'on 
rencontre  au  prodrome  des  élections,  le  serment.  L'essence  du  suffrage 
universel  est  d'être  une  manifestation  collective  d'opinions.  Les  opinions 
dans  la  lutte  électorale  ont  donc  besoin  de  se  rallier  sous  des  dénomina- 
tions collectives.  On  commençait  à  désigner  les  candidats  de  l'opposition 
aous  le  nom  général  de  candidats  indépendans.  Cette  dénomination  est  dé- 
sormais interdite,  le  Moniteur  nous  en  a  prévenus.  C'est  la  situation  géné- 
rale des  partis  qui  leur  donne  ordinairement  les  noms  qu'ils  portent.  Il  y 
aura  chez  nous  dans  les  élections  deux  positions  bien  différentes  et  fort 
nettement  tranchées  pour  les  candidats.  Les  uns  se  présenteront  sous  le 
fwtronage  non-seulement  avoué,  mais  actif,  de  l'administration;  les  autres 
ne  craindront  pas  d'entrer  en  lutte  avec  l'administration,  et  feront  appel 
uniquement  à  la  liberté  des  électeurs.  Comment  qualifier  ces  deux  situa- 
tions? Évidemment  la  situation  de  ceux  qui  non-seulement  ne  sollicitent 
pas  ie  patronage  de  l'administration,  mais  sont  résolus  à  la  combattre,  est 
une  situation  d'indépendance  vis-à-vis  de  l'administration.  Les  candidats  au 
contraire  qui  recherchent  la  protection  administrative,  et  qui  en  profitent, 
sont-ils  à  l'égard  du  gouvernement  dans  la  même  situation  d'indépendance? 
La  réponse  à  cette  question,  ce  n'est  pas  nous  qui  la  ferons;  il  semble  que 
le  gouvernement  l'ait  déjà  faite  lui-même  par  la  politique  qu'il  suit  dans  les 
élections.  Des  députés  qui  sont  entrés  au  corps  législatif  grâce  à  la  recom- 
mandation administrative  se  voient  aujourd'hui  retirer  le  patronage  du 
goufemement.  Nous  avons  entendu,  dans  une  des  dernières  séances  du 
corps  législatif,  les  doléances  de  quelques-uns  de  ces  députés  infortunés, 
la  mélancolique  élégie  de  M.  de  Jouvenel ,  l'interpellation  belliqueuse  de 
M.  Lemercier,  le  spirituel  acte  de  contrition  de  M.  de  Pierre.  Tous  trois, 
comme  M.  de  Flavigny  et  d'autres  encore,  après  avoir  été  les  candidats  de 
ledrs  préfets  en  1857,  ils  auront  le  malheur  de  ne  l'être  plus  en  1863. 
Pourquoi  la  disgrâce  qui  les  atteint  épargne-t-elle  leurs  collègues?  Si  le 
goaTemement  retirait  sa  protection  à  des  députés  qui  ne  l'ont  jamais  con- 
trarié par  une  parole  ni  par  un  vote,  nous  serions  fort  en  peine  de  ré- 
pondre à  cette  question  ;  mais  notre  embarras  cesse  lorsque  nous  voyons 
que  la  faveur  du  pouvoir  est  conservée  à  ceux  qui  ne  se  sont  jamais  sépa- 
rés de  la  politique  du  gouvernement,  et  qu^elle  est  retirée  à  ceux  qui  ont 


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236  RE7DE  DES   DEUX   MONDES. 

fait  quelquefois  à  Tégard  de  cette  politique  ce  qu'avant  la  note  du  Mom- 
leur  nous  n'eussions  pas  craint  d'appeler  acte  d'indépendance.  Au  surplus, 
que  le  parti  du  gouvernement  se  décerne  à  lui-même  les  noms  leis  plus  ma- 
gnifiques, l'opposition  ne  s'en  plaindra  pas  :  elle  ne  demande  qu'à  savoir 
comment  il  lui  sera  permis  de  se  désigner.  Sera-t-^lle  réduite,  comme 
Ulysse  dans  l'antre  de  Polyphème,  à  s'appeler  Personne?  Obligée  d'employer 
des  précautions  de  langage  dont  eût  rougi  la  France  de  Mirabeau,  elle  re- 
cevra volontiers  de  la  part  de  ses  adversaires  le  baptême  d'une  épithète, 
même  quand  cette  épithète  aurait  dans  leur  pensée  une  signification  bles- 
sante. Elle  est  au-dessus  des  puériles  taquineries  de  mots.  Elle  sait  que  tel 
nom  lancé  à  une  cause  par  ses  ennemis  comme  une  injure  est  souvent  de- 
venu pour  elle  un  cri  de  ralliement  et  de  victoire.  La  Hollande  a  eu  ses 
gueux,  la  France  a  eu  ses  sans-culottes.  Les  deux  grands  partis  anglais,  les 
whigs  et  les  tories,  ont  accepté  comme  leurs  noms  définitifs  et  historiques 
les  qualifications  méprisantes  qu'ils  s'envoyaient  l'un  à  l'autre  il  y  a  deux 
siècles. 

Ainsi  s'annoncent,  avant  même  que  la  lutte  électorale  soit  commencée, 
les  obstacles  que  doit  y  rencontrer  la  liberté  de  discussion.  M.  le  président 
du  conseil  d'état  a,  d'un  autre  côté,  franchement  déclaré  à  la  chambre 
que  le  gouvernement  suivrait  dans  les  élections  de  1863  la  politique  qui  lui 
a  si  bien  réussi  dans  les  élections  de  1852  et  de  1857.  L'influence  adminis- 
trative ne  s'imposera  donc  aucune  limite;  l'administration  mettra  au  ser- 
vice de  ses  candidats  tout  l'ascendant  de  son  autorité  et  tout  le  zèle  de 
ses  agens.  C'est  en  vain  que  la  plus  superficielle  étude  de  la  constitution 
démontre  qu'une  telle  politique  est  contraire  à  l'esprit  du  suffrage  univer- 
sel, et  que,  comme  le  dit  très  bien  M.  Proudhon,  le  grand  élu  ne  doit  pas 
être  le  grand  électeur.  La  théorie  de  la  constitution  de  1852  commence  à 
peine  à  être  étudiée  parmi  nous  ;  elle  est  encore  mal  connue  et  peu  com- 
prise. La  théorie  des  constitutions  n'entre  qu'à  de  rares  occasions  dans 
l'esprit  des  masses.  En  ces  circonstances,  nous  ne  voulons  point  suivre 
M.  Proudhon  dans  ses  extrémités  logiques,  et  prescrire  l'abstention  à  la 
démocratie  libérale  jusqu'à  ce  que  la  pratique  de  la  constitution  ait  été 
mise  d'accord  avec  son  esprit.  Nous  devons  saluer,  quelque  part  qu'il  se 
produise,  le  réveil  de  l'esprit  libéral,  et  nous  devons  aider  à  ses  manifesta- 
tions. L'abstention  de  M.  Proudhon  n'est  qu'une  protestation  négative,  et  il 
ne  faut  point  se  refuser  le  bénéfice  des  protestations  positives,  si  rares  ^  si 
partielles  qu'elles  puissent  être.  Le  devoir  de  l'opposition  est  sévère,  et  ne 
peut  même  pas  être  adouci  par  l'espoir  d'un  succès  important  et  prochain. 
Nous  ne  devons  pas  nous  lasser  de  constater  les  contradictions  qui  existent 
entre  l'esprit  et  la  pratique  de  la  constitution,  de  prendre  acte  des  mesures 
restrictives  adoptées  par  le  pouvoir  à  l'égard  de  la  liberté,  de  rappeler  au 
pays  que  lui  seul,  par  ime  initiative  soudaine  et  générale,  peut  mettre  fin 
à  ce  système  contradictoire  et  restrictif  le  jour  où  il  voudra  bien  en  sentir 


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•  BEYUE.   —   CHBONIQUE.  287 

fet  en  comprendre  les  effets.  Nous  rappelions  récemment  de  fortes  exprès* 
siens  de  La  Bruyère  sur  la  versatilité  des  peuples.  La  Bruyère  disait  en- 
core :  «  Vous  pouvez  aujourd'hui  ôter  à  cette  ville  ses  franchises,  ses  droits» 
'ses  privilèges;  mais  demain  ne  songez  pas  même  à  réformer  ses  enseignes.» 
L*opposition  démocratique  et  libérale  ne  doit  ni  se  décourager  ni  se  lasser; 
mais  il  faut  bien  qu'elle  attende  avec  résignation  et  sérénité  le  jour  de  la 
réforme  des  enseignes. 

L^ardeur  qu'il  est  si  difficile  aujourd'hui  de  ranimer  parmi  nous  dans  les 
controverses  politiques  ne  semble  pas  près  de  s'éteindre  dans  la  polémique 
religieuse;  l'écrit  passionné  où  H.  l'évêque  d'Orléans  vient  de  dénoncer 
les  opinions  philosophiques  de  MM.  Littré,  Renan,  Taine  et  Maury  le  montre 
assez.  Il  est  regrettable  que  cette  explosion  de  polémique  ait  eu  lieu  à  l'oc- 
casion d'un  fort  mince  incident,  une  élection  académique.  Il  semblerait  que 
la  candidature  de  M.  Littré  à  l'Académie  française  ait  averti  M.  l'évêque 
d'Orléans  du  danger  qu'il  vient  de  signaler  avec  tant  d'énergie.  Malgré  l'al- 
lusion adressée  à  la  Revue  des  Deux  Mondes  par  l'éloquent  prélat,  nous 
sommes  fort  à  l'aise  pour  parler  de  cette  élection.  M.  Dupanloup  nous  re- 
proche des  collaborations  dont  la  Revue^  hospitalière  pour  tous  les  talens, 
est  justement  fière.  Il  méconnaît  l'esprit  de  liberté  et  d'impartialité  dont 
nous  faisons  profession,  et  dont  il  avait  un  vivant  exemple  dans  la  ren- 
contre même  des  candidatures  académiques  à  propos  desquelles  il  s'est 
tant  échaulTé.  M.  de  Camé  était  le  candidat  de  M.  l'évoque  d'Orléans,  et  M.  de 
Camé  est  un  des  rédacteurs  de  la  Revue.  Nous  regrettons  sans  doute  que 
M.  Littré  ne  soit  point  de  l'Académie  fi-ançaise;  mais  nous  n'avons  pu  voir 
sans  sympathie  et  sans  orgueil  ce  corps  illustre  s'ouvrir  à  un  de  nos  col- 
laborateurs les  plus  constans  et  les  plus  ingénieux,  qui  n'a  jamais  permis  à 
ses  convictions  religieuses  d'altérer  la  modération  de  son  caractère  et  le 
ferme  libéralisme  de  ses  doctrines  politiques. 

Sll  nous  était  permis  de  dire  en  passant  un  mot  du  fond  même  de  cette 
polémique,  nous  aurions  plus  d'une  observation  sérieuse  à  présenter  à 
M.  l'évêque  d'Orléans.  Nous  ne  sommes  ni  scandalisés  ni  surpris  de  la  cha- 
leur qu'un  évêque  catholique  apporte  dans  la  défense  de  sa  foi  contre  des 
idées  qui  lui  paraissent  erronées  et  dangereuses.  Nous  supposons  volontiers 
que  MM.  Littré,  Renan,  Taine  et  Maury,  esprits  dévoués  à  la  liberté  de  pen- 
ser, ne  sont  point  offensés  d'être  discutés  et  contredits,  et  ne  s'attendent 
point  à  recevoir  d'un  évêque  des  breveta  d'orthodoxie;  mais  la  méthode 
employée  contre  eux  par  M.  Dupanloup  est-elle  conforme  aux  règles  d'une 
controverse  équitable?  «  Ce  n'est  pas  une  réfutation  que  j'entreprends  ici, 
dit  l'évêque  d'Orléans,  mais  une  simple  exposition;  ce  n'est  pas  une  discus- 
sion, mais  une  réprobation.  »  Qu'est-ce  à  dire?  Vous  prenez  devant  le  public 
le  privilège  d'accuser  et  de  réprouver,  et  vous  rejetez  la  tâche  de  discuter 
et  de  prouver,  et  vous  croyez  pouvoir  observer  ainsi  la  justice  envers  vos 
adversaires!  Sans  entrer  dans  le  détail  des  questions,  nous  pouvons  signa- 


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238  RETUE   DES  DEUX  MONDES. 

1er  rinjustice  générale  que  vous  commettez  à  leur  égard  :  tous  les  tradui- 
sez devant  un  public  ignorant,  qui  du  moins  ne  connaît  point  Fensemble 
de  leurs  travaux;  vous  exposez  à  ce  public  des  phrases  détachées,  des  lam- 
beaux d'idées  qui,  isolées  du  milieu  où  elles  se  sont  produites,  perdent 
leur  signification  réelle,  et  prennent  Taspect  d'assertions  arbitraires  et 
étranges;  vous  omettez  entièrement  les  méthodes  scientifique  ou* philoso- 
phique par  lesquelles  les  écrivains  que  vous  voudriez  combattre  sont  arri- 
vés aux  résultats  réprouvés  par  vous,  méthodes  qui  seraient  au  moins 
devant  un  public  prévenu  et  hostile  la  justification  de  la  bonne  foi  de 
ces  écrivains.  Notre  temps  ne  peut  accepter  de  tels  procédés,  même  de  la 
part  d'un  évêque.  La  sortie  de  M.  Dupanloup  contre  les  représentans  de 
réoole  critique  en  France  n'est  point  sans  analogie  avec  le  soulèvement 
qn^excita,  il  y  a  deux  ans,  dans  l'épiscopat  anglais,  la  publication  des 
Essays  and  Reviews.  Les  auteurs  de  ce  volume  appartenaient,  eux  aussi, 
à  l'école  critique  :  ils  étaient  loin  sans  doute  d'aller  jusqu'aux  hardiesses 
que  M.  Dupanloup  reproche  à  l'école  française;  ils  appliquaient  avec  me- 
sure la  critique  à  l'exégèse  des  livres  saints.  Membres  de  l'église,  profes- 
seurs des  universités,  ils  relevaient  directement  de  l'autorité  épiscopale, 
et  cette  autorité  ne  leur  a  point  épargné  ses  sévérités.  Cependant  on  ne 
s'est  pas  contenté  de  les  condamner,  on  les  a  du  moins  discutés.  Une  foule 
de  réfutations  méthodiques  ont  été  publiées  contre  leur  ouvrage.  Un  des 
membres  les  plus  éminens  et  les  plus  éloquens  de  l'épiscopat  anglais,  l'évo- 
que d'Oxford,  n'a  pas  craint  de  se  mesurer  lui-même  avec  les  auteurs  des 
Essays  and  Reviews.  Nous  n'eussions  eu  rien  à  dire,  si  M.  Dupanloup  eût 
suivi  cet  exemple,  qui  demeure  pour  lui  un  enseignement.  La  discussion 
ainsi  entamée  n'eût  sans  doute  point  amolli  la  vigueur  de  M.  Dupanloup; 
mais  elle  l'eût  rendu  plus  juste.  Quand  on  examine  ces  grandes  méthodes 
par  lesquelles  l'esprit  humain  fait  effort  pour  repousser  les  limites  de  son 
Ignorance  et  arriver  à  la  vérité,  il  est  d'ailleurs  impossible  de  ne  pas 
éprouver  un  sympathique  respect  pour  ces  nobles  et  laborieuses  tenta- 
tives et  pour  ceux  qui  ont  assez  de  résolution  et  d'énergie  pour  les  entre- 
prendre et  les  mener  à  bout.  On  sent  que  ces  hommes  méritent  autre 
chose  qu'un  dédain  superficiel  et  de  violentes  invectives,  et  qu'on  n'en  a 
point  raison  à  aussi  bon  marché.  Pour  ne  prendre  que  les  écoles  qui  exci- 
tent la  colère  de  M.  Dupanloup,  pour  peu  qu'on  en  ait  observé  les  travaux 
et  qu'on  en  ait  aperçu  la  portée,  on  voit  vite  qu'elles  méritent  autre  chose 
que  le  mépris.  La  philosophie  allemande  a  été  un  des  plus  puissans  efforts 
de  l'esprit  humain;  tandis  qu'elle  parvenait  à  ses  conclusions  par  la  mé- 
thode transcendantale,  en  France  Auguste  Comte,  en  appliquant  la  mé- 
thode d'induction  aux  sciences  historiques,  politiques  et  sociales,  et  en 
faisant  en  quelque  sorte  la  contre -partie  de  l'école  allemande,  arrivait 
i  des  résultats  concordans.  C'est  une  chose  curieuse  que  les  esprits  scien- 
tifiques qui  ont  été  les  plus  initiés  aux  travaux  de  l'école  allemande  aient 


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REVUE.   —   CHRONIQUE.  239 

^té  amenés  à  faire  grand  cas  de  ceux  d^ Auguste  Comte.  Ce  n'est  pas  seule- 
ment en  France  que  cette  combinaison  s'est  produite  :  on  la  remarque  sur- 
tout en  Angleterre.  Un  homme  d'état  anglais  qui  vient  de  mourir,  sir 
George  Gornewal]  Lewis,  un  esprit  exact,  équilibré  et  sensé,  s'il  en  fut, 
on  homme  qui  s'était  assimilé  tout  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  scientifique 
dans  les  travaux  de  l'Allemagne  moderne  en  rejetant  les  excentricités  pré- 
somptueuses, avait  également  tiré  grand  parti  d'Auguste  Comte.  Le  nom 
de  ce  philosophe  si  peu  connu  parmi  nous  revient  à  chaque  instant  dans  les 
livres  de  sir  George  Lewis.  Nous  croyons  que  de  l'œuvre  d'une  école  qui 
prétend  séparer  rigoureusement  le  domaine  de  la  science  du  domaine  de  la 
foi,  tout  en  étendant  sans  cesse  les  droits  de  la  science,  il  y  aurait  pour  la 
religion  un  parti  meilleur  à  tirer  que  d'y  aller  rechercher  des  propositions 
excentriques  et  des  sujets  de  réprobation  contre  quelques  hommes.  Ces 
hommes,  même  lorsqu'ils  se  trompent,  ont  pour  titres  à  l'indulgence  de 
leurs  contradicteurs  non-seulement  la  force,  mais  le  désintéressement  et  la 
sincérité  de  l'esprit.  Quant  à  nous,  au  risque  de  commettre  une  interpré- 
tation erronée  des  Écritures,  nous  voudrions,  si  nous  avions  à  les  juger  au 
point  de  vue  de  la  foi  chrétienne,  leur  appliquer  ces  paroles  de  Jésus-Christ 
dans  l'Évangile  de  saint  Matthieu,  qui  n'est  pas  cependant  le  plus  tendre 
des  Évangiles  :  a  Je  vous  déclare  que  tout  péché  et  tout  blasphème  seront 
remis  aux  hommes  ;  mais  le  blasphème  contre  l'esprit  ne  sera  point  remis. 
Quiconque  aura  parlé  contre  le  Fils  de  l'homme,  il  lui  sera  pardonné;  mais 
pour  celui  qui  aura  parlé  contre  l'esprit,  il  ne  lui  sera  pardonné  ni  dans 
ce  monde  ni  dans  le  siècle  à  venir.  » 

Nous  venons  de  nommer  sir  George  Lewis.  Sir  George  a  été  remplacé  à 
la  secrétairerie  de  la  guerre  par  lord  de  Grey  et  Ripon;  mais  sa  mort  laisse 
dans  la  politique  anglaise  un  vide  qu'on  n'a  pas  l'air  de  soupçonner  sur  ïe 
continent,  et  qui  ne  sera  pas  rempli  de  si  tôt.  Sir  George  Lewis  avait  une 
nature  d'esprit  qui  est  devenue  bien  rare  aujourd'hui  parmi  nos  hommes 
d'état,  n  avait  une  érudition  des  plus  vastes  et  dès  plus  raffinées.  Il  a  été 
pendant  plusieurs  années  rédacteur  en  chef  de  la  Revue  d'Edimbourg.  Il  a 
écrit  plusieurs  ouvrages  de  critique  historique,  de  politique  spéculative  et 
de  pure  érudition.  Lorsqu'il  n'était  plus  ministre,  il  occupait  ses  loisirs  à 
copier  et  à  élucider  des  manuscrits  grecs.  Homme  de  lettres  et  homme 
d'état,  11  n'avait  cependant  les  qualités  brillantes  ni  de  l'écrivain,  ni  de 
l'orateur.  Ce  n'était  ni  un  Macaulay,  ni  un  Gladstone.  Son  autorité,  quoique 
n'arrivant  pas  au  public  tout  entière,  était  néanmoins  très  grande  dans  la 
chambre  des  communes  et  surtout  dans  le  cabinet.  Doué  de  remarquables 
aptitudes  administratives,  applicables  à  tout,  il  avait  pu  être  tour  à  tour 
ministre  des  finances,  ministre  de  l'intérieur  et  ministre  de  la  guerre.  Ce- 
lait surtout  à  la  rare  pondération  de  son  esprit  qu'il  devait  l'influence  qu'il 
exerçait  autour  de  lui.  Son  intelligence  était,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  de 
complexlon  sceptique  ;  familiarisé  avec  toutes  les  hardiesses  de  la  spécu* 


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2&0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lation,  aucune  témérité  dMdée  ne  le  choquait,  ne  Teffï^ayait,  ne  le  trou- 
yait  Intolérant,  parce  qu'il  savait  tout  ramener  à  la  mesure  du  réel  et  du 
possible.  On  assure  que,  dans  le  ministère  actuel,  il  servait  particulièrement 
de  lest  aux  capricieux  essors  de  M.  Gladstone.  Un  grand  rôle  l'attendait. 
Les  Anglais  sont  en  ce  moment  dans  une  veine  d'opinions  conservatrices, 
et,  aujourd'hui  comme  toujours,  ils  se  défient  en  politique  des  hommes 
brillans.  Les  hommes  influens  des  partis,  lorsqu'ils  songeaient  à  ce  qu'il 
y  aurait  à  faire,  si  lord  Palmerston  venait  à  manquer  à  cette  dictature  mo- 
rale qui  lui  est  si  volontiers  décernée,  jetaient  les  yeux  sur  sir  George 
Lewis.  C'était  en  lui  qu'ils  voyaient  le  leader  et  le  futur  premier  ministre 
de  la  chambre  des  communes.  Les  grands  whigs  le  préféraient  à  M.  Glad- 
stone; une  portion  notable  des  tories  le  préférait  à  M.  Disraeli.  Sa  mort 
enlève  aux  politiques  prudens  le  leader  de  transaction  sur  lequel  ils  comp- 
taient, et  rend  ainsi  plus  prochain  et  plus  probable  l'avènement  du  parti 
tory  au  pouvoir  avec  ses  chefs  actuels. 

Quant  à  nous,  nous  avons  un  motif  particulier  de  regretter  sir  George 
Lewis  dans  la  phase  si  difficile  que  traversent  en  ce  moment  les  relations 
des  États-Unis  avec  l'Angleterre.  Nous  avions  remarqué  que  sir  George 
Lewis  envisageait  avec  beaucoup  de  sang-froid  la  question  américaine,  et 
avait  fait  utilement  contre-poids,  en  plusieurs  circonstances,  aux  disposi- 
tions trop  partiales  manifestées  par  quelques-uns  de  ses  collègues  contre 
les  États-Unis.  La  présence  dans  les  conseils  de  l'Angleterre  d'un  esprit 
aussi  ferme  dans  la  modération  n'eût  jamais  été  plus  bienfaisante  qu'au- 
jourd'hui. La  situation  est  d'autant  plus  grave,  que  les  deux  peuples,  le 
peuple  anglais  et  le  peuple  américain,  ont  tous  les  deux  l'un  contre  l'autre 
des  griefs  positifs.  Les  Anglais  ont  à  se  plaindre  des  tracasseries  inévita- 
bles qu'un  blocus  aussi  étendu  que  celui  dont  les  États-Unis  entourent  les 
états  du  sud  suscite  au  commerce  neutre;  ils  ont  à  se  plaindre  du  droit  de 
visite  exercé  sur  leurs  navires,  droit  inséparable  dans  la  pratique  d'abus 
et  de  vexations  auxquels  doit  être  si  sensible  un  peuple  qui  possède  une 
marine  commerciale  si  nombreuse  et  si  active;  ils  ont  à  se  plaindre  enfin 
de  la  saisie  non  encore  justifiée  de  plusieurs  paquebots  à  vapeur,  employés 
au  transport  des  malles,  qui  ont  été  arrêtés  et  conduits  devant  les  cours 
des  prises  américaines  comme  faisant  la  contrebande  de  guerre.  A  toutes 
les  époques,  pour  tous  les  pays,  ces  questions  relatives  au  commerce  des 
neutres,  au  droit  de  visite,  à  la  contrebande  de  guerre,  ont  suscité  les  plus 
épineux  litiges.  Les  Anglais,  qui  ont  toujours  fait  la  police  des  mers  avec  une 
rigueur  Impérieuse ,  ont  toujours  supporté  cette  police  avec  moins  de  pa- 
.tîence  que  les  autres  lorsqu'elle  était  exercée  sur  eux.  C'est  dans  de  telles 
circonstances  que  leurs  classes  commerçantes  deviennent  particulièrement 
belliqueuses.  Il  ne  faut  pas  se  dissimuler  qu'en  Angleterre  l'idée  d'une 
guerre  avec  les  États-Unis  devient  de  jour  en  jour  plus  populaire.  Quant 
aux  États-Unis,  ils  ne  paraissent  pas  avoir  de  moindres  sujets  d'irritation. 


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BETUE.   —  CHRONIQUE.  241 

La  sortie  des  ports  d'Angleterre  de  corsaires  confédérés  les  exaspère. 
Cest  à  la  tolérance  anglaise  qu'ils  imputent  les  pertes  que  VAlabama  a  fait 
éprouver  à  leur  commerce.  Quelle  ne  sera  pas  leur  indignation  quand  ils 
apprendront  que  le  Japan  a  pu  prendre  la  mer  impunément!  La  saisie  de 
YAUxandra,  promptement  opérée  par  le  gouvernement  anglais  après  le 
départ  du  Japan,  sei*a-t-elle  aux  yeux  des  Américains  une  démonstration 
suffisante  de  la  sincérité  avec  laquelle  TAngleterre  entend  pratiquer  la  neu- 
tralité? Nous  demeurons  donc  en  Europe  dans  Tattente  des  impressions 
que  produira  en  Amérique  soit  un  nouvel  exploit  de  VAlabama,  soit  le  dé- 
part du  Japan,  et  malheureusement  les  fermons  d'irritation  qui  existent 
déjà,  les  élémens  inflammables  que  révèlent  aux  États-Unis  toutes  les  ma- 
nifestations publiques,  les  entralnemens  fougueux  propres  aux  états  popu- 
laires nous  permettent  de  craindre  les  complications  les  plus  graves.  Notre 
seul  espoir,  c'est  que  M.  Lincoln  et  M.  Seward  comprennent  retendue  de 
la  responsabilité  qui  pèse  sur  eux  dans  une  telle  crise,  et  que  le  cabi- 
net de  Washington  ait  la  force  et  le  courage  de  ne  point  se  conduire  à 
la  face  du  monde  comme  un  mob-govemmenL  Si  le  gouvernement  amé- 
ricain est  juste  et  sensé,  il  devra  reconnaître  que  le  ministère  anglais 
apporte  dans  les  transactions  actuelles  toute  la  mesure  qui  lui  est  pos- 
sible ,  et  fait  des  efforts  très  réels  pour  résister  aux  entralnemens  belli- 
queux qui  pèsent  sur  lui.  Dans  les  cercles  élevés  de  Londres  et  dans  le 
parlement,  on  a  le  sentiment  et  de  la  gravité  de  la  situation  et  des  devoirs 
de  modération  et  de  prudence  que  cette  situation  impose;  on  y  a  réprouvé 
les  violentes  provocations  que  M.  Roebuck  n'a  pas  craint  d'adresser  aux 
passions  américaines.  Le  gouvernement  américain  se  couvrira  d'honneur 
aux  yeux  du  monde,  s'il  apporte  dans  les  questions  litigieuses  qui  se  sont 
élevées  entre  les  deux  pays  un  égal  esprit  de  modération  et  un  peu  de 
cette  patience  qui  est  quelquefois  une  suprême  habileté.  Le  patriotisme  lui 
fait  un  devoir  en  ce  moment  de  ne  point  outrer  ses  susceptibilités.  Qu'il 
se  souvienne  que  l'Angleterre  n'est  plus  retenue  par  les  mêmes  intérêts 
qui  la  rendaient  autrefois  si  patiente  dans  ses  conflits  avec  l'Amérique  I 
Autrefois  l'Angleterre  avait  à  redouter  que  la  guerre  ne  la  condamnât  à  la 
famine  du  coton  et  ne  mît  les  manufactures  en  détresse.  Ce  mal  est  fait  au- 
jourd'hui, et  au  contraire  la  guerre  bloquerait  le  nord,  débloquerait  le  sud 
et  rendrait  le  coton  aux  Anglais.  Pour  les  États-Unis,  le  désastre  d'une 
guerre  avec  TAngleterre  serait  sans  compensation,  assurerait  l'indépen- 
dance des  états  séparatistes  et  répandrait  dans  le  nord  la  ruine  et  l'anarchie. 
La  question  de  Pologne  n'est  pas  moins  désolante  que  les  affaires  d'Amé- 
rique; nous  en  avons  cependant  meilleur  espoir.  C'est  à  bon  droit  que  l'on 
dit  que  la  question  est  européenne;  elle  le  deviendra  chaque  jour  davan 
tage.  D^abord  le  mouvement  dure,  se  généralise  et  donne  à  l'Europe  la  dé- 
monstration de  plus  en  plus  éclatante  de  l'impuissance  du  gouvernement 
rosse.  Nous  avons  sous  les  yeux  une  adresse  non  encore  publiée  de  la  no- 
lom  xLv.  10 


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2&2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

blesse  du  gouvernement  de  Mohilew,  d'une  des  provinces  qui  ont  été  dé- 
membrées au  premier  partage  en  1772,  vingt  et  un  ans  avant  la  Lithuanie» 
et  que  la  Russie  revendique  comme  une  possession  naturelle  de  la  race 
russe.  Nous  y  lisons  la  déclaration  suivante,  signée  par  trois  cent  vingt- 
trois  représentans  :  «  Les  persécutions  les  plus  pénibles  sont  dirigées  contre 
les  opinions,  les  sentimens,  les  croyances  des  habitans  les' plus  respecta- 
bles de  notre  pays,  étroitement  associé  depuis  des  siècles  aux  destinées  de 
la  Pologne.  Le  caractère  politique  de  ces  persécutions  se  révèle  dans  les 
tendances  des  autorités  locales  et  surtout  dans  leurs  efforts  pour  semer  la 
discorde  entre  la  noblesse  et  la  population  rurale.  Dans  ces  circonstances, 
nous  aurions  dû  consacrer  toutes  nos  délibérations  à  Tétude  de  la  situation 
anormale  et  désespérante  où  se  trouve  plongé  le  pays  ;  mais  nos  vœux  et 
nos  espérances,  exprimés  par  les  habitans  des  gouvememens  de  Minsk  et 
de  Podolie  et  par  la  noblesse  de  notre  district  de  Rochaczew,  tous  issus 
de  la  même  race  et  membres  de  la  môme  famille ,  loin  d'avoir  été  enten- 
dus, n'ont  fait  qu'attirer  sur  nous  de  nouvelles  rigueurs.  En  conséquence, 
et  vu  l'absence  aujourd'hui  de  toute  sécurité  personnelle,  la  noblesse  de 
Mohilew  se  voit  forcée  de  circonscrire  aux  faits  ci-dessus  consignés  l'objet 
de  ses  délibérations.  »  La  réponse  du  gouvernement  russe  à  cette  protesta- 
tion inspirée  par  un  incontestable  patriotisme  polonais  a  été  l'arrestation 
des  maréchaux  de  la  noblesse. 

Tout  annonce  que  la  situation  s'aggrave  pour  la  domination  russe  en  Po' 
logne,  et  il  n'y  a  pas  de  preuve  plus  décisive  de  ce  fait  que  le  redoublement 
des  violences  du  pouvoir.  Quelle  idée  la  Russie  pense-t-elle  donner  à  l'Eu- 
rope de  la  légitimité  de  sa  domination  sur  la  Pologne,  lorsqu'elle  ne  craint 
pas  de  se  montrer  contrainte  de  mettre  aux  arrêts  l'archevêque  de  Varsovie, 
d'abord  si  modéré  et  si  conciliant,  et  d'enfermer  ses  chanoines  dans  la  ci- 
tadelle? Tandis  qu'elle  étend  une  main  barbare  sur  ces  agitateurs  d'étrange 
sorte,  elle  est  trop  faible,  pour  pouvoir  saisir  dans  une  ville  de  cent  cin- 
quante mille  âmes  un  invisible  gouvernement  révolutionnaire  qui  exerce 
son  autorité  avec  une  activité  et  une  promptitude  inconcevables.  L'Europe 
sait  aussi  que  toute  la  garde  impériale  est  en  Pologne,  que  Pétersbourg  n'a 
plus  pour  garnison  que  des  soldats  étiolés  arrivés  des  extrémités  de  la  Rus- 
sie, et  que  l'armée  de  Pologne,  brisée  en  détachemens,  est  harassée  et  dé- 
moralisée. Elle  peut  pressentir  que  le  gouvernement  du  grand-duc  Constan- 
tin est  une  expérience  terminée,  que  le  système  du  marquis  Wielopolsiti  est 
ruiné,  que  le  marquis  sera  forcé  de  se  retirer,  et  que  le  général  de  Berg, 
demeuré  seul,  essaiera  de  noyer  le  mouvement  polonais  dans  le  feu  et  dans 
le  sang. 

Mais  le  mouvement  polonais  et  l'impuissance  de  la  Russie  augmentent» 
par  leur  durée  même,  la  responsabilité  de  l'Europe,  et  rendent  plus  ma- 
nifestes le  droit  et  le  devoir  pour  elle  d'intervenir  dans  la  solution  de 
la  question  polonaise.  L'action  commune  des  trois  grandes  puissances,  la 


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a£?U£.   —  CHRONIQUE.  2AS 

Tlrance,  TAngleterre  et  TAutriche,  commence  à  s'exercer  avec  les  lenteurs 
diplomatiques  ordinaires,  mais  enfin  elle  s'exerce.  Peut-être  les  puissances 
d^une  moindre  importance  devront- elles  s'apprêter  à  participer  à  cette 
grande  transaction,  si,  comme  nous  le  souhaitons  et  comme  tout  le  fait 
6spérer,  elle  garde  jusqu'au  bout  le  caractère  européen.  Parmi  les  états  de 
second  ordre  auxquels  l'opinion  publique  assigne  un  rôle  possible  dans  les 
affaires  de  Pologne,  la  Suède  figure  en  première  ligne.  Le  peuple  suédois 
n*a  pas  été  avare  de  manifestations  envers  la  Pologne.  L'antipathie  natio- 
nale de  la  Suède  contre  la  Russie  est  connue  ;  c'est  un  des  plus  vifs  senti- 
mens  populaires  de  la  Scandinavie.  Les  petits  enfans  y  savent  tous  par 
oœnr  la  chanson  du  roi  Charles  XII,  dont  chaque  strophe  amène  le  refrain  : 
«  Arrière  les  Moscovites,  en  avant  les  enfans  bleus!  »  Mais  quoi  qu'on  en 
ait  dit,  le  ministère  suédois  et  son  chef,  le  comte  de  Manderstrom,  ont  des 
habitudes  trop  circonspectes  et  trop  pacifiques  pour  monter  du  premier 
coap  à  la  même  hauteur  que  le  sentiment  populaire.  Nous  ne  craignons 
point  cependant  que  le  gouvernement  suédois  manque  au  rôle  que  les  évé- 
nemens  pourraient  lui  offrir.  C'est  surtout  la  Prusse  dans  les  circonstances 
qui  se  préparent  que  nous  ne  voudrions  pas  voir  rester  en  arrière.  Ce  serait 
poor  la  Prusse  un  coup  de  génie  que  de  prendre  enfin  parti  pour  l'Europe 
soutenant  une  cause  libérale  et  juste.  Un  député  libéral,  M.  de  Roenne,  va 
fournir  à  la  Prusse  une  occasion  de  sortir  d'une  position  ambiguë  qui  com- 
promet ses  plus  manifestes  intérêts.  M.  de  Roenne  va  mettre  la  deuxième 
cbambre  prussienne  en  demeure  de  prononcer  que  ((  la  convention  de  car- 
tel conclue  avec  la  Russie  en  1857  n'oblige  pas  l'état.  »  La  motion  de  M.  de 
Roenne  est  fondée  sur  l'article  /i8  de  la  constitution,  ouvertement  violé  par 
le  traité  de  cartel.  En  se  ralliant  à  cette  motion,  le  parti  libéral,  qui  a  la 
minorité  dans  la  deuxième  chambre,  dégagera  la  Prusse  d'une  solidarité 
odieuse,  et  détournera  d'elle  la  menace  de  périlleuses  complications. 

B.   FORCADE. 


Il  FOitll  ET  LIS  POtTIS  IH  18(}. 


n  y  a  plus  de  vingt-cinq  ans,  ici  même,  un  critique  déplorait  la  stérile 
abondance  de  la  poésie  médiocre,  ou,  si  l'on  veut,  de  la  pelile  poésie  :  la 
seconde  épithète  est  plus  courtoise  que  la  première.  Il  constatait  que  le 
pabllc  se  contentait  dès  lors  de  quatre  ou  cinq  poètes  d'élite,  écartant  le 
reste  avec  un  impitoyable  dédain.  Les  choses  ont  peu  changé  depuis  un 
quart  de  siècle.  Le  nombre  des  poètes  acclamés  tout  d'abord  ne  s'est  guère 


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2&&  REYUE  DES   DEUX   MONDES. 

accru;  ceux  que  la  foule  semblait  avoir  adoptés  de  préférence  ont  môme 
perdu  un  peu,  si  ce  n'est  beaucoup ,  de  leur  prestige.  Est-ce  l'heure  de  la 
justice  qui  est  arrivée  ou  celle  de  Tindifférence?  Les  uns  ont  cessé  de 
vivre,  les  autres  ne  donnent  plus  que  de  la  prose  ou  de  faibles  vers;  leur 
génie  est  plus  loin  de  nous,  et  la  médiocrité  est  plus  près,  comme  une  ma- 
rée montante  qui  menace  de  tout  recouvrir.  Les  reproches  de  la  critique 
d'alors  passeraient  au-dessus  de  la  tête  des  rimeurs  actuels.  Aujourd'hui 
le  mauvais  et  l'absurde  le  cèdent  encore  à  l'insignifiance  des  élucubratîons 
poétiques. 

Mais  il  faut  laisser  le  dédain  absolu  aux  esprits  que  n'intéresseront  jamais 
les  destinées  de  la  poésie  :  si  tant  d'œuvres  avortées  nous  fatiguent,  tâ- 
chons du  moins  d'en  faire  notre  profit  par  quelque  côté.  Rien  n'abâtardit 
les  esprits  comme  le  spectacle  perpétuel  du  médiocre.  Mieux  vaudraient 
certes  les  folles  hardiesses  d'un  autre  temps  :  parfois,  au  milieu  du  plus 
détestable  chaos,  perçait  un  éclair  de  talent.  Le  mauvais  n'est-il  pas  d'ail- 
leurs, en  mainte  occasion,  l'envers  du  talent  même?  Mais  quelle  triste 
chose  quand  il  n'est  que  la  doublure  du  médiocre!  Une  telle  misère  rend 
plus  rigoureux  les  devoirs  de  la  critique,  chargée  de  la  défense  du  beau  et 
du  vrai  ;  c'est  là-dessus  que  nous  voudrions  arrêter  un  instant  l'attention 
du  public.  Au  point  où  nous  sommes  parvenus,  le  médiocre  même  et  le 
mauvais  peuvent  indiquer  la  voie  qu'il  faut  prendre  en  montrant  celle 
qu'il  ne  faut  pas  suivre,  et  leur  présence  en  toute  chose,  grave  symptbme 
de  la  débilité  des  esprits,  réclame  un  remède  énergique. 

Plus  d'un  va  répétant  que  la  critique  ne  sert  de  rien.  C'est  là  une  erreur 
étrange.  Sans  compter  que  la  critique  rappelle  au  souci  d'eux-mêmes  et  du 
bon  sens  les  écrivains  de  mérite  égarés,  pour  peu  qu'ils  aient  de  bonne 
foi,  et  encore  bien  qu'ils  refusent  d'en  convenir,  elle  instruit  le  public  et 
ne  fait  pas  de  ce  côté  une  besogne  inutile.  Lorsque  le  talent  domine,  c'est 
assez  de  le  discuter  et  de  l'apprécier;  lorsqu'il  est  absent,  il  importe  d'en 
provoquer  le  retour  par  un  appel  sévère  au  goût  du  public ,  de  ce  public 
qui  est  précisément  la  foule  cultivée  d'où  sortent  les  écrivains  et  les  poètes. 
Si  vous  êtes  juste,  et  dur  au  besoin,  vous  découragerez  une  partie  de  ceux 
qui  ne  devraient  pas  écrire,  et  quant  aux  esprits  qui  ont  en  eux  un  germe 
de  talent,  vous  les  empêcherez  de  gaspiller  ce  germe  par  une  indulgence 
prématurée  pour  eux-mêmes;  vous  leur  imposerez,  par  le  fait  seul  de  votre 
critique  lue,  méditée,  acceptée  bon  gré,  mal  gré  (  puisque  nous  la  suppo- 
sons équitable),  un  frein  et  une  discipline. 

Mais  que,  de  patience  exige  cette  revue  du  médiocre!  C'est  toujours  le 
même  écho  de  M.  de  Lamartine,  le  plus  imité  et  le  plus  imitable  de  nos 
poètes  modernes;  c'est  toujours  la  même  protestation  de  modestie,  que  dé- 
ment la  publication  du  livre ,  et  que  dément  encore  l'inévitable  exegi  mo- 
numentum  par  lequel  l'auteur  se  console  à  l'avance  des  attaques  de  la  cri- 
tique, insensible  aux  accens  de  sa  muse.  C'est  toujours  le  même  certificat 


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•   REVUE.   —  CHRONIQUE.  2A6 

de  talent  donné  par  un  poète  en  renom  et  la  môme  invocation  des  gloires 
de  la  littérature  contemporaine,  comme  si  un  tel  certificat  et  une  telle  in- 
vocation avaient  de  quoi  suppléer  au  défaut  de  souffle  et  de  vigueur.  Enfin 
c*est  toujours  la  même  logomachie  et  le  même  thème  éternellement  re- 
battu :  CorUemplalion,  Ascension  vers  Dieu,  Tristesse  d'amour,  l'Idéal,  la 
Chanson  de  la  hrise,  etc.  Quant  aux  étoiles,  aux  fleurs,  aux  parfums,  aux 
rayons,  aux  larmes,  à  Tinfini,  il  en  est  fait  dans  ces  vers  un  abus  eflh>yable.~ 
La  muse  d'aujourd'hui  (si  c'est  là  une  muse)  s'en  va  reprendre,  comme  une 
servîle  discoureuse,  le  langage  usé  des  précédentes  années.  Quand  Rabelais 
peignait  si  plaisamment  ces  gens  qui  «  de  néant  faisoient  choses  grandes, 
et  grandes  choses  faisoient  à  néant  retourner,»  qui  «coupolent  le  feu  avec- 
ques  on  cousteau  et  puisoient  l'eau  avecques  un  rets,»  il  ne  croyait  se  railler 
que  des  abstracteurs  de  quintessence  philosophique;  mais  la  moqueuse  allé- 
gorie s'applique  fort  bien  aussi  aux  poursuivans  malheureux  de  la  poésie. 
L'un  écrit  le  Poème  de  la  Vie  (1),  ou  ce  qu'il  juge  tel,  en  quatre  épi- 
sodes :  Eula,  Roger,  Marguerite,  la  Voix  des  Morts,  et  prévient  obligeam- 
ment le  lecteur  de  ce  qu'il  doit  trouver  dans  ces  quatre  épisodes.  Le  lec- 
teur ne  trouve  rien  qu'une  versification  vulgaire  et  une  langue  à  l'avenant, 
que  nulle  idée  n'illumine,  que  nulle  vive  émotion  n'échauffe.  Un  autre  (2), 
associé  correspondant  de  l'académie  de  Clermont,  publie  un  volume  d'/5o- 
iemens!  Ce  pluriel  barbare  annonce  un  recueil  de  comédies  et  de  poèmes. 
Le  théâtre  se  compose  de  deux  comédies  et  d'un  proverbe  où  l'auteur  ne 
badine  pas.  Quant  au  style  et  au  goût  raffiné  de  l'écrivain,  en  voici  un 
exemple.  Une  marquise  dit  élégamment  d'un  fauteuil  où  son  mari  s'asseyait  : 

De  mon  défunt  époux 

Il  encadrait,  hélas!  les  momens  les  plus  doux. 

^Test-ce  point  le  cas  de  dire  avec  Cathos,  dans  les  Précieuses  ridicules  : 
c  Ah!  mon  Dieu,  voilà  qui  est  poussé  dans  le  dernier  galant?  »  Évidemment 
la  poésie  n'est  pas  le  fait  de  l'auteur.  Que  n'use-t-il  de  la  prose?  Le  com- 
pliment de  M.  Jourdain  n'était  pas  rimé. 

L'auteur  des  Rêves  poétiques  (3)  s'est  aussi  trop  pressé  d'acheter 

La  triste  expérience 

Sons  les  feux  dévorans  de  la  publicité. 

11  se  félicite  un  peu  tôt  de  la  liberté  grande  et  de  la  bonhomie  du  public. 
Quelle  nécessité  le  pressé,  s'il  fait  des  vers  depuis  qu'il  est  né  (il  l'avoue), 
de  «  fouiller  ce  tas  poudreux  »  pour  nous  <r  chercher  quelque  chose?  »  Après 

(1)  Roger f  poème  de  la  vie,  par  le  marquis  de  Valori.  —  Dentu,  1863. 

(2)  Isolemens,  comédies  et  poèmes,  par  M.  Louis  Chalmeton.  —  Taride,  1863. 
(2)  Rêves  poétiques,  par  M.  Alfred  de  HontvaîUant.  —  Dentu,  1863. 


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2A6  REFUS  DES  DEUX  MONDES. 

avoir  prié  le  public  de  ne  pas  siffler  encore^  il  s'enhardit  et  invite  le  lec- 
teur à  le  venir  voir  sous  sa  treille  : 

Et  ta  main  de  lauriers  ceindra  mon  front  vainqueur. 

Nous  ne  prétendons  pas  troubler  le  contentement  de  Tauteur,  ni  lui  inter- 
dire de  chanter  cacalaca  avec  le  coq,  dont  le  cri  n'est  décidément  plus 
cocorico  t  II  ne  faut  pas  contrarier  les  gens  pour  si  peu  ;  mais  à  quoi  bon  se 
montrer  en  public  pour  célébrer  d'une  façon  banale  des  poètes  mille  fois 
applaudis?  A  quoi  bon  appeler  M.  de  Lamartine  un  cygne 

Dont  Tadmiration  poursuit  la  trace  d'or? 

Est-il  urgent  d'exalter  M.  Victor  Hugo  chaque  fois  qu'il  êougera  dans  sa 
trompe  sonore?  La  trompe  d'ailleurs  n'est  pas  un  instrument  heureux. 
L'auteur  parait  l'aimer  à  l'excès;  mais  pourquoi  le  prêter  si  libéralement 
aux  autres?  M.  Victor  Hugo,  qui  en  gratifie  le  vent  de  la  mer,  ne  voudrait 
peut-être  pas  en  agréer  l'hommage  pour  lui-même. 

Un  versificateur  des  colonies  (1)  entre  fièFcment  en  lice  de  la  sorte  :  «  Ce 
volume  a  une  physionomie  particulière;  il  peint  un  ciel,  un  climiat,  des 
mœurs,  qui  forment  un  contraste  frappant  avec  le  ciel,  le  climat,  les  mœurs 
de  la  vieille  Europe.  Cette  circonstance  doit  en  faire  l'originalité,  si  l'exé- 
cution répond  au  sujet  lui-même,  »  Malheureusement,  pour  être  né  aux 
Antilles,  pour  avoir  rêvé  sous  des  bananiers  ou  des  cocotiers,  au  lieu  de 
rêver  sous  des  hêtres  ou  des  sapins,  et  pour  avoir  vu  mûrir  le  fruit  du 
manguier  et  s'étendre  les  champs  de  cannes  a  au  sein  des  campagnes  de 
la  Guadeloupe,  »  l'auteur  ne  possède  pas  l'art  de  répandre  sur  les  choses 
qu'il  décrit  «  une  vraie  couleur  locale.  »  Ces  Fleurs  des  Antilles  n'ont  ni 
plus  ni  moins  de  parfum  que  les  fleurs  étiolées  d'Europe  dont  nous  par- 
lions tout  à  l'heure;  quelques  noms  exotiques  font  tous  les  frais  de  cette 
poésie,  alimentée  par  les  lieux  communs  de  la  poésie  la  plus  ordinaire. 
L'auteur  chante  le  Tropique  du  même  ton  qu'il  dirait,  s'il  avait  écrit  les 
Isolemens  : 

Prends  ta  mante, 
Ma  charmante,  etc. 

Les  vers  qui  doivent  nous  peindre  «  les  mœurs  de  la  race  noire  »  n'ont 
guère  plus  de  couleur  ni  d'accent.  On  ne  trouve  rien  dans  les  Congés;  le 
Vieux  nègre  est  une  espèce  de  complainte  dolente,  la  Vieille  négresse  et 
le  Bamboula  offrent  quelques  vers  meilleurs  :  mais  la  principale  qualité  du 
volume,  c'est  d'être  mince. 

Tel  n'est  pas  le  mérite  d'un  livre  prosaïque,  imprimé  très  fin  et  compre- 
nant un  poème  en  trois  chants  compactes,  Valdésie  (2),  épopée  moderne 

(i)  Flêurs  des  AwtUlês,  par  M.  Octave  Giraud.  —  Dentu,  1862. 
(2)  Vaidésie,  poème,  par  M.  A.  Moston.  —  Hachette,  1863. 


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REVUE.   —  CHRONIQUE.  247 

OÙ  rexpulsion  des  Vaudois  au  xvii*  siècle  par  la  maisoD  de  Savoie,  leurs 
aimées  d^exil  et  leur  rentrée  au  pays  natal,  en  1689,  devaient  être  célébrées 
tout  au  long;  mais,  trente  chants  n'ayant  point  suffi  au  fils  des  Vaudois  pour 
toutes  ces  péripéties,  il  s*est  contenté  d'achever  la  première  partie,  qui  ra- 
conte «r  la  guerre  d'expulsion,  »  et  de  résumer  le  reste  «  dans  un  court  épi- 
logue. »  Et  voilà  comment  ce  poème  a  été  limité  aux  proportions  dans  les- 
quelles il  paraît  aujourd'hui  !  L'auteur  est  venu  prouver  une  fois  de  plus 
que  ce  n'est  pas  assez  des  intentions  les  plus  honnêtes  pour  mériter  le 
titre  de  poète.  Assurément  l'histoire  des  Vaudois  est  émouvante  ;  mais  la 
moindre  page  de  vérité  nue  ferait  bien  mieux  notre  affaire  que  les  trente 
chants  d'un  poème  dont  \e  style  confus  et  embarrassé  n'est  même  pas 
toijours  exempt  de  fautes  de  langue  et  de  grammaire:  témoin  ce  vers  : 

Pourquoi  trembler  Thiver  dans  la  saison  des  fleurs? 

Trembler  est  mis  là  pour  craindre,  appréhender.  Et  plus  bas  il  est  dît: 

Les  troupeaux  que  Ton  garde  en  ces  lointains  parages 
Hésitent  d^avancer,.. 

Montons  d'un  degré  au-dessus  de  ces  rimeurs  empêchés  dans  leurs  pro- 
pres pièges.  H.  Van  Hasselt  n'est  pas  un  versificateur  novice,  et  il  nous 
présente  solennellement  des  poèmes,  des  paraboles  et  des  odes  (1)  qui  ont 
l'ambition  de  régenter  le  monde  par  les  vérités  qu'ils  révèlent.  M.  Van 
Hasselt  embrasse  dans  un  langage  symbolique  les  destinées  de  l'humanité. 
C'est  un  penseur,  que  dis-je?  c'est  un  prophète  I  Et  malheur  aux  traînards 
qui  signalent  en  lui  des  tendances  mystiques!  D  les  terrasse  du  regard,  il 
repousse  avec  force  ces  «  frelons  jaloux,  »  ces  a  vils  buissons  »  ou,  si  vous 
le  préférez,  ces  «  typhons  »  en  révolte  qui  osent  faire  obstacle  aux  volontés 
du  génie!  Malgré  les  Études  rhythmiques  dont  le  recueil  termine  le  vo- 
lume, et  qui  auraient  dû  introduire  la  variété  dans  l'œuvre  de  l'auteur, 
fl  garde  par -dessus  tout  le  culte  de  l'alexandrhi  inflexible.  En  outre,  ni 
dans  V Établissement  des  Chemins  de  fer,  ni  dans  la  Mission  de  V Artiste, 
ni  dans  le  But  de  l'Art,  ni  ailleurs  on  ne  découvre  trace  d'originalité.  Quel- 
ques vers  élégans  dans  le  Poème  des  Roses,  quelques  beaux  vers  dans  les 
Quatre  Incarnations  du  Christ,  où  l'on  entend  les  voix  du  monde  romain, 
quelques  petites  pièces  d'un  rhythme  gracieux,  voilà  tout  ce  qu'on  peut 
remarquer  dans  ce  volume.  Le  Ruisseau  dans  les  montagnes  n'est  qu'une 
fkble  de  La  Fontaine,  la  Rivière  et  le  Torrent,  déguisée  en  parabole.  Dans 
le  poème  des  Quatre  Incarnations,  l'auteur  abuse  des  personnifications  de 
la  nature  inanimée.  11  est  en  cela  de  l'école  de  M.  de  Laprade,  qui  anime 
un  peu  trop  volontiers  les  glaciers,  les  lacs,  les  sapins  et  les  vieilles  ar- 

(1)  Foèmes,  Paraboles,  Odes  et  Études  rhythmiques,  par  M.  Adrien  Van  Hasselt.  — 
Paris,  Gouhaad,  1862. 


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2&8  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

mures.  H.  Van  Uasselt  évoque  successivement  et  fait  pafler  Vétoile  de 
Bethléem,  les  temples  païens,  Végli^e  future,  un  rocher  de  Syène,  un  marais, 
la  harpe  de  David,  V avenir,  le  Golgotha,  les  coteaux  d'Engaddi,  V éponge 
du  Calvaire;  j^en  passe  la  moitié.  Voilà  de  singuliers  personnages!  Les  poé- 
sies de  Fauteur  dénotent  un  vif  désir  d'omnipotence  littéraire  ;  mais  tout 
en  lui  est  artificiel,  et  c'est  pourquoi  il  n'embrasse  que  de  p&les  effigies, 
privées  de  sang,  de  couleur  et  de  mouvement.  Retenu  par  le  poids  des  vé- 
rités qu'il  porte,  M.  Van  Hasselt  ne  saurait  ni  courir  ni  marcher,  et  reste 
majestueusement  en  place.  II  voudrait  cependant  avoir  cr  le  pied  familier 
avec  l'inaccessible,  »  ce  qui  ne  laisse  pas  d'être  malaisé;  mais  rien  ne 
coûte  à  qui  rêve.  Seulement,  pour  faire  entendre 

aux  foules  amassées 

La  langue  des  grands  cœurs  et  des  m&les  pensées, 

il  faut  d'abord  avoir  des  pensées  et  une  langue  intelligibles,  une  sensibilité 
qui  émeuve  les  cœurs;  il  faut  écarter  le  voile  des  légendes ,  au  lieu  de  l'é- 
paissir. On  acquiert  ainsi  quelque  droit  aux  sympathies  de  la  foule,  on 
gagne  en  chaleur  et  en  force  tout  ce  qu'on  perd  en  gravité  de  commande. 
Continuons  courageusement  la  tâche  commencée.  Les  Légendes  dorées  (i) 
de  M.  Charles  Fournel  empruntent  leur  titre  au  recueil  fameux  de  Jacques 
de  Voragine,  bien  que  M.  Fournel  prenne  de  toutes  mains  les  légendes  qu'il 
rime.  Si  celle  de  Saint  Christophe  par  exemple  est  donnée  par  Jacques  de 
Voragine,  celle  de  l'Homme  et  la  Mort  est  prise  dans  la  Bibliothèque  bleue, 
et  n'est  qu'une  version  de  l'histoire  du  Bonhomme  Misère,  bien  plus  inté- 
ressante sous  la  forme  traditionnelle  que  dans  les  vers  de  l'auteur,  où 
l'on  reconnaît  l'influence  du  conte  napolitain  recueilli  par  M.  Prosper 
Mérimée  dans  Federigo,  La  légende  du  Moine  et  de  l'Oiseau  céleste  est  ex- 
traite d'un  sermon  de  Maurice  de  Sully,  évêque  de  Paris  au  xii*  siècle,  et 
M.  L.  Moland  cite  le  texte  môme  dans  le  livre  des  Origines  littéraires  de  la 
France,  M.  Fournel  aurait  pu  indiquer  ces  sources  diverses  dans  un  court 
appendice;  le  volume  y  eût  gagné  d'être  plus  complet  et  plus  curieux.  Plu- 
sieurs de  ces  légendes  rimées  renferment  de  jolis  vers  et  des  tableaux  em- 
preints de  la  couleur  chrétienne  des  vieux  temps.  Pourtant  l'archs^sme  de 
M.  Fournel  n'est  pas  toujours  acceptable.  «  Ces  emprunts  au  langage  du 
passé,  dit-il,  ne  sauraient  m'être  reprochés;  nous  avons  le  droit  de  pui- 
ser au  trésor  que  nous  ont  laissé  nos  pères...  Les  fables  et  les  diverses 
poésies  du  plus  charmant  auteur  du  temps  de  Louis  XIV  ne  contien- 
nent que  très  peu  de  vers  écrits  dans  la  langue  de  Boileau  et  de  Ra- 
cine :  c'est  un  illustre  exemple.  »  Rien  de  plus  vrai  ;  mais  un  tout  petit 
point  décide  l'usage  ou  l'abus  :  La  Fontaine  est  un  grand  artiste,  et  tel  n'est 
point  le  cas  tle  M.  Fournel.  Il  manie  mal  le  vers  libre,  si  léger  aux  mains 

(1)  Légendes  dorées,  par  M.  Charles  Fournel.  —  Durand  et  Âubry,  1862. 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  249 

de  nos  conteurs.  Il  le  laisse  aller  au  hasard,  et  nous  lui  reprocherons  encore 
d^être  prolixe  et  terne  où  11  faudrait  être  vif,  enjoué,  tout  au  moins  facile, 
ce  qui  ne  veut  pas  dire  incorrect.  Un  écrivain  soucieux  de  la  langue  ne  dira 
jamais,  sous  prétexte  de  style  familier  : 

....    L'hôtellerie 
Était  bien  humble  et  dépéri». 

Reproduire  jusqu'aux  gaucheries  gothiques  des  œuvres  du  moyen  âge, 
c*est  un  peu  trop  d'exactitude  dans  rimitation. 

Essayons  d'un  autre  volume.  M"*  Penquer,  l'auteur  des  Chants  du  Foyer  (1), 
est  une  Bretonne;  mais  elle  ne  s'inspire  pas  de  Brizeux,  tant  s'en  faut.  C'est 
M.  de  Lamartine  qu'elle  adopte  pour  dieu  et  qui  lui  témoigne  le  désir  «  de 
voir  de  si  beaux  sentimens  reproduits,  non-seulement  pour  lui,  mais  pour 
la  poésie  et  pour  la  France.  »  La  poésie  et  la  France  doivent-elles  des  ac- 
tions de  grâces  à  M<"'  Penquer?  Franchement  il  nous  paraît  que  non.  Bien 
que  M.  de  Lamartine  lui  ait  dit  (ne  s'exagère-t-elle  pas  les  choses?)  : 

....    Madame,  il  faut  ouvrir  votre  aile! 
L'avenir  vous  prépare  une  page  immortelle! 

nous  doutons  de  cette  aile  et  de  cette  page;  nous  aurions  cependant 
prêté  Toreille  aux  humbles  prémisses  de  M"«  Penquer,  si  elle  n'avouait 
dans  une  post-face,  qui  n'est  pas  humble,  que  ce  «  faible  embryon  »  vou- 
drait «  cueillir  des  lauriers;  »  si,  en  le  nommant  un  «  pauvre  mendiant»  et 
un  «petit  aveugle-né,  »  elle  ne  le  nommait  aussi  un  aiglon;  si  elle  ne  le 
léguail  enâo  (sans  se  mettre  en  peine  d'accorder  toutes  ces  métaphores)  : 

A  ceux  qui  marchent  sur  la  terre, 
A  ceux  qui  planent  dans  Tazur. 

Nous  ignorons  ce  que  peuvent  en  penser  les  élus  qui  planent  dans  l'azur; 
pour  nous  qui  marchons  sur  la  terre,  nous  n'acceptons  le  legs  de  cet  aiglon 
que  sous  bénéfice  d'inventaire.  A  parler  net.  M"*  Penquer,  dont  le  vers  est 
harmonieux  et  souvent  bien  venu,  en  eût  tiré  un  tout  autre  parti,  si  elle  se 
tût  rendue  l'interprète  des  beautés  poétiques  de  la  Bretagne,  qu'elle  ap- 
pelle «  ma  triste  Bretagne.  »  Le  meilleur  de  ce  qu'elle  offre  au  public  est 
dans  trois  ou  quatre  pièces  qui  ont  un  peu  de  la  saveur  du  pays,  comme 
Kérouartz,  l'Ange  du  château  de  Penmarch,  la  Ferme,  l'Aven;  mais  l'auteur 
reflète  plutôt  d'habitude  la  phraséologie  des  Harmonies  et  de  Jocelyn  qu'il 
n^exhale  des  sentimens  bien  personnels.  On  s'aperçoit  que  la  fluidité  de 
cette  poésie  ne  laisse  rien  après  elle.  Gomment  tout  ce  qui  entourait  l'au- 
teur, tout  ce  qu'on  cherche  si  loin  et  qui  est  si  près  quelquefois,  comment 
Toriginalité,  absente  des  nuages,  des  étoiles  et  de  l'immensité,  présente 

(f)  Chamit  du  Foyer,  par  M»*  Augnste  Penquer.  —  Didier,  1862  (seconde  édition). 


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250  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

dans  le  pays  natal,  dans  la  race,  dans  le  foyer  aimé,  ne  semble-t-elle  pas 
ravoir  frappée?  C'est  que  M"*  Penquer  s'est  nourrie  de  mots  avant  d'avoir 
vécu  et  pensé  : 

A  Tàge  où  les  enfans  mandiBsent  les  études, 


A  rage  où  le  cœur  dort,  où  l'esprit  se  mutine, 
Moi,  je  savais  d^jà  des  vers  de  Lamartine. 


De  là  ce  besoin  de  rimer  sans  cesse,  en  s'abandonnant  aux  caprices  d'une 
imitation  qui  s'ignore;  de  là  une  poésie  aisée  et  molle,  que  nulle  saine  dis- 
cipline ne  contient.  Le  vrai  poète,  dit  l'auteur  naïvement, 

C'est  celui  dont  le  vers  est  libre,  audacieux, 

Sans  effort  et  sans  frein,  sans  travail,  sans  rature, 

l|iue  Penquer  n'imagine  pas  un  moment  les  difficultés  que  l'artiste  doit 
vaincre  pour  émanciper  le  poète.  Elle  est  punie  pour  avoir  pris  trop  à  la 
lettre  ce  précepte  qu'elle  émet  quelque  part  : 

Tous  les  Jours  tu  liras  des  vers  de  Lamartine.  ' 

Elle  eût  rencontré  mieux  et  trouvé  plus  de  vers  dignes  d'être  retenus,  si 
elle  fût  restée  fidèle  aux  sentimens  exprimés  dans  ce  passage  : 

O  vallon  de  TAven,  où  le  mûrier  sauvage 
S'enlace  au  jonc  noueux  qui  croit  sur  le  rivage! 
O  sentiers  ombragés!  ô  rochers!  6  menhirs! 
Je  vous  dédie  ici  mes  meilleurs  souvenirs! 

Nous  en  étions  là  de  nos  lectures,  cherchant  quelque  brin  de  fraîche  poé- 
sie et  n'apercevant  guère  que  des  fleurs  fanées,  lorsqu'un  petit  volume 
de  modeste  apparence  est  tombé  sous  nos  yeux.  Le  Roman  de  la  vingtième 
année  (i)  est  un  recueil  d'une  soixantaine  de  pages,  ne  contenant  que  de 
courtes  pièces  de  vers;  mais  l'auteur,  M.  Francis  Pittié,  est  dans  ce  peu  de 
rimes  plus  réellement  poète  que  tous  les  rimeurs  dont  nous  avons  cité  les 
essais.  Il  est  vrai  que  la  moitié  peut-être  du  recueil  se  compose  de  tra- 
ductions ou  d'imitations  des  poètes  étrangers,  des  poètes  allemands  sur- 
tout :  Louis  Uhland  et  Henri  Heine  ont  bien  inspiré  le  jeune  poète.  Là  aussi 
brillent  les  noms  de  Goethe,  de  Rûckert,  de  Petoefi,  d'OEhlenschlaeger  et 
de  Miçkiewicz.  Il  serait  curieux  de  comparer  l'imitation  d'une  poésie  de 
Burnsy  Nannie,  donnée  par  M.  Pittié,  avec  l'imitation  du  même  morceau 
par  M.  Leconte  de  Lisle.  LHUttsion  déçue,  traduite  bien  des  fois,  rappelle 
la  charmante  version  d'Alfred  de  Musset,  le  Rideau  de  ma  voisine.  C'est 
une  tendance  caractéristique  de  notre  temps  que  ce  besoin  de  traduire. 

(1)  Le  Roman  de  la  vingtième  année,  suivi  de  Notes  poétiques  (1851-1855),  par  M.  Fran- 
cis Pittié.  —  Claude  Vanier,  1802. 


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REYUE*   —   CHRONIQUE.  251 

Jes  pensées  et  les  émotions  d'autrui,  et  c'est  une  tendance  qui  date  de  peu 
d^années.  A  mesure  que  la  sève  nationale  s*est  retirée,  on  s'est  de  plus  en 
plus  rattaché  aux  productions  du  dehors,  quand  on  ne  copiait  pas  servi- 
lement les  poètes  français  de  quelque  valeur,  ou  quand  on  ne  s'avisait  pas 
de  suppléa  à  la  poésie  par  les  artifices  d'un  archaïsme  infécond.  La  tâche 
du  traducteur  était  et  est  restée  utile;  mieux  vaut,  si  l'on  ne  crée,  popu- 
lariser les  créations  d'autrui  que  s'user  en  redites  vulgaires.  Le  bagage  de 
M.  Pittié,  pris  en  bloc,  est  peu  considérable;  il  l'est  moins  encore,  si  on  le 
réduit  aux  poésies  purement  personnelles.  Pourtant  nous  en  dirons  quel* 
qaes  mots.  Aujourd'hui  la  voix  du  poète  est  faible,  mais  elle  est  douce  et 
pure,  elle  n'est  pas  celle  du  voisin  :  c'est  quelque  chose,  en  un  temps  d'ef- 
facement ou  de  grossières  excentricités,  qu'un  accent  distinct.  Bien  qu'il 
traduise  les  poètes  du  Nord,  l'auteur  n'est  pas  Allemand  de  langage.  Il  aime 
Brizeux  et  lui  emprunte  l'épigraphe  de  ce  recueil;  comme  lui,  il  chante 
une  Marie  qui  lui  tient  lieu  de  muse.  Voici  quelques  vers  de  M.  Pittié  : 

Je  sais  un  chemin  crenx  où  le  lierre,  qui  grimpe, 
An  col  des  grands  tilleols  s^enlace  en  verte  guimpe  : 
Réduit  impénétrable  au  passant  affairé, 
Cadre  fait  tout  exprès  pour  ton  front  adoré. 
Comme  un  grand  éventail  qu'on  remûrait  à  peine, 
La  brise  parfumée  y  retient  son  haleine; 
La  mésange  au  front  noir,  le  merle  et  les  pinsons, 
0e  rameaux  en  rameaux,  égrènent  leurs  chansons, 

11  manque  au  poète  novice  plus  de  force  et  plus  d'art,  mais  il  donne  la 
note  juste,  c  Je  suis  moins  un  poète,  je  le  sais,  dit -il,  qu'un  homme  ar- 
demment et  sincèrement  épris  de  tout  ce  qui  est  délicat  et  pur,  grand  et 
noble.  »  Cette  réserve  est  de  meilleur  augure  pour  l'avenir  poétique  de 
Tauteur  que  Forgueil  anticipé  de  la  plupart  des  rimeurs  qui  débutent. 
Qu'il  se  défie  toutefois  de  l'attrait  des  vers  faciles,  qu'il  se  fortifie  par  l'é- 
tude des  maîtres,  et,  plus  jaloux  de  l'art  que  des  chimères  d'une  imagina- 
tion nuageuse,  qu'il  préfère  le  moindre  sentier  fleuri  et  connu  de  lui  aux 
courses  eCRrénées  par  monts  et  par  vaux,  entre  ciel  et  terre,  courses  dont 
Fesprit  se  lasse,  qui  laissent  le  cœur  froid,  et  sont  de  nul  profit  tant  pour 
la  recherche  du  beau  que  pour  celle  du  vrai. 

Somme  toute,  le  trésor  de  la  muse  contemporaine  est  pauvre.  Quelques 
heureiix  emprunts  faits  aux  génies  étrangers  ne  régénèrent  en  rien  le  prin- 
cipe même  de  notre  poésie;  le  retour  vers  les  âges  lointains  est  tout  aussi 
indifférent  à  ses  destinées  futures.  De  fait,  point  de  puissance  nouvelle  qui 
s*atteste  par  des  œuvres.  Où  est  l'accent  profondément  ému?  où  est  de  nos 
jours  Fftme  de  la  poésie?  La  critique  attend  la  renaissance  d'un  art  qui, 
après  un  éclat  extraordinaire,  ne  donne  plus  signe  de  vie;  elle  ne  souhaite 
rien  tant  que  de  pouvoir  en  présager  le  retour.  Les  chercheurs  d'a6tme< 
et  de  rimes  sonores  bataillent  volontiers  contre  la  critique,  interprète  en 


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252  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

dernière  analyse  du  sentiment  public.  Us  se  plaignent  qu*on  rebute  leur 
poésie.  Eh!  non,  vraiment;  ils  se  méprennent  à  plaisir  :  c'est  le  manque  de 
poésie  qu'on  déplore  dans  leurs  œuvres,  et  c'est  pourquoi  la  critique  les 
renvoie  si  peu  satisfaits,  quand  d'aventure  elle  parle  d'eux. 

Le  vrai  poète  n'entre  pas  dans  le  monde  comme  un  conquérant  d'opéra- 
comique,  ni  comme  un  géant  des  contes  de  fées,  voulant  tout  escalader  et 
croyant  tout  dominer  d'un  mot.  Il  ne  procède  pas  au  moyen  de  formules 
sibyllines.  Il  est  ému  avant  tout,  hésitant  et  timide,  même  lorsque  le  talent 
reconnu  doit  lui  donner  plus  tard  l'assurance  et  l'audace.  Il  sait  bien  que, 
pour  chanter  l'homme  et  la  nature,  il  faut  les  comprendre,  ce  qui  demande 
quelques  réflexions.  Au  lieu  de  franchir  les  Alpes  d'une  enjambée  et  de 
vouloir  prendre  la  mer  dans  une  coquille,  comme  l'enfant  de  la  légende,  il 
s'arrête  pensif  en  face  de  tant  de  choses  qui  l'attirent,  le  saisissent  et  lui 
Imposent  réellement;  mais  il  n'aflfecte  pas  de  voir  en  tout  des  symboles, 
des  mystères  fantastiques,  de  causer  avec  l'infini,  d'aller  à  cheval  sur  un 
rayon  de  soleil,  ni  de  prendre  les  étoiles  à  la  pipée.  On  dirait  que  l'ode  et 
l'élégie  peuvent  seules  répondre  aux  aspirations  grandioses  de  nos  poètes. 
Quand  ils  ne  pleurent  pas  de  gaîté  de  cœur  ou  quand  ils  ne  déclament  pas, 
ils  se  croient  déchus  de  leurs  privilèges  de  noblesse.  Si  l'épopée  ne  con- 
vient qu'aux  jeunes  races,  n'est-il  plus  de  forces  vives  pour  le  drame,  plus 
de  verve  joyeuse  pour  la  comédie,  plus  de  verve  caustique  pour  la  satire? 
Avons-nous  su  enfin  tirer  parti  de  la  poésie  intime ,  que  des  maladroits  ou 
des  niais  ont  faussée?  Quand  donc  chantera-t-on  les  afifections  de  la  fa- 
mille, les  sentimens  de  l'homme  qui  lutte  contre  les  nécessités  réelles  de 
la  vie?  Quand  chantera-t-on  aussi  la  tâche  du  citoyen  en  dehors  de  la 
guerre,  et  quand  renouvellera-t-on  cette  alliance  de  l'art  avec  la  science 
de  la  nature  inaugurée  par  Lucrèce?  Mais.,  pour  entreprendre  quelque 
œuvre  de  ce  genre,  il  faut  commencer  par  apprendre  la  vie  ou  la  science , 
et  l'on  veut,  pour  être  poète,  se  passer  de  tout  apprentissage.  De  là  vient 
que  le  mérite  est  rare,  la  prétention  universelle,  et  que,  poussé  par  cette 
impuissance  vaniteuse,  on  va  chercher  en  songe  (ce  qui  est  commode)  la 
poésie  au-delà  des  monts,  en  Orient,  dans  le  ciel,  aux  antipodes,  avant  de 
l'avoir  saisie  et  pénétrée  dans  le  coin  de  pays  que  l'on  habite,  dans  les 
choses  familières  dont  on  est  enveloppé,  comme  on  veut  aussi  rêver  de  la 
grande  humanité  en  dédaignant  la  petite,  qui  peuple  la  patrie,  la  province 
et  le  canton  où  l'on  vit.  Folie  et  chimère  l  C'est  la  prétention  qui,  plus  que 
tout,  empêche  la  poésie  d'éclore,  quand  celle-ci  existe  en  germe;  c'est  elle 
encore  qui  provoque  aux  essais  malheureux  les  imaginations  faites  pour  la 
prose  et  le  travail  commun.  Quand  on  sentira  davantage  en  toute  chose  la 
poésie  qui  s'en  exhale,  on  aura  plus  de  sévérité  pour  ceux  qui  l'exprime- 
ront mal  ou  faiblement;  on  aimera  davantage  ceux  qui  l'exprimeront  avec 
un  accent  ému,  et  ce  sera  là  le  remède  au  débordement  de  vers  médiocres 
et  à  rindifiTérence  en  matière  de  poésie  qui  nous  désolent  aujourd'hui. 

FEUX  FKARK. 


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BSrUE.  —  GHBONIQUE.  253 

ESSAIS   ET   NOTICES. 

'9  par  M.  Aagusta  Trognon  (I). 


L'aateor  de  ce  livre  rappelle,  au  début  de  sa  préface,  qu*il  a  publié,  il  y 
a  environ  quarante  ans,  des  travaux  d'histoire.  On  ne  Ta  pas  tant  oublié 
qu'il  le  suppose  ;  on  se  souvient  que  M.  Auguste  Trognon  faisait  partie  de 
cette  élite  de  jeunes  gens  qui  s'élançaient  alors  avec  tant  d'ardeur  dans 
tontes  les  routes  ouvertes  à  Factivité  de  l'esprit.  Jamais  génération  n'en- 
treprit de  plus  grandes  choses  et  n'eut  tant  d'espérance  de  les  voir  s'accom- 
plir. Sans  parler  de  la  liberté  politique,  qu'on  pensait  bien  avoir  conquise 
pour  toujours,  on  voulait  d'un  coup  créer  une  philosophie  nouvelle,  ra- 
jeunir la  poésie,  renouveler  l'histoire.  De  toutes  ces  entreprises  si  hardi- 
ment tentées,  plusieurs  ont,  hélas!  tout  à  fait  échoué,  d'autres  n'ont  qu'à 
moitié  réussi;  mais  il  en  est  une  au  moins  dont  le  succès  a  été  complet. 
Nous  avons  changé  la  façon  de  comprendre  et  d'écrire  l'histoire.  Retrempée 
à  rétude  des  sources,  l'histoire  y  a  puisé  une  intelligence  plus  vraie  du 
passé,  elle  y  est  devenue  plus  originale  et  plus  vivante,  et  l'on  peut  affir- 
mer que  cette  grande  réforme  sera,  aux  yeux  de  la  postérité,  le  plus  beau 
titre  de  gloire  de  notre  littérature. 

M.  Trognon,  dans  ce  travail,  avait  été  l'un  des  ouvriers  de  la  première 
heure.  Détourné  par  des  fonctions  délicates,  et  qui  réclamaient  tout  son 
temps,  il  revient,  après  plus  de  trente  ans,  à  ces  études  de  sa  jeunesse,  et 
donne  au  public  les  deux  premiers  volumes  d'une  histoire  de  France.  Ce 
n'est  point  une  œuvre  d'érudition,  elle  n'a  pas  la  prétention  d'être  savante, 
elle  n'aflTecte  pas  des  airs  de  nouveauté.  M.  Trognon  avoue  franchement 
qu'il  a  profité  des  travaux  des  autres,  quand  il  les  a  trouvés  bons.  Il  a  lu 
MM.  Guizot,  Michelet;  il  a  pris  son  bien  chez  eux  sans  scrupule.  Le  seul 
mérite  qu'il  s'attribue,  c'est  d'avoir  résumé  tous  leurs  travaux,  et  de  les 
présenter  réunis  dans  un  cadre  restreint.  Ce  n'était  pas  une  petite  alTaire. 
Depuis  que  l'histoire  est  en  faveur,  l'activité  des  érudits  s'est  portée  vers 
elle;  chaque  époque  a  été  étudiée  avec  soin,  et  il  n'est  pas  un  fait  de  quel- 
q*î  importance  qui  n'ait  été  l'objet  de  savantes  recherches.  Aussi  peut-on 
dire  qae,  pour  ceux  qu'attire  principalement  l'histoire  générale,  la  route 
est  encombrée  de  matériaux  de  tout  genre.  L'esprit  risque  de  se  perdre 
ao  milieu  de  cette  abondance,  et  réclame  quelques  travaux  d'ensemble  qui 
l'aident  à  s'y  reconnaître.  C'est  une  œuvre  de  cet  ordre  que  M.  Trognon  a 
voulu  écrire.  Il  a  borné  ses  prétentions  à  être  utile,  et  il  n'est  pas  douteux 
qu'il  n'y  ait  réussi. 

(1)  S  vol.  in^;  Paris,  Hachette. 


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25&  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

Le  sujet  d^abord  y  est  bien  circonscrit,  et  l^ouvrage  ne  remonte  pas  trop 
haut.  G*est  un  grand  mérite,  aujourd'hui  surtout,  car  il  y  a  des  écrivains 
qui  ont  tellement  la  manie  d'être  complets  que,  lorsqu'ils  veulent  faire 
l'histoire  d'un  pays,  ils  parlent  d'abord  de  sa  formation  géologique,  et  re- 
montent plus  haut  que  la  création  de  l'homme.  C'est  une  grâce  qu'ils  nous 
font  que  de  vouloir  bien  descendre  au  déluge.  Pour  M.  Trognon,  l'histoire 
de  France  ne  commence  qu'avec  l'arrivée  des  Francs.  Après  quelques  pa^es 
très  fermement  écrites  sur  les  transformations  du  régime  municipal  en 
Gaule  à  cette  époque  et  les  conséquences  de  l'établissement  du  christia- 
nisme, M.  Trognon  se  jette  résolument  dans  le  tumulte  des  invasions  et  au 
milieu  de  cette  mêlée  confuse  d'événemens  sans  importance  qui  composent 
l'histoire  des  fils  de  Glovis.  Cette  partie  est  très  sagement  traitée,  et  les  faits 
y  sont  racontés  avec  toute  la  netteté  que  le  sujet  comporte.  Ce  n'est  pas 
sa  faute,  si  elle  n'est  pas  plus  intéressante,  et  il  faut  s'en  prendre  à  l'époque 
même  plus  qu'à  celui  qui  la  raconte.  Si  Augustin  Thierry  est  parvenu  à 
faire  lire  avec  tant  d'agrément  ses  récits  des  temps  mérovingiens,  c'e^t 
que,  par  la  facilité  du  plan  qu'il  s'était  tracé,  il  pouvait  ne  prendre  que 
quelques  épisodes  de  cette  histoire,  choisir  ceux  qui  lui  semblaient  pou- 
voir intéresser  le  public,  et  surtout  les  raconter  en  détail,  car  ce  sont  les 
détails  qui  donnent  la  vie  à  un  récit.  Mais  quand  on  n'écrit  qu'un  résumé  et 
qu'on  est  forcé  de  s'en  tenir  aux  choses  importantes,  quand,  par  la  loi 
même  de  son  ouvrage,  on  s'impose  le  devoir  de  renoncer  à  mentionner  ces 
petits  faits  qui  peignent  les  hommes  et  les  époques,  il  faut  bien  s'attendre 
à  une  peinture  moins  vivante,  à  un  ouvrage  moins  attrayant.  Est-il  pos- 
sible d'ailleurs  de  prendre  un  intérêt  bien  vif  à  des  temps  si  peu  sembla- 
bles aux  nôtres,  et  quelle  sympathie  peut  nous  attacher  à  des  personnages 
qui  n'ont  rien  de  nos  passions  ni  de  nos  mœurs?  Ce  passé  de  la  France 
n'appartient  pas  à  la  France  même  ;  toute  cette  barbarie  nous  est  étran-  - 
gère,  et  il  ne  nous  semble  pas  qu'aucun  des  élémens  qui  constituent  notre 
société  soit  venu  de  là. 

La  France  d'aujourd'hui  ne  commence  véritablement  qu'avec  la  langue 
française,  c'est-à-dire  vers  le  xi*  siècle,  à  l'avènement  de  la  troisième  race. 
Dès  ce  moment,  nous  nous  reconnaissons  dans  le  passé,  et  nous  démêlons 
dans  les  personnages  qui  occupent  la  scène  les  traits  de  notre  caractère 
national.  Cependant  entre  eux  et  nous  il  y  a  encore  de  grandes  différences. 
Notre  société  est  sortie  de  celle  du  moyen  âge,  mais  en  la  reniant;  les  croi- 
sades et  la  chevalerie  sont  assurément  de  belles  choses,  mais  ce  sont  des 
choses  bien  mortes.  M.  Trognon  n'essaie  pas  de  les  ressusciter;  il  n'a  pas 
pour  le  moyen  âge  cette  passion  aveugle  qu'on  a  quelquefois  essayé  de 
nous  inspirer,  et  qui.  Dieu  merci,  passe  de  mode.  Il  n'en  dissimule  pas  les 
côtés  faibles  en  même  temps  qu'il  en  dépeint  avec  plaisir  les  beaux  mo- 
mens.  Un  de  ses  récits  les  plus  agréables  à  lire  est  celui  du  règne  de  saint 
Louis.  On  voit  que  cette  douce  et  sereine  figure  lui  plaît,  et  qu'il  veut  la 


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REFUE.   —  CHRONIQUE.  555 

faire  aimer.  Il  n'a  pas  de  peine  à  y  réussir,  car,  en  dépit  des  siècles,  saint 
Louis  est  encore  un  des  souvenirs  les  plus  populaires  de  notre  histoire,  et 
il  n'y  a  pas  de  saint  que  nous  tenions  pour  saint  plus  volontiers,  sans  avoir 
besoin  pour  cela  de  recourir  à  la  volumineuse  procédure  qu'on  mit  douze 
ans  à  instruire  avant  de  le  canoniser. 

Toutefois  l'intérêt  véritable  de  l'bistoire  de  France  commence  pour  nous 
quand  se  montrent  les  élémens  dont  est  formée  la  France  d'aujourd'hui, 
c'est-à-dire  la  bourgeoisie,  avec  les  communes,  le  peuple,  pendant  la  guerre 
de  cent  ans.  M.  Trognon  a  raconté  cette  dernière  époque  avec  une  émotion 
bien  naturelle,  et  il  fait  parfaitement  voir  d'où  vint  en  ce  triste  moment  le 
salut  de  la  France.  Tandis  que  beaucoup  de  grands  seigneurs  transportaient 
assez  facilement  leur  hommage  du  roi  de  France  au  roi  d'Angleterre,  la 
bourgeoisie  et  le  peuple  ne  se  résignaient  pas  à  la  domination  des  Anglais. 
Cest  en  vain  que  le  duc  de  Bedford  voulait  distraire  Paris  de  ses  regrets 
par  l'éclat  de  ces  fêtes  auxquelles  prenaient  part,  sans  trop  de  scrupules, 
le  duc  de  Bourgogne  avec  ses  barons  et  toute  la  fleur  de  la  chevalerie  ;  le 
peuple  se  tenait  en  dehors  de  ces  fêtes  de  l'étranger,  et,  comme  il  ne  lui 
était  pas  permis  de  se  plaindre  ouvertement,  il  exprimait  à  sa  façon  sa 
tristesse.  «  Les  chroniques  contemporaines,  dit  M.  Trognon,  nous  appren- 
nent ce  qui  alors  même  (août  iU^U)  tenait  attentif  et  ému  le  peuple  de  la 
capitale  :  c'était  le  spectacle  lugubre  de  la  dame  macabre  qui  venait  d'être 
importé  des  bords  du  Rhin.  Pendant  plus  de  six  mois,  une  foule  immense 
ne  cessa  de  se  porter  sous  les  charniers  du  cimetière  des  Innocens  pour 
voir  la  Mort,  sous  la  figure  hideuse  d'un  squelette  entraînant  dans  le  mou- 
vement d'une  ronde  infernale  les  rois,  les  empereurs  et  les  papes  pêle-mêle 
avec  les  créatures  les  plus  abjectes  et  les  plus  méprisables.  Cette  représen- 
tation horrible,  mais  saisissante,  de  l'égalité  humaine  devant  la  mort  sem- 
blait être  une  consolation  oflferte  aux  souffrances  inouies  de  l'époque;  il 
n'y  avait  qu'un  aussi  sombre  divertissement  qui  convînt  à  d'aussi  cruelles 
misères.  »  Parmi  ces  misères,  il  n'y  en  avait  pas  qui  parût  plus  lourde  à  ce 
peuple  et  qui  lui  pesât  plus  que  d'être  asservi  à  l'étranger.  M.  Michelet  a 
fait  remarquer  que  cette  expression  «  un  bon  Français  »  date  du  xiv«  siècle  : 
le  mot  et  la  chose  sont  du  même  temps.  C'est  par  une  explosion  de  patrio- 
tisme populaire  que  la  France  alors  a  été  sauvée.  Tandis  que  la  bourgeoisie 
faisait  bravement  son  devoir  à  la  cour  du  pauvre  roi  de  Bourges  à  côté  des 
seigneurs  restés  fidèles,  que  Jacques  Cœur,  le  premier  en  date  des  ban- 
quiers p&triotes,  prodiguait  son  argent,  que  Bureau  armait  sa  redoutable 
artillerie,  que  la  population  des  villes  s'illustrait  par  sa  résistance  héroïque 
à  Orléans,  le  peuple  des  campagnes  envoyait  Jeanne  d'Arc  au  secours  de  la 
France. 

On  doit  un  peu  s'étonner  qu'après  avoir  dépeint  avec  tant  de  sympathie 
ce  grand  mouvement  populaire,  M.  Trognon  se  soit  montré  si  dur  pour 
I^uis  XI.  t  C'était,  dit-il,  un  de  ces  tyrans  qui  mettent  une  très  grande 


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256  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

habileté  à  mal  régner.  »  Je  ne  sais  pas  si,  après  avoir  lu  son  histoire  dans 
le  livre  même  de  M.  Trognon,  on  sera  disposé  à  se  montrer  aussi  sévère 
pour  lui.  Au  moins  lui  saura-t-on  gré  d*avoîr  rompu  si  franchement  avec 
le  passé  et  d'avoir  aidé  le  moy.en  âge  à  înourir  dans  la  personne  de  Charles 
le  Téméraire,  qui  en  était  le  dernier  représentant.  M.  Trognon  raconte  de 
lui,  au  début  de  son  règne,  une  aventure  fort  plaisante  et  qui  ne  serait  pas 
déplacée  dans  le  roman  de  Cervantes.  C'était  à  Tépoque  où  le  duc  de  Bour- 
gogne, qui  était  venu  conduire  Louis  XI  à  Paris,  cherchait  par  son  faste  à 
éclipser  son  suzerain  et  conviait  à  des  joutes  et  à  des  tournois  les  plus 
brillans  chevaliers  du  royaume.  Louis  XI  se  tenait  à  Técart  de  ces  fêtes;  il 
n'y  prit  part  qu'une  fois  et  d'une  façon  très  singulière  :  il  se  fit  amener  un 
homme  d'armes  sans  nom,  mais  jouteur  d'une  force  et  d'une  adresse  sans 
pareilles  dans  les  exercices  de  chevalerie;  après  l'avoir  à  ses  frais  bizarre- 
ment équipé  et  bien  payé,  il  se  donna  le  plaisir  de  le  voir,  d'une  fenêtre 
derrière  laquelle  il  était  caché,  désarçonner  et  renverser  par  terre,  les  uns 
après  les  autres,  les  plus  hauts  seigneurs  de  la  cour  de  Bourgogne,  à  qui 
avait  appartenu  jusque-là  l'honneur  de  la  journée.  Dans  cet  étrange  diver- 
tissement, Louis  XI  se  montrait  déjà  tout  entier.  Il  détestait  la  noblesse, 
qui  lui  contestait  son  pouvoir,  se  moquait  de  ses  habitudes  et  de  ses  plai- 
sirs, et  11  s'amusait  à  l'humilier  en  attendant  qu'il  pût  l'abattre.  Sans  doute 
Louis  XI  n'est  pas  un  roi  chevalier,  mais  il  ne  me  semble  pas  que^ce  soit  à 
nous  de  lui  en  vouloir.  Qu'à  la  cour  de  Bourgogne  on  se  moquât  de  lui 
parce  qu'il  était  vêtu  d'un  court  habit  et  d'un  vieux  pourpoint  de  futaine 
grise,  parce  qu'il  s'asseyait  sans  façpn  à  la  table  de  l'élu  Denis  Hasselin,  son 
compère,  et  se  rendait  avec  le  peuple  à  la  messe  ou  aux  vêpres  à  Notre- 
Dame,  parce  qu'enfin,  dégoûté  de  prendre  pour  ministres  ces  grands  sei- 
gneurs qui  avaient  tant  de  fois  trahi  son  père,  il  admettait  à  sa  confiance 
des  médecins  et  des  barbiers,  tous  ces  reproches  ne  sont  pas  de  nature  à 
lui  faire  beaucoup  de  tort  parmi  nous.  En  somme,  ce  roi  des  petites  gens, 
ce  grand  et  dur  justicier  qui  laissa  la  France  plus  forte  et  plus  unie,  ouvre 
convenablement  chez  nous  l'époque  moderne. 

C'est  avec  le  règne  de  Louis  XI  que  s'arrêtent  les  premiers  volumes  de 
cette  histoire.  11  faut  espérer  que  les  suivans  ne  se  feront  pas  attendre,  et 
que  l'auteur  conduira  bientôt  jusqu'au  bout  une  œuvre  sérieuse  qui,  sans 
aflicher  de  prétentions,  pourra  rendre  beaucoup  de  services.       g.  b. 


y.  DE  Mars. 


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UN  ESSAI 

DE  LIBÉRALISME  RUSSE 

EN  POLOGNE 


AUSXAHDBB  I«^  ET  LE  PRINCE  ADAM  CZABTOETSKI. 

Otnt^ftmdamte pœrtîeuUère  de  l'emperevar  Alexandre  et  du  prince  Adam  CxorforyfH  (1). 


(Test  dans  les  scènes  émouvantes  d'une  insurrection  nationale 
que  s'est  relevé  aujourd'hui  le  problème  des  destinées  de  la  Po- 
logne,  comme  il  était  hier  dans  le  travail  mystérieux  d'un  peuple  se 
reprenant  obscurément  à  la  vie,  comme  il  est  toujours  apparu  de- 
puis un  siècle  à  travers  tous  les  ébranlemens  européens,  variant 
Avec  les  circonstances,  changeant  de  forme  sans  changer  de  nature. 
Certes  ces  destinées  encore  si  incertaines  se  sont  jouées  dans  bien 
des  épisodes  dont  l'explosion  actuelle  n'est  que  le  sanglant  couron- 
nement. Elles  ont  passé  déjà  par  bien  des  phases  de  guerre,  de  di- 
plomatie, d'agitations  pacifiques,  de  complots,  par  bien  des  crises 
morales  et  politiques.  Elles  ont  été  l'incessante  et  virile  obsession 
de  bien  des  esprits  occupés  à  chercher  une  patrie  par  des  voies  diffé- 
rentes, les  uns  par  l'épée  et  les  désespoirs  héroïques,  d'autres  par 
les  transactions,  par  la  toute-puissance  de  la  raison  et  de  la  justice, 
—  ceux-ci  dévorés  du  feu  de  l'action,  ne  comptant  que  sur  un  effort 

(1)  Cette  correspondance  Jasqu'ici  inédite  doit  paraître  sons  peu* 

U.T.  —  15  MAI.  11 


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258  RÉYUE  DES   DEUX   MONDES. 

prodigieux  et  rompant  avec  toutes  les  considérations  de  politique 
régulière,  ceux-là  s' adressant  à  l'Europe,  s' efforçant  de  réveiller  le 
sentiment  souverain  d'un  intérêt  universel,  bien  souvent  déçus,  ja- 
mais désespérés  et  toujours  prêts  à  reprendre  cette  grande  négo- 
ciation de  la  renaissance  de  leur  pays.  Tout  a  été  essayé,  rien  n'a 
réussi,  et  le  vieux  problème  n'a  cessé  de  subsister,  de  grandir,  de 
se  dégager  de  toutes  les  expériences  avec  une  netteté  plus  redou- 
table, retrouvant  périodiquement  à  leur  poste  ceux  qui  n'ont  cru 
qu'à  l'action  et  ceux  qui  ont  cru  à  la  diplomatie,  aux  influences 
morales,  —  les  uns  et  les  autres  finissant  par  se  rejoindre  dans  la 
même  pensée  et  plaçant  leur  foi,  leur  constance  au-dessus  des  re- 
vers du  moment. 

Un  jour,  vers  la  fin  de  la  dernière  guerre  d'Orient,  un  homme 
demeuré  jusqu'au  bout  le  type  respecté  et  pur  de  cette  infatigable 
diplomatie  nationale  de  la  Pologne  était  au  travail  dès  le  matin  et 
préparait  une  défense  nouvelle  des  droits  de  son  pays,  lorsqu'un  de 
ses  compatriotes  venait  frapper  chez  lui  en  lui  disant  :  «  N'enten- 
dez-vous pas  ?  c'est  le  canon  qui  annonce  la  paix  1  »  Le  vieux  patri- 
cien s'arrêtait  un  instant  affaissé,  attristé  et  secouant  sa  tête  pleine 
de  souvenirs,  puis  il  se  remettait  à  l'œuvre.  «  A  quoi  bon  continuer? 
reprenait-on.  Il  n'y  a  plus  rien  à  espérer  pour  nous  aujourd'hui.  — 
Ah!  n'importe,  répondait-U,  il  faut  continuer,  cela  pourra  servir 
une  autre  fois...  »  Celui  qui  parlait  ainsi,  et  qui,  âgé  de  près  de 
quatre-vingt-dix  ans,  élevait  encore  sa  foi  au-dessus  d'une  décep- 
tion nouvelle,  ne  croyait  plus  visiblement  aux  transactions;  il  ne 
voyait  de  chances  que  dans  une  lutte  où  l'Europe  aurait  le  droit 
d'exiger  comme  rançon  de  sécurité  publique  la  réparation  d'une 
grande  injustice;  il  en  était  venu,  comme  tous  les  Polonais,  à  la  plus 
incurable  méfiance  à  l'égard  de  la  politique  russe.  Et  pourtant  c'é- 
tait l'homme  qui  dans  sa  jeunesse  avait  personnifié  l'idée  d'une 
conciliation  entre  une  Pologne  renaissante  et  la  Russie  sous  un  même 
sceptre;  bien  mieux,  il  avait  trouvé  pour  complice  un  prince  jeune 
comme  lui,  qui  allait  être  un  des  plus  puissans  souverains,  l'anta- 
goniste heureux  de  Napoléon  lui-même.  C'était  l'homme  qui  avait  été 
l'ami,  le  confident,  le  coopérateur  préféré  de  l'empereur  Alexandre  1" 
avant  d'être  la  victime  de  l'empereur  Nicolas  et  le  fier  émigré  qui 
ne  croyait  plus  ni  aux  vaines  amnisties  ni  aux  promesses  trompeuses. 
De  cette  multitude  d'épisodes  dont  se  compose  la  vie  polonaise,  je 
ne  sais  s'il  en  est  un  plus  curieux,  plus  significatif,  plus  propre 
même  à  éclairer  les  événemens  d'aujourd'hui,  que  cet  épisode  des 
rapports  de  l'empereur  Alexandre  I®**  et  du  prince  Adam  Czartory^kî, 
de  cette  tentative  de  libéralisme  concertée  comme  un  complot  entre 
un  tsar  et  un  jeune  patriote  polonais,  de  cette  amitié  qui  se  nouait 


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LE   LIBERALISME   EUSSE   EN  POLOGNE.  259 

dans  des  conditions  romanesques,  qui  continuait  à  travers  toutes  les 
complications  du  commencement  de  ce  siècle,  se  retrouvait  vivante 
et  active  jusque  dans  les  combinaisons  de  1815,  et  ne  finissait  que 
lorsqu'il  n'y  avait  plus  d* espoir.  C'est  évidemment  le  dernier  mot 
des  transactions  possibles  entre  la  Russie  et  la  Pologne.  Voici  en 
effet  un  souverain  tout  plein  d'aspirations  généreuses,  qui  a  pu 
être  appelé  un  accident  en  Russie,  et  le  Polonais  le  plus  modéré, 
le  plus  loyal  dans  la  mesure  d'un  patriotisme  invariable,  —  deux 
hommes  rapprochés  étrangement  par  la  fortune,  caressant  avec  une 
manifeste  sincérité  le  même  rêve,  s' essayant  de  leur  mieux  aux 
mêmes  projets  de  réparation  et  de  conciliation.  A  quoi  sont-ils  ar- 
rivés? C'est  justement  l'épisode  qui  se  ravive  tout  entier  dans  les 
lettres  jusqu'ici  inconnues  de  l'empereur  Alexandre  P«*  et  du  prince 
Cwirtoryski,  dans  les  mémoires  moins  connus  encore  du  vieux  pro- 
scrit polonais,  dans  cet  ensemble  de  documens  dont  la  lumière,  en 
éclairant  une  existence  de  droiture  et  d'honneur,  rejaillit  sur  tout 
un  ordre  d'événemens,  de  possibilités  ou  d'impossibilités  contem- 
poraines. 

Cest  ridéal  lointain  et  évanoui  d'une  régénération  polonaise  par 
la  bienveillance  et  l'équité  réparatrice,  par  une  diplomatie  géné- 
reuse ou  chimérique  si  l'on  veut,  d'une  paix  conçue  et  négociée 
pendant  vingt  ans  dans  les  circonstances  les  plus  extraordinaires, 
ébauchée  à  l'origine  dans  le  mystère  d'une  intimité  sincère  entre 
deux  hommes  singulièrement  rapprochés,  l'un  n'étant  rien  encore 
qu'un  adolescent  impérial  promis  au  pouvoir  le  plus  absolu,  l'autre 
jeté  tout  à  coup  dans  une  cour  ennemie  et  ressentant  comme  une 
blessure  sacrée  le  désastre  récent  de  sa  patrie,  tous  deux  réduits  à 
se  cacher  pour  mettre  en  commun  leurs  rêves  et  leurs  désirs  de 
justice.  Cette  tentative  a  fini  par  une  déception,  elle , commençait 
comme  un  roman  à  une  heure  cruelle.  C'était  sous  le  coup  même 
du  dernier  partage,  de  la  prise  d'armes  de  Kosciusko  et  de  sa  dé- 
faite à  Macieiowice,  de  la  dévastation  des  provinces  polonaises,  de 
la  disparition  du  nom  de  la  Pologne,  de  l'incarcération  ou  du  ban- 
nissement de  tout  ce  qui  était  patriote,  de  la  confiscation  étendue 
aux  biens  des  plus  grandes  familles,  de  toutes  ces  choses  en  un  mot 
qui  semblaient  faire  croire  que  tout  était  fini.  On  avait  essayé  de 
sauver  du  naufrage  la  fortune  du  vieux  prince  Czartoryski  :  «  Qu'il 
m'envoie  sesi^ls,  puis  nous  verrons  !  »  avait  répondu  la  toute-puis- 
sante spoliatrice  Catherine.  Qu'on  se  représente  donc  le  jeune  prince 
Adam  contraint  par  devoir  à  ce  rôle  ingrat,  entrant  avec  son  frère 
Constantin,  le  12  mai  1795,  à  Saint-Pétersbourg,  le  cœur  serré, 
comme  un  exilé ,  comme  un  otage ,  obligé  de  paraître  et  de  vivre 
dans  un  monde  où  tout  lui  rappelait  la  force  victorieuse  et  l'op- 


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360  EEYUB  DES  DEUX  MONDES. 

pression.  11  n'allait  pas  gatment  à  cette  aventure,  —  c'est  lui-même 
qui  le  raconte,  —  ce  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans,  qui  dans 
sa  forte  éducation  avait  été  nourri  tout  à  la  fois  des  traditions  po- 
lonaises, des  idées  du  xviii''  siècle  et  des  grands  exemples  de  la 
liberté  anglaise,  qui  avait  vu  déjà  l'Europe  de  l'Occident,  qui  s'é- 
tait associé  aux  travaux  de  la  grande  diète,  qui  avait  été  un  des  au- 
teurs de  la  constitution  du  3  mai  1791,  un  des  complices  de  Kos- 
ciusko  dans  son  insurrection,  et  qui  gardait  une  aversion  instinctive 
contre  les  Russes.  Pour  lui,  tout  était  supplice  à  Pétersbourg  :  la 
différence  de  civilisation,  d'idées,  de  mœurs,  le  contact  permanent 
du  vaincu  et  des  vainqueurs,  cette  vie  de  prisonnier  en  pays  étran- 
ger, dans  le  camp  ennemi. 

C'était  au  reste  un  monde  curieux  que  cette  société  russe  de  la 
fin  du  règne  de  Catherine  II.  L'extérieur  était  français,  le  fond  était 
russe  et  très  russe.  Le  luxe  le  plus  raffiné  se  mêlait  aux  mœurs  mos- 
covites; on  parlait  de  Voltaire  et  de  Diderot  dans  une  atmosphère 
asiatique,  au  milieu  d'une  nuée  d'esclaves,  de  Cosaques,  de  Circas- 
siens  et  de  Tartares.  C'était  le  temps  où  le  comte  Strogonof,  qui 
avait  longtemps  habité  Paris  sous  Louis  XV  et  qui  s'était  fait  Fran- 
çais sans  cesser  d'être  Russe,  accumulait  les  productions  des  arts 
dans  son  palais  ouvert  à  tout  venant,  où  le  grand-écuyer  Narych- 
kine,  gai,  affable,  bon  courtisan  de  tous  les  pouvoirs,  travaillait  le 
plus  consciencieusement  du  monde  à  se  ruiner  en  bals  et  en  somp- 
tuosités, et  n'y  réussissait  pas,  où  la  princesse  Rasile  Dolgoroukof  et 
la  princesse  Michel  Galitzin,  fort  connues  depuis  à  Paris,  tenaient  le 
sceptre  dans  leurs  salons  élégans,  rivalisant  de  beauté,  d'esprit  et 
de  séduction  au  point  de  tourner  la  tête  à  ce  malheureux  M.  de  Co- 
bentzel,  l'ambassadeur  d'Autriche,  et  à  M.  de  Choiseul-Gouffier.  Il 
y  avait  dans  la  politique  des  hommes  comme  le  comte  Rezborodko 
à  l'extérieur  d'ours,  à  l'esprit  fin,  à  l'intelligence  lucide,  paresseux 
au  possible  et  fort  adonné  aux  plaisirs,  ou  comme  le  vieux  comte 
Osterman,  figure  détachée  d'une  ancienne  tapisserie,  long,  maigre, 
pâle,  toujours  habillé  à  la  vieille  mode.  Avec  ses  bottes  en  drap, 
son  habit  brun  aux  boutons  d'or  et  son  cordon  noir  au  cou,  Oster- 
man représentait  le  règne  de  l'impératrice  Elisabeth;  il  était  le  seul 
qui,  comme  vice-chancelier  et  doyen  du  collège  des  affaires  étran- 
gères, eût  osé  se  prononcer  centime  le  partage  de  la  Pologne.  Le  favori 
du  jour  n'était  plus  le  puissant  Potemkin  aux  fascinations  secrètes  : 
c'était  Platon  Zubof ,  le  dernier-né  des  bonnes  grâces  8e  la  septua- 
génaire Catherine.  Platon  Zubof  était  jeune  encore,  svelte,  d'une 
figure  agréable;  il  avait  une  voix  flûtée  et  des  affectations  de  dignité 
indolente.  Courtisans  et  solliciteurs  affluaient  dans  ses  anticham- 
bres, où  il  y  avait  cohue  de  dignitaires  de  l'empire.  Comme  un  roi. 


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LE   LIBIÉRAUSME   RUSSE   EN  POLOGNE.  261 

a  avait  ses  levers;  il  entrait  d'un  pas  traînant  en  robe  de  chambrer 
saluant  d'un  léger  signe  de  tête  les  courtisans  qui  attendaient  um 
regard,  pendant  que  les  valets  de  service  s'emparaient  de  lui  et  fai- 
saient sa  toilette.  Platon  Zubof  sortait  souvent  triste  et  abattu  de 
ses  entrevues  avec  son  impériale  maîtresse,  et  il  n'était  pas  sans  se 
livrer  à  d'autres  intrigues  d'amour. 

Au-dessus  de  ce  monde  apparaissait  ce  que  le  prince  Adam  appelle 
^irituellement  l'Olympe  moscovite,  un  Olympe  à  trois  étages.  Au 
premier  étage  était  la  jeune  cour  des  grands-ducs  Alexandre  et 
Constantin,  rayonnante  de  vie  et  d'entrain;  plus  haut,  on  voyait  le 
grand-duc  Paul,  qui  inspirait  l'effroi  ou  le  mépris  par  son  humeur 
sombre  et  farouche,  par  ses  lubies  fantasques.  Au  sommet  enfin 
était  le  Jupiter  femelle  de  cet  Olympe,  l'impératrice  Catherine  elle- 
même,  âgée  déjà,  mais  verte  encore,  donnant  le. ton  à  une  cour 
hébétée  de  servilité.  C'était  une  femme  plutôt  petite  que  grande 
et  d'un  embonpoint  assez  développé,  mêlant  dans  sa  démarche 
l'élégance  à  la  dignité,  portant  sur  son  visage  ridé  l'expression  de 
la  hauteur,  sur  ses  lèvres  un  savant  et  éternel  sourire,  passionnée 
et  vindicative  au  fond,  ayant  fait  assez  de  bien  et  de  mal  pour  inspi- 
rer le  fanatisme  ou  la  terreur,  pour  que  tout  ce  qui  venait  d'elle  fût 
sacré,  même  sa  luxure.  Elle  savait  plaire  et  elle  avait  une  volonté 
inexorable.  Elle  détestait  son  fils,  le  grand-duc  Paul,  à  qui  elle  n'a- 
vait pas  même  laissé  le  droit  de  diriger  l'éjlucation  de  ses  enfans,  et 
elle  transportait  ses  affections  sur  la  jeune  cour,  sur  le  grand-duc 
Alexandre,  qui  était  l'objet  privilégié  de  ses  espérances.  Pour  cette 
société  concentrée  à  Saint-Pétersbourg,  la  Pologne  conquise  n'était 
pas  seulement  une  question  d'agrandissement  politique,  une  satis- 
faction d'orgueil  national;  c'était  un  grand  butin  à  partager,  car,  il 
faut  le  dire,  dans  les  affaires  de  Pologne,  la  conquête  d*état  ou  la 
répression  m&rche  toujours  accompagnée  de  la  dépossession  pri- 
vée.  L'empereur  Nicolas  seul  a  pris  pendant  son  règne  pour  plus  de 
SOO  millions  de  propriétés  polonaises,  et  on  voit  aujourd'hui  encore 
les  séquestres  renaître.  Au  lendemain  du  dernier  partage,  sous  Ca- 
therine, les  confiscations  étaient  immenses.  C'était  à  qui  aurait  sa 
part  dans  les  distributions.  Les  plus  grands  dignitaires  russes  ne 
craignaient  pas  d'hériter  des  dépouilles  des  familles  polonaises,  et 
la  cupidité  se  colorait  au  besoin  d'un  singulier  prétexte  :  l'impéra- 
trice le  voulait,  on  ne  pouvait  désobéir  à  la  souveraine.  Un  seul,  et 
c'était  le  vainqueur  de  Kosciusko  à  Macieiowice,  le  général  Fersen, 
eut  le  courage  de  refuser  les  propriétés  de  la  famille  Czaçki,  et 
<fenianda  simplement  quelques  biens  du  domaine  national. 

(Test  dans  ce  monde  et  à  cette  heure  du  partage  des  dépouilles 
que  le  prince  Adam  arrivait  avec  son  frère ,  gardant  au  fond  du. 


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S62  BEYUE   DES  DEUX  MONDES. 

cceur  le  sentiment  de  sa  patrie  perdue,  et  en  même  temps  ayant  à 
refouler  tous  ses  instincts,  toutes  ses  convictions  de  jeunesse,  s'il 
Youlait  réussir.  Le  vieux  prince  Czartoryski  avait  donné  pour  com- 
pagnon et  pour  guide  à  ses  deux  fils  un  honnête  et  bon  homme, 
M.  Gorski,  ayant  la  démarche  fiëre,  le  ton  haut  et  décidé,  mais  gai, 
amusant,  facile  à  vivre,  parlant  un  français  original  et  réjouissant, 
ayant  l'art  de  s'insinuer  et  de  conduire  deux  jeunes  gens  dans  cette 
carrière  nouvelle  où  il  y  avait  à  obtenir  la  restitution  d'une  fortune 
sans  s'abaisser.  Il  fallait  aller  partout,  visiter  les  personnages  in- 
fluens,  se  faire  des  amis,  arriver  jusqu'à  la  tsarine.  L'honnête  Gorski 
était  impitoyable  dans  cette  course  au  clocher  à  travers  le  inonde 
russe,  qu'il  fréquentait,  qu'il  détestait  et  qu'il  savait  gagner  par  sa 
bonne  humeur.  Les  deux  frères,  à  vrai  dire,  n'étaient  pas  mal  reçus 
à  Pétersbourg,  et  peut-être  la  cour  avait-elle  pour  mot  d'ordre  de 
faire  fête  à  ces  deux  jeunes  représentans  d'une  des  premières  fa- 
milles polonaises  venant  plaider  leur  cause  de  spoliés  chez  les  spo- 
liateurs; ils  trouvaient  d'ailleurs  dans  plus  d'ime  maison  les  sou- 
venirs qu'y  avait  laissés  leur  père  au  commencement  du  règne  de 
Catherine,  et  le  jour  de  leur  première  présentation  à  la  cour  l'im- 
pératrice elle-même  arrêtait  sur  eux  son  plus  doux  regard  en  leur 
disant  :  «  Votre  âge  me  rappelle  celui  de  votre  père  quand  je  l'ai  vu 
pour  la  première  fois.  J'espère  que  vous  vous  trouvez  bien  dans  ce 
pays.  ))  Le  fait  est  qu'ils  ne  se  trouvaient  pas  bien  du  tout  à  Pétera- 
lK)urg;  ils  se  sentaient  mal  à  l'aise  en  terre  étrangère  et  ennemie; 
ils  souffraient  de  cette  recherche  contrainte  de  la  faveur  auprès 
d'hommes  dont  l'un,  le  frère  du  favori,  le  comte  Yalérien  Zul)of, 
avait  fait  la  guerre  de  1794  sans  pitié  et  avait  saccagé  la  résidence 
de  leur  famille,  Pulawy,  ce  Versailles  de  la  Pologne. 

Tout  le  jour  pourtant  il  fallait  courir,  se  faire  une  attitude;  le  soir 
seulement,  quand  on  était  sans  témoins,  l'impression  intime  éclatait. 
Chez  le  bon  Gorski,  c'était  un  vrai  débordement  de  vertes  épithètes 
contre  ceux  qu'il  venait  de  voir,  auxquels  il  venait  de  sourire  :  «  Ahl 
le  lâche  !  ah  !  le  coquin  !  »  s'écriait-il  pour  se  soulager  avant  de  re- 
commencer le  lendemain.  Chez  le  prince  Adam,  c'était  de  la  tris- 
tesse, un  sentiment  d'ennui  profond.  «  Nos  pensées,  dit-il,  se  repor- 
taient vers  nos  parens,  nos  sœurs,  notre  patrie;  nous  réfléchissions 
sur  nous-mêmes,  sur  la  triste  position  où  nous  nous  trouvions.  »  Et 
ce  qui  ajoutait  à  cette  amertume  secrète  du  jeune  exilé  en  Russie, 
c'est  qu'au  moment  môme  où  il  passait  son  temps  matériellement 
libre  du  moins,  obligé  d'accepter  des  distractions,  quelques-uns  de 
ses  plus  dignes  compatriotes,  Kosciusko,  Potoçki,  Sokotoiçki,  Niem- 
cewicz,  Kilinski,  étaient  sous  les  verrous.  Ils  étaient  là,  è,  quelques 
pas,  dans  la  même  ville,  à  Pétersbourg;  on  ne  pouvait  avoir  de  leurs 


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LE   UBÉBAUSME   BUSSE   EN   POLOGNE.  2d3 

Doavelles.  Ne  pouvant  rien  pour  eux,  le  prince  Adam  se  contentait 
4e  passer  souvent  dans  la  rue  où  quelques-uns  étaient  gardés  pri- 
soimlers,  espérant  au  moins  les  apercevoir.  Il  réussit  quelquefois  en 
efiet  à  les  voir  passer  comme  des  ombres.  Il  ne  les  connaissait  pas 
tous  alors;  mais,  selon  un  de  ses  mots  touchans,  le  cœur  lui  battait 
bien  fort  quand  U  levait  les  yeux  vers  ces  fenêtres  si  bien  fermées 
derrière  lesquelles  vivaient  des  bommes  chers  à  tout  Polonais,  et 
qui  n'avaient  commis  d'autre  crime  que  de  se  dévouer  pour  leur 
patrie.  Cette  époque  avait  laissé  une  empreinte  profonde  cbez  le 
prince  Adam  ;  elle  n'avait  pas  plié  son  caractère  à  la  dissimulation, 
mais  elle  lui  aVait  donné  un  air  de  tristesse  sérieuse  et  circonspecte 
qu'il  a  gardé  toute  sa  vie.  Ne  pouvant  manifester  ses  sentimèns,  il 
s'était  réfugié  dans  un  certain  stoïcisme,  favorisé  par  une  indolence 
naturelle  que  sa  mère,  la  princesse-générale,  lui  reprochait  quel- 
quefois avec  une  charmante  tendresse  dans  des  lettres  d'une  viva- 
dtë  éloquente. 

Dne  fois  sur  ce  terrain,  il  n'y  avait  plus  qu'à  jouer  son  rôle  jus- 
qu'au bout.  A  ce  prix,  les  Gzartoryski  ne  retrouvaient  pas  tous  leurs 
biens  confisqués,  mais  ils  en  eurent  une  partie  par  un  don  impérial 
qui  assimilait  ainsi  les  spoliés  et  les  spoliateurs  dans  cette  vaste 
curée  des  fortunes  polonaises.  C'était,  on  le  voit,  traiter  à  la  cosaque 
le  droit  de  propriété.  Encore  cette  faveur,  fallait-il  l'acheter  par  un 
nouveau  sacarifice  de  liberté  en  entrant  au  service  de  Russie.  Le 
prince  Adam  et  son  frère  entreraient-ils  au  service  militaire  ou  au 
service  civil  f  Peu  leur  importait  en  vérité.  Marchander,  choisir, 
sortir  d'un  rdle  tout  passif,  c'eût  été  attacher  de  la  valeur  à  ce  qui 
n'en  avait  point  à  leurs  yeux,  et  c'est  en  victimes,  le  front  baissé, 
qu'ils  se  laissaient  faire  officiers  des  gardes  et  bientôt  gentilshommes 
de  la  chambre.  Ils  étaient  de  la  cour.  C'était  un  succès  à  faire  envie 
à  beaucouq)  de  Russes;  pour  eux,  il  n'y  avait  qu'une  chaîne,  une 
contrainte  de  plus.  Ils  faisdent  leur  service,  ils  voyaient  le  monde,  et 
ne  se  considéraient  pas  moins  comme  des  otages  en  uniforme  atten- 
dant l'heure  de  se  dégager  avec  dignité  et  avec  honneur.  C'est  jus- 
tenoent  alors,  dans  cet  isolement  moral  au  milieu  d'une  société  où 
ils  passaient  en  étrangers,  où  tout  était  fait  pour  les  blesser,  même 
les  faveurs,  qu'ils  se  trouvaient  surpris  par  un  événement  aussi  mys- 
térieux qu'inattendu. 

Dans  ce  monde  semi-européen ,  semi-asiatique ,  où  une  tsarine 
vieillie  régnait  dans  une  atmosphère  de  servilité,  il  y  avait,  je  l'ai 
dît,  toute  une  génération  de  princes  encore  dans  l'adolescence,  le 
grand-duc  Alexandre,  le  grand-duc  Constantin,  petits-fils  de  Cathe- 
rine, fils  de  celui  qui  allait  être  l'empereur  Paul.  Alexandre,  qui 
était  déjà  marié,  avait  à  peine  dix*huit  ans,  et  sa  femme,  la  grande- 


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26i  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

duchesse  Elisabeth,  n'en  avait  que  seize.  C'était  un  couple  plein  de 
Yie  et  de  grâce,  éclairant  cette  vieille  cour  assombrie  de  caprices 
despotiques.  La  position  du  grand-duc  Alexandre  était  pénible 
entre  sa  grand'mëre,  dont  il  subissait  toutes  les  volontés  sans  Tai- 
mer  au  fond,  et  son  père,  pour  lequel  il  avait  de  rattachement  sans 
oser  le  montrer.  Il  avait  reçu  des  circonstances  et  d'un  précep- 
teur suisse,  M.  de  La  Harpe,  esprit  tout  plein  des  théories  du 
XVIII*  siècle,  une  éducation  étrange  :  rien  de  précb,  nulle  connais- 
sance de  la  réalité,  nulle  pratique  des  choses,  mais  des  idées  va- 
gues, générales,  d'humanité,  de  liberté,  de  justice.  Tout  cela  lui 
avait  fait  une  âme  singulière,  retenue  par  bien  des  liens  russes 
et  en  même  temps  ouverte  aux  aspirations  généreuses,  inquiète  du 
présent,  ardente  et  contenue.  Il  se  sentait  isolé,  lui  aussi,  et  avait 
de  ces  besoins  d'expansion  de  la  jeunesse.  Plus  d'une  fois,  soit  à 
la  cour,  soit  dans  les  promenades  et  sur  les  quais,  où  affluait  la 
bonne  compagnie  russe  aux  beaux  jours  d'avril  qui  précèdent  la 
débâcle  du  Ladoga,  Alexandre  avait  remarqué  et  recherché  les  deux 
jeunes  princes  Czartoryski;  il  s'était  senti  attiré  par  leur  tenue  simple 
et  réservée.  Il  prenait  un  plaisir  visible  à  être  avec  eux,  à  prolonger 
la  conversation  et  à  nouer  des  rapports  plus  intimes.  Adam  lui  plai- 
sait. Jusque-là  il  n'y  avait  rien  de  plus,  lorsqu'un  jour  Alexandre 
dit  au  prince  Adam  de  venir  le  trouver  le  malin  au  palais  de  la  Tau- 
ride,  où  se  trouvait  la  cour. 

C'était  au  printeihps  de  1796,  par  une  matinée  riante  et  douce, 
qu'Alexandre,  prenant  le  prince  Adam  familièrement  par  le  bras  et 
l'entraînant  dans  les  jardins  de  la  Tauride,  s'ouvrait  à  lui  tout  en- 
tier et  se  livrait  à  une  de  ces  confidences  qui  créent  désormais  un 
lien.  Pendant  trois  heures  parcourant  les  allées,  croisant  de  temps  à 
autre  la  grande-duchesse,  qui  souriait,  comme  si  elle  eût  été  d'in- 
telligence, à  cette  intimité  naissante,  Alexandre  s'abandonnait  à  une 
de  ces  conversations  infinies,  vingt  fois  inteiTompues,  vingt  fois  re- 
prises et  toujours  animées.  Il  avouait  au  prince  Adam  qu'il  avait  été 
ému  et  excité  à  la  confiance  par  sa  conduite  et  celle  de  son  frère, 
par  leur  résignation  dans  une  existence  qui  devait  leur  être  si  pé- 
nible, par  le  calme  et  l'indifférence  avec  lesquels  ils  avaient  tout 
accepté  sans  y  attacher  de  prix,  sans  repousser  des  faveurs  faites 
pour  leur  déplaire,  il  le  sentait.  «  Je  devine  tous  vos  sentimens, 
ajoutait-il,  je  les  approuve,  et  je  sens  à  mon  tour  le  besoin  de  vous 
dire  ce  que  je  suis,  ce  que  je  pense.  J'épiais  l'occasion;  je  ne  veux 
pas  que  vous  me  confondiez  avec  mon  entourage,  que  vous  me  sup- 
posiez des  idées  semblables  à  celles  de  la  cour,  du  gouvernement 
actuel...  J'ai  bien  vu  à  vos  réticences  que  vous  vous  teniez  en  garde 
aussi  avec  moi.  Sachez  donc  que  je  condamne  du  fond  de  mon  âme 


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LE   UBÉRALISME   RUSSE   EN  POLOGNE.  265 

les  actes  de  ma  grand'mëre  envers  la  Pologne,  que  je  les  trouve  in- 
justes et  barbares,  que  j'ai  en  horreur  les  cruautés  commises  dans 
votre  pays,  que  tous  mes  souhaits  étaient  pour  Kosciusko,  et  que 
j'ai  le  plus  grand  respect  pour  son  caractère,  la  plus  vive  sympathie 
pour  son  malheur.  Je  respecte  les  droits  de  l'humanité^  je  déteste 
le  despotisme,  je  fais  des  vœux  pour  la  cause  de  la  liberté,  dont  les 
Français  sont  les  défenseurs...  Je  ne  trouve  personne  à  qui  je  puisse 
avouer  mes  sentimens.  Ma  femme  seule  les  connaît  et  les  approuve; 
elle  a  comme  moi  horreur  de  l'injustice.  Tous  les  autres  ne  me  com- 
prendraient pas  et  se  hâteraient  de  me  trahir.  Pensez  donc  combien 
il  m*est  doux  de  trouver  en  vous  un  confident.  Soyez  aussi  franc 
avec  moi,  ne  me  cachez  pas  vos  impressions.  Maintenant  que  vous 
me  connaissez,  que  rien  ne  vous  arrête.  Dites-moi  vos  chagrins, 
âne  confiance  mutuelle  les  adoucira.  Je  vous  estime  p^ce  que  je 
vous  vois  attaché  à  votre  pays;  je  comprends  votre  douleur  et  je  la 
partage...  Surtout  ne  confiez  qu'à  votre  frère  notre  entretien!...  » 
Certes  la  confidence  était  imprévue  et  de  nature  à  émouvoir  pro- 
fondément, car  enfin  celui  qui  parlait  ainsi,  quel  était-il?  Un  petit- 
fils  de  Catherine,  un  tsarévitch  vivant  dans  la  cour  la  plus  absolue, 
dans  une  atmosphère  de  violence  et  de  haine  contre  la  Pologne,  un 
prince  éloigné  du  trône  encore,  il  est  vrai,  mais  appelé  à  régner  sur 
la  Russie.  Plusieurs  fois  pendant  la  saison,  lorsque  la  cour  se  trans- 
portait à  Tsarskoe-Selo,  ces  entrevues  et  ces  conversations  se  re- 
nouvelaient, et  c'était  toujours  le  même  abandon.  Alexandre  se  dé- 
voilait dans  la  vivacité  d'une  nature  mobile  et  généreuse,  plein  des 
idées  de  1789,  rêvant  la  régénération  de  la  Pologne  comme  de  la  Rus- 
sie, dissimulant  parfois  l'ambition  du  pouvoir  sous  de  vagues  pro- 
jeta de  solitude  et  de  vie  retirée,  et  chose  curieuse,  dans  ces  entre- 
tiens qui  embrassaient  tout,  le  plus  exalté,  le  plus  hardi  d'opinion 
était  le  petit-fils  de  Catherine;  le  modérateur,  celui  qui  tempérait 
ce  qu'il  y  avait  parfois  de  trop  visiblement  chimérique  dans  les 
dans  du  grand-duc,  c'était  le  confident,  qui  avait  le  plus  à  attendre 
pour  son  pays  de  ces  idées  d'équité,  d'un  changement  total  de  po- 
litique, de  l'avènement  d'un  prince  dont  le  règne  rouvrait  des  per- 
spectives de  justice.  Ainsi  se  formait  cette  amitié  que  je  cherche  à 
saisir  dans  son  origine  mystérieuse  au  sein  d'une  société  hostile, 
parce  qu'elle  est  la  révélation  première  de  ce  phénomène  de  libéra- 
lisme éclos  un  jour  secrètement  en  Russie  dans  l'ombre  de  l'abso- 
lutisme le  plus  illimité,  le  premier  germe  des  velléités  réparatrices 
d'Alexandre  pour  la  Pologne  :  amitié  qui  naissait  d'abord  d'un  at- 
trait personnel,  d'un  goût  romanesque  d'épanchement,  et  qui,  en 
se  cachant  dans  un  règne,  est  restée  à  travers  les  événemens  le 
mobile  invisible  des  combinaisons  de  toute  une  politique,  quelque- 


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266  RETUE  DES   DEUX  MOlfBES. 

fois  un  frein  pour  Alexandre  devenu  empereur,  un  motif  d'espé- 
rances sérieuses,  quoique  toujours  trompées,  pour  le  prince  Adam, 
le  lien  survivant  de  deux  hommes  si  singulièrement  rapprochés. 

Il  faut  se  souvenir  de  ce  qu'était  l'Europe  à  ce  moment,  de  ce 
qu'elle  offrait  de  chances  au  patriotisme  d'une  nation  vaincue,  pour 
comprendre  ce  que  devait  ressentir  un  jeune  Polonais  réduit  à  vivre 
parmi  les  ennemis  de  son  pays,  et  comment  pouvait  naître  une  inti- 
mité si  imprévue.  La  Pologne  venait  de  disparaître  dans  le  dernier 
démembrement  de  1795;  elle  se  personnifiait  en  quelque  sorte  dans 
cette  royauté  prisonnière  de  Stanislas-Auguste,  pensionnée  par  la 
Russie,  internée  à  Wilna  ou  à  Pétersbourg.  La  révolution  française, 
en  remuant  le  monde,  n'avait  rien  fait  pour  elle,  ne  paraissait  vouloir 
rien  faire,  et  les  puissances  liées  par  la  solidarité  de  la  spoliation 
n'aspiraient  qu'à  maintenir  leur  œmTe,  à  s'assurer  définitivement 
leur  conquête.  Chose  étrange,  pour  la  France  la  Pologne  était  trop 
loin,  pour  les  coalisés  du  nord  c^était  une  autre  France  mise  à  la  rai- 
son, un  foyer  de  prétendu  jacobinisme  éteint  au  centre  de  l'Europe.  Il 
semblait  que  désormais  il  n'y  eût  plus  rien  à  attendre  d'aucun  côté. 
Seul,  dans  une  de  ces  cours  ennemies  où  avait  été  conçu  et  préparé 
l'acte  de  destruction,  un  jeune  prince  reniait  cette  politique  d'injus- 
tice et  de  violence;  il  parlait  avec  attendrissement  des  malheurs  de 
la  Pologne,  avec  respect  de  Kosciusko,  et  il  laissait  entrevoir  la 
pensée  d'une  réparation  possible.  «  Je  crus  rêver  en  entendant  ces 
confidences,  dit  le  prince  Adam;  mon  émotion  fut  extrême,  »  et 
longtemps  plus  tard,  même  quand  il  avait  perdu  toute  espérance,  il 
était  resté  fidèle  à  ce  souvenir. 

Cette  amitié  née  dans  les  jardins  de  la  Tauride  et  de  Tsarskoe-Selo 
était  sincère  en  effet.  Lorsque  Alexandre,  à  dix-neuf  ans,  dans  le  plus 
grand  mystère,  allait  chercher  un  jeune  Polonais  qui  se  considérait 
comme  un  proscrit  à  Pétersbourg,  pour  échanger  avec  lui  des  confi- 
dences tout  intimes,  des  rêves  d'amélioration  pour  l'humanité,  pour 
la  Pologne,  il  ne  faisait  évidemment  aucun  calcul  vulgaire.  Qui  pou- 
vait-il vouloir  tromper?  quel  intérêt  avait-il  à  surprendre  la  confiance 
d'un  inconnu,  d'un  déshérité  qui  ne  pouvait  rien?  Il  cédait  à  un  be- 
soin d'attachement,  à  un  élan  spontané,  et  ce  sentiment  devait  sur- 
vivre longtemps  encore  aux  circonstances  qui  l'avaient  fait  naître. 
Empereur  ou  grand-duc,  dans  les  crises  décisives  de  sa  destinée,  en 
1810,  en  1812  comme  en  1801,  à  soa  avènement  soudain  au  trône 
comme  en  1796,  Alexandre  ne  s'adressait  à  Adam  Czartoryski,  ne  lui 
écrivait  qu'avec  une  effusion  particulière,  en  l'appelant  «  mon  cher 
ami,  »  en  lui  disant  :  «  à  vous  de  cœur  et  d'âme  pour  la  vie.  »  En 
1801 ,  au  moment  de  la  tragédie  qui  tranchait  le  règne  et  les  jours 
de  l'empereur  Paul,  et  qui  plaçait  une  couronne  ensanglantée  sur 


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LE   UBÉRALIStfB  RUSSB   EN  POLOGNE.  267 

la  tête  de  son  fils,  le  prince  Adam,  par  une  sorte  de  disgrâce,  se 
trouvait  en  Italie  comme  envoyé  auprès  d'un  souverain  sans  états, 
le  roi  de  Sardaigne,  et  la  première  pensée  d'Alexandre  était  de 
le  rappeler;  il  lui  écrivait  aussitôt  :  «  Vous  aurez  appris  déjà ,  mon 
cher  ami,  que  par  la  mort  de  mon  père  je  suis  à  la  tète  des  af- 
faires. Je  tais  les  détails  pour  vous  en  parler  de  bouche.  Je  vous 
écris  uniquement  pour  que  vous  remettiez  sur-le-champ  les  affaires 
de  votre  mission  à  celui  qui  s'y  trouve  le  plus  ancien  après  vous, 
et  que  vous  vous  mettiez  en  route  pour  venir  à  Pétersbourg.  Je 
n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  avec  quelle  impatience  je  vous  attends. 
J'espère  que  le  ciel  veillera  sur  vous  pendant  votre  route...  Adieu, 
mon  cher  ami,  je  ne  puis  vous  en  dire  davantage...  »  Et  bientôt, 
malgré  ce  que  pouvait  avoir  d'étrange  la  présence  d'un  Polonais, 
qui  ne  se  cachait  pas  d'être  Polonais,  à  la  tête  des  conseils  de  la 
Russie,  au  risque  d'étonner  et  de  froisser  les  gens  de  cour  russes, 
Alexandre  n'avait  point  de  repos  qu'il  n'eût  fait  aiTiver  au  minis- 
tère des  affaires  étrangères  l'ami  de  sa  jeunesse,  le  confident  de 
ses  rêves  et  de  ses  pensées.  C'était  une  manière  d'être  fidèle  à  un 
premier  sentiment. 

Le  libéralisme  d'Alexandre  et  ses  vues  réparatrices  sur  la  Pologne 
étaient-ils  également  sincères?  Us  l'étaient  sans  doute  dans  une  cer^ 
taine  mesure.  C'est  même  le  propre  de  ce  personnage  curieux  et 
ënigmatique  de  l'histoire  de  s'être  cru  toujours  fidèle  à  ces  idées 
généreuses  qui  avaient  tout  d'abord  fasciné  sa  jeunesse.  Ce  que  pen- 
sait le  grand-duc  adolescent,  encore  loin  du  pouvoir,  Alexandre  ne 
le  désavouait  pas  après  la  mort  de  Catherine,  qui  le  rapprochait  du 
trône.  Le  despotisme  capricieux  et  violent,  quelquefois  aussi  puéril 
que  farouche  de  son  père,  Paul  P',  ne  faisait  que  le  confirmer  dans 
ses  opinions  premières.  Devenu  lui-même  empereur  par  cette  ca- 
tastrophé dont  il  taisait  les  détails  au  prince  Adam,  et  à  laquelle  il 
avait  prêté  tout  au  moins  une  connivence  indirecte  ou  tacite  pour 
en  garder  ensuite  toute  sa  vie  l'effroi  et  le  remords,  il  se  défendait 
auprès  de  ses  amis  les  plus  intimes  d'avoir  changé.  Tout  ce  qui  tou- 
chait à  des  réformes  équitables,  à  des  institutions  libérales,  à  la 
justice,  à  l'émancipation  des  masses,  il  ne  cessait  de  s'en  préoccu- 
per. II  aspirait  toujours  au  rôle  de  bienfaiteur  de  l'humanité,  de 
redresseur  des  iniquités.  A  mesure  cependant  qu'U  entrait  dans  le 
domaine  des  choses  réelles  et  qu'il  se  rapprochait  du  pouvoir,  il 
éprouvait  le  trouble  des  caractères  faibles  jetés  tout  à  coup  en  face 
de  difficultés  imprévues;  il  subissait  le  dangereux  attrait  de  l'omni- 
potence sans  limites.  Un  homme  nouveau  se  dessinait  en  lui,  un  peu 
embarrassé  de  ses  aspirations  et  de  ses  rêves,  facilement  conduit, 
sinon  à  les  désavouer,  du  moins  à  les  ajourner.  Le  libéralisme 


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2^8  EETUE  DES  DEUX   MONDES* 

d'Alexandre,  comme  son  amitié,  tenait  de  sa  nature  complexe,  ujie 
nature  à  la  fois  exaltée  et  timide,  caressante,  naïvement  cauteleusot 
inquiète  et  mobile. 

Personnage  assurément  étrange,  ayant  le  goût  des  nouveautés  et 
toutes  les  faiblesses  d'un  caractère  irrésolu,  utopiste  plutôt  que  ré- 
formateur. Européen  d'idées,  libéral  d'imagination,  Grec  par  la 
finesse,  Russe  par  f  aptitude  à  concilier  les  sentimens,  les  instincts, 
les  actes  les  plus  contraires,  sensible  à  l'éloge,  à  la  popularité,  per- 
mettant toutes  les  critiques  de  son  gouvernement,  pourvu  qu'elles 
prissent  la  forme  d'un  dévouement  personnel,  et  se  considérant  lui- 
même  comme  une  exception  en  Russie!  Alexandre  était  en  effet  un 
phénomène  dans  la  société  russe  par  toutes  ces  velléités  de  progrès 
et  de  justice  qui  flottaient  dans  son  esprit;  seulement  ce  n'étaient 
que  des  velléités.  Le  libéralisme  était  pour  lui  comme  une  petite 
conspiration  ne  devant  jamais  aboutir,  comme  un  secret  franc-ma- 
çonnique partagé  entre  quelques  initiés.  Il  s'était  fait  au  commen- 
cement du  règne  une  sorte  de  conseU  secret  composé  de  quelque? 
hommes  qu'il  appelait  ses  amis  personnels,  et  dont  le  jeune  comte 
Paul  Strogonof  était  le  plus  ardent,  M.  de  Novosiltsof  le  plus  avisé 
et  le  plus  souple,  le  comte  Kotchubey  le  plus  pratique  et  le  plus 
désireux  d'entrer  aux  affaires,  le  prince  Adam  Gzartoryski  le  plus 
désintéressé  à  coup  sûr.  C'était  ce  que  la  vieille  société  et  les  vieux 
politiques  de  Pétersbourg  appelaient  avec  ironie  le  parti  des  jeunes 
gens.  Deux  ou  trois  fois  par  semaine,  le  soir,  ces  jeunes  gens,  qui 
avaient  le  privilège  d'aller  dîner  au  palais  sans  invitation,  s'esqui:- 
vaient  après  le  repas  et  gagnaient  un  petit  cabinet  de  toilette  où 
l'empereur  les  rejoignait  bientôt.  Là  on  dissertait  de  tout,  on  se  li- 
vrait à  mille  projets,  on  s'élançait  à  plein  vol  dans  toutes  les  sphères 
de  la  politique,  et  l'empereur  lui-même  s'abandonnait  entièrement 
à  ses  idées  favorites,  à  ses  sentimens.  C'était  bien  tant  qu'on  restait 
dans  le  sanctuaire  ;  hors  de  là,  le  train  de  la  vieille  machine  russe 
continuait,  et  Alexandre  retombait  sous  l'influence  d'une  cour  toute 
pleine  des  traditions  autocratiques,  de  ministres  qu'il  hésitait  à 
changer.  11  lui  fallut  du  temps  pour  oser.  Provoquer  trop  vivement 
son  initiative  eût  été  le  blesser,  exciter  sa  méfiance,  réveiller  en  lui 
le  tsar,  et  si  on  se  laissait  aller  à  le  serrer  de  trop  près,  il  se  trou- 
blait, il  se  fermait  en  quelque  sorte  ou  se  réfugiait  dans  une  subtile 
distinction  entre  l'homme  et  le  souverain,  croyant  avoir  répqndu  à 
tout  quand  il  disait  que  l'homme  n'avait  pas  changé,  qu'il  était  tou- 
jours le  même,  qu'il  ne  renonçait  à  aucune  de  ses  idées,  mais  que 
le  souverain  avait  des  devoirs. 

Cette  nature  fuyante  échappait  ainsi  aux  uns  et  aux  autres,  res- 
tant une  énigme  pour  tous.  Alexandre  avait  pourtant  des  velléités 


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LB  UBilAUSMB  BUSSE   BN  POLOGNB.  269 

intennittentes  et  descendait  quelquefois  de  ses  rêves.  On  a  parlé  ré- 
cemment comme  d'une  grande  nouveauté  de  la  création  d'un  comité 
ou  conseil  des  ministres  à  Pétersbourg.  C'est  une  nouveauté  de  1802 
qai  est  devenue  depuis  ce  qu'elle  a  pu.  Alexandre  mettait  la  main 
sur  la  vieille  machine  gouvernementale,  à  laquelle  il  substituait 
des  départemens  ministériels,  un  conseil  délibérant  en  commun.  Il 
allait  même  plus  loin  :  il  accordait  au  sénat  dirigeant  des  privilèges 
nouveaux,  le  droit  de  contrôle  et  de  représentation  sur  les  oukases. 
On  se  crut  un  moment  sur  le  chemin  du  régime  représentatif.  Qu'en 
restait-il  dans  la  pratique  ?  Gela  finit  par  une  petite  aventure  pi- 
quante où  se  peignent  tout  à  la  fois  le  caractère  du  prince  et  ce 
qu'ont  de  factice  les  plus  simples  tentatives  libérales  en  Russie.  Un 
jour,  un  des  membres  du  sénat,  le  comte  Severin  Potoçki,  qui  était 
des  amis  de  l'empereur  sans  être  du  conseil  secret,  croyant  natu- 
rellement que,  si  on  avait  accordé  un  droit,  c'était  pour  quelque 
chose,  et  qu'il  n'y  avait  pas  de  meilleur  moyen  d'être  agréable  que 
de  le  prendre  au  sérieux,  proposa  une  représentation  sur  un  oukase 
qui  portait  atteinte  à  la  charte  de  la  noblesse.  Les  autres  sénateurs 
ne  virent  là  qu'une  petite  comédie  arrangée  pour  faire  honneur  aux 
vues  réformatrices  du  maître,  une  occasion  facile  et  sans  péril  de 
bire  de  l'indépendance,  et  ils  se  hâtèrent  de  voter  unanimement  la 
Hiotion.  L'opposition  du  procureur-général  du  gouvernement,  mi- 
Bistre  de  la  justice,  leur  parut  un  détail  piquant  de  plus  ajouté  à  la 
scène.  Ce  fut  le  vieux  comte  Strogonof  qui,  avec  deux  de  ses  collè- 
gues, eut  la  mission  d'aller  porter  ce  vote  à  Tempereur.  Ils  étaient 
émerveillés  de  leur  tactique  et  pleins  de  confiance.  Quelle  fut  leur 
surprise,  lorsque  l'empereur  les  reçut  d'un  ton  sec  et  froid,  répri- 
manda vertement  le  sénat,  et  lui  signifia  de  ne  s'occuper  désormais 
que  de  ce  qui  le  regardait,  de  faire  exécuter  au  plus  vite  l'oukase  objet 
de  ses  représentations!  Ce  fut  la  première  et  unique  tentative  d'in- 
dépendance du  sénat  de  Pétersbourg,  qui  se  le  tint  pour  dit  et  ne 
recommença  jamais  sa  campagne.  Au  fond,  observe  spirituellement 
le  prince  Adam,  Alexandre  aimait  la  liberté  comme  un  passe-temps 
<rhnagination,  comme  un  thème  favori  sur  lequel  on  pouvait  tout 
dire,  pourvu  qu'on  le  dit  à  huis  clos  et  qu'on  n'en  vînt  pas  à  la 
réalité,  o  II  eût  bien  voulu  que  tout  le  monde  fût  libre,  à  la  con- 
dition que  tout  le  monde  ftt  librement  et  spontanément  sa  volonté 
seule.  »  Une  naïve  préoccupation  personnelle  dominait  tout  chez 
lui.  L'empereur  Alexandre  I"  est  resté  le  type  le  plus  curieux,  le 
plus  original  et  le  plus  candide  de  ce  libéralisme  russe,  tout  d'os- 
tentation et  de  vanité,  qui  encore  aujourd'hui  est  plus  factice  qu'on 
ne  croit,  qui  n'est  que  le  déguisement  européen  d'une  réalité  vio- 
lente et  confuse,  des  mœurs  iivétérées  de  l'absolutisme  asiatique. 


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270  RJËYUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  avec  ce  souverain  que  le  prince  Adam  Czartoryski  avait  affaire, 
inspiré  et  soutenu,  non  par  une  idée  vague  et  indéfinie  de  réforme 
libérale,  mais  par  la  pensée  plus  précise  d'une  restauration  polo- 
naise qui  avait  été  à  l'origine  l'unique  raison  d'être  de  leur  roma- 
nesque intimité.    ' 

Le  rôle  du  prince  Adam  était  certes  aussi  délicat  que  difficile.  Ce 
qu'il  faudrait  remarquer  et  déflnir,  c'est  ce  caractère,  cette  posi- 
tion étrange  d'un  Polonais  ami  d'un  empereur  de  Russie,  bientôt 
son  ministre,  toujours  son  confident  préféré  ;  c'est  la  vraie  nature 
de  cette  intimité,  dont  la  Pologne  était  le  nœud,  et  que  le  prince 
Adam  avait  pu  accepter  sans  faiblesse,  sans  infidélité  à  la  cause  de 
son  pays,  parce  qu'il  y  était  entré  avec  l'intégrité  de  son  patiio- 
tisme  et  de  ses  espérances,  sans  avoir  rien  à  désavouer  de  ses  sen- 
timens  et  de  ses  aspirations.  La  revendication  avouée,  permanente, 
de  sa  nationalité  faisait  au  contraire  la  dignité  et  l'originalité  de  son 
rôle.  Même  au  service,  il  n'était  nullement  le  serviteur  de  la  Rus- 
sie; il  mettait  tous  ses  soins  à  garder  le  caractère  d'un  étranger  jeté 
par  la  fortune  dans  un  pays  qui  n'est  pas  le  sien,  et  servant  dans 
l'intérêt  de  son  propre  pays.  11  avait  été  convenu  qu'il  ne  recevrait 
ni  traitement  ni  décorations  russes.  C'était  plutôt  le  représentant 
d'une  cause  en  souffrance,  le  plénipotentiaire  d'une  nation  vaincue 
placé  dans  une  société  où  tout  lui  était  hostile,  excepté  le  souve- 
rain, qui  semblait  ne  point  reculer  devant  le  principe  et  la  possibi- 
lité d'une  réparation.  Les  rapports  d'Alexandi-e  et  du  prince  Adam 
se  ressentaient  de  cette  situation;  ils  se  fondaient  sur  une  idée  de 
justice  pour  la  Pologne;  ils  se  resserraient  ou  se  refroidissaient 
quelquefois  selon  les  fluctuations  de  la  pensée  impériale.  Ils  étaient 
très  libres  d'ailleurs  et  empreints  d'une  familière  simplicité.  Pour 
Alexandre,  le  prince  Adam  n'était  point  un  confident  vulgaire  choisi 
parmi  des  courtisans;  c'était  un  ami  et  comme  une  image  vivante 
de  sa  jeunesse,  de  ses  impressions  de  1796.  Sans  tout  lui  dire,  pas 
plus  qu'à  personne,  il  lui  disait  du  moins  ce  qu'il  n'aurait  pas  confié 
à  des  Russes,  et  c'est  avec  lui  de- préférence  qu'il  s'épanchait  par- 
fois, qu'il  se  plaignait  des  difficultés  qu'on  lui  suscitait,  qu'il  reve- 
nait à  des  rêves,  à  des  projets  avec  lesquels  il  semblait  ne  vouloir 
jamais  rompre,  même  quand  il  les  ajournait  et  s'en  éloignait  le  plus 
dans  la  réalité.  Le  prince  Adam  ne  s'y  méprenait  pas  :  il  recevait 
ces  confidences  et  en  était  touché;  mais  en  même  temps  il  devinait 
les  mobilités  de  cet  ami  couronné,  qui  promettait  tant  et  semblait 
par  instans  oublier  si  vite.  Sans  le  heurter,  il  lui  parlait  avec  une 
franchise  qu'on  trouverait  aujourd'hui  sévère;  il  lui  rappelait  ce  qui 
les  avait  liés,  les  idées  qu'ils  avaient  nourries  en  commun,  et  sou- 
vent même  il  Tembarrassait.  # 


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LE   LIBERAUSHE   RUSSE    EN  POLOGNE.  271 

Un  jour,  au  commencement  du  règne,  Duroc,  l'aide  de  camp  du 
premier  consul,  venait  d'arriver  à  Pétersbourg  pour  complimenter 
Alexandre,  et  on  en  avait  profité  pour  signer  une  convention  qui  ne 
réglait  aucune  difficulté  entre  la  Russie  et  la  France,  qui  ne  conte- 
nait qu'un  article  remarquable  par  lequel  les  deux  pays  se  promet- 
taient mutuellement  de  ne  point  protéger  les  émigrés.  Cet  article 
était  principalement  dirigé  contre  les  émigrés  français;  mais  par  le 
fait  îl  se  tournait  aussi  contre  les  Polonais.  C'était  un  des  premiers 
actes  du  règne.  L'empereur  n'en  avait  rien  dit  au  prince  Adam,  qui, 
à  la  première  entrevue,  en  fit  l'observation  avec  une  tristesse  qui 
était  un  reproche.  L'empereur  baissa, les  yeux,  resta  un  moment 
confus,  et  finit  par  dire  que  cet  article  ne  signifiait  rien,  qu'il  n'a- 
vait pas  moins  à  cœur  les  destinées  futures  de  la  Pologne.  Le  prince 
Adam,  dans  ses  relations  avec  Alexandre,  avait  souvent  de  ces  dé- 
ceptions, et  alors  il  était  pris  d'un  découragement  profond.  Il  dés- 
espérait de  pouvoir  servir  utilement  son  pays,  et,  dévoré  d'amer- 
tume, îl  n'aspirait  qu'à  s'en  aller,  à  se  soustraire  à  cette  vie  de 
continuels  désappointemens;  puis,  à  la  moindre  éclaircîe,  sur  une 
parole  nouvelle  de  l'empereur,  il  retrouvait  un  peu  de  confiance.  Il 
restât,  il  réprimait  le  dégoût  du  Russe  qui  le  saisissait,  et,  faute  de 
marcher  plus  ouvertement,  plus  directement  au  but  national  où  U 
tendait,  il  faisait  du  moins  tourner  cette  faveur  exceptionnelle  dont 
îl  était  l'objet  ou  la  victime  au  bien  delses  compatriotes.  Il  interve- 
nait pour  ceux  qui  étaient  exilés  en  Sibérie  ou  enfermés  dans  les  ca- 
chots, faisait  lever  les  confiscations,  employait  la  diplomatie  im- 
périale à  tirer  des  prisons  de  l'Autriche  un  des  patriotes  les  plus 
éminens,  l'abbé  KoUontay,  saisissait  l'occasion  de  ménager  un  ré- 
gime moins  dur,  moins  tyrannique,  aux  anciennes  provinces  polo- 
naises, sur  lesquelles  les  fonctionnaires  russes  s'étaient  abattus  avec 
leurs  mœurs  violentes  et  déprédatrices.  Il  servait  en  détail,  obscu- 
rément, se  demandant  chaque  jour,  après  l'œuvre  de  la  veille,  ce 
qu'il  pourrait  faire  le  lendemain.  Il  se  disait  enfin  qu'en  ce  moment, 
en  Europe,  où  il  semblait  y  avoir  une  triste  émulation  d'oubD  pour 
son  pays,  dans  cette  cour  où  tout  était  froissement,  où  il  ne  pouvait 
se  confier  à  personne,  pas  même  à  ses  collègues  du  conseil  secret 
avec  lesquels  il  vivait  familièrement,  Alexandre  était  peut-être  le 
seul  homme  qui  laissât  parler  devant  lui  d'un  avenir  pour  la  Po- 
logne, et  qui  en  parlât  lui-même. 

Le  dernier  mot  de  ces  rapports  soumis  à  de  si  singulières  alter- 
natives, l'expression  ostensible  de  cette  faveur  obstinée  et  sans  ré- 
sultat, c'est  l'élévation  du  prince  Adam  Czartoryski  au  ministère  des 
affaires  étrangères  en  1802.  11  fut  d'abord  simplement  adjoint  au 
comte  Vorontsof,  et  bientôt  il' succéda  comme  ministre  au  vieux 


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272;  BBTUE   DES  DEUK  MORDES. 

Yorontsof  lui-même,  qui  était  malade  et  dont  l'empereur  se  moqfHtit 
dans  rintimité  en  le  singeant.  Il  se  défendit  tant  qu'il  put  de  cette 
fortune  imprévue,  il  résista,  montra  ce  qu'il  y  avait  d'étrange  à  Je 
placer,  lui  Polonais  avant  tout  et  fermement  résolu  à  rester  Polo- 
nais, dans  une  de  ces  situations  oii  il  pouvait  se  trouver  d'un  jour  à 
l'autre  entre  sa  loyauté  de  ministre  et  son  patriotisme,  entre  V'm* 
térét  de  son  pays  et  l'intérêt  de  la  Russie.  L'empereur  s'obstina  et 
répondit  qu'il  n'en  était  rien,  qu'il  prévoyait  au  contraire  des  cir- 
constances différentes  et  plus  favorables,  que  dans  tous  les  cas  son. 
ministre  pourrait  se  retirer  le  jour  où  un  antagonisme  d'intérêts 
éclaterait.  Alexandre  fit  mieux,  il  lui  offrit  comme  appât,  comme 
prix  de  sa  bonne  volonté,  le  poste  de  curateur  de  l'université  de 
Wilna  et  la  direction  de  l'instruction  publique  dans  les  sept  gouver- 
nemens  polonais  annexés  à  la  Russie,  c'est-à-dire  dans  la  Lithuanien 
la  Volhynie,  la  Podolie,  l'Ukraine.  C'était  une  fantaisie  de  ce  prince 
qui  en  avait  tant,  et  qui  mettait  une  ardeur  d'enfant  à  les  satisfaire. 
Il  voulait  son  ami  pour  ministre,  pour  coopérateur  intime  de  ses  desH 
seins»  Adam  Czartoryski  accepta  avec  tristesse,  comme  un  soldat, 
dit-il,  qui,  jeté  par  l'amitié  et  le  hasard  dans  des  rangs  qui  ne  sont 
pas  les  siens,  combat  par  un  sentiment  d'honneur  et  pour  ne  pomt 
abandonner  son  compagnon;  il  accepta  tout  ce  qui  lui  était  offert, . 
préférant  en  secret,  par  une  prévoyance  nationale,  le  soin  de  sur- 
veiller l'éducation  morale  et  intellectuelle  de  huit  millions  de  Po- 
lonais à  la  direction  mâme  des  affaires  de  l'empire,  qui  lui  étaût . 
donnée  par  surcroît.  Au  fond,  les  difficultés  étaient  immenses  pour 
le  prince  Adam  :  il  n'avait  pas  seulement  à  faire  face  aux  inimi- . 
tiés,  à  la  malveillance,  aux  intrigues  de  la  société  de  Pétersbourg, 
qui  voyait  avec  une  envie  mêlée  d'étonnement  cette  faveur  d'un 
Polonais  auprès  d'un  tsar;  il  avait  à  relever  la  politique  extérieure 
de  la  Russie  de  la  confusion  où  l'avait  laissée  l'empereur  Paul  en 
mourant,  de  l'effacement  où  elle  était'  restée  depuis  le  commen- 
cement du  nouveau  règne.  Il  fit  un  rêve  étrange  :  il  aurait  voulu 
que,  retirée  pour  le  moment  des  démêlés  du  continent,  n'ayant  rien 
à  voir  dans  tous  ces  remaniemens  territoriaux  par  lesquels  Napo- 
léon ouvrait  sa  victorieuse  carrière,  et  où  les  cupidités  européennes 
cherchaient  à  se  satisfaire,  la  Russie  se  recueillît  véritablement,  se 
consacrât  à  un  travail  de  réformes  intérieures,  et  se  fît  au  dehors 
une  politique  plus  élevée,  dégagée  de  tout  esprit  de  violence  et  de 
conquête.  Il  aurait  voulu  qu'en  face  de  Napoléon  et  de  ses  menaces 
d'ambition  dictatoriale  en  Europe,  Alexandre  se  fit  un  arbitre  de 
paix,  un  médiateur  désintéressé  protégeant  les  faibles ,  s'armant  de 
toutes  les  idées  de  droit  public  et  d'équité.  Il  traçait  tout  un  plan 
de  politique  qu'il  a  reproduit  depuis  dans  son  Essai  sur  la  diplo- 


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LE  UBÉBAUSME  B08SE   EN  POLOGNE.  273 

matit^  où  la  grandeur  de  la  Russie  se  liait  à  une  pensée  de  justice/ 
de  reqiect  du  droit  des  peuples  et  des  nationalités  violentées,  où  il 
bisait  reluire  habilement  l'émancipation  des  Grecs  et  des  Slaves. 
Le  nom  de  la  Pologne  n'était  pas  prononcé,  mais  il  venait  sur  les 
livres,  et  le  rétablissement  de  la  nation  polonaise  se  laissait  entre- 
voir dans  l'ombre  comme  le  couronnement  du  système.  * 
Le  plan  de  ce  curieux  ministre  polonais  des  affaires  moscovites 
n'èCait-il  qu'une  chimère?  Le  prince  Adam  s'en  est  douté  depuià, 
je  crois;  il  s'est  aperçu  plus  tard  qu'aucun  Russe,  fût-ce  le  plus 
libéral,  ne  se  laisse  placer  de  son  plein  gré  et  sans  arrière-pensée 
ea  &ce  d'une  résurrection  possible,  même  lointaine,  de  la  Pologne. 
Le  jour  où  comme  ministre  il  développa  son  système  dans  le  conseil, 
il  ne  trouva  que  faveur  et  applaudissemens  tant  qu'il  ne  parla  que 
de  la.  grandeur,  du  i-ôle  prépondérant  de  la  Russie.  Dès  qu'il  en  vint 
as  bat,  aux  obligations  de  ce  rôle,  aux  droits  des  autres  peuples, 
aiuL  principes  de  justice,  les  visages  se  rembrunirent;  l'attitude  des  • 
ajwiHtans  devint  contrainte  et  froide,  et  on  se  tut.  L'empereur  seul 
fui  cbanné.  Ce  plan  parlait  à  son  ambition  secrète  et  à  ses  senti- 
meiu;  il  lui  souriait  d'autant  plus  qu'il  était  d'une  réalisation  éloi- 
gnée, qu'il  laissait  le  champ  libre  à  l'imagination  et  à  toute  sorte  de 
oombioaisons  sans  exiger  une  décision  ou  tout  au  moins  une  action 
inmiédiate.  Seulement,  en  subissant  le  charme,  Alexandre  entrait 
dans  cet  ordre  de  vues  avec  sa  nature  impressionnable  et  mobile,  en 
homme  toujours  partagé  entre  les  inspirations  d'un  ministre  qu'U 
aimait  et  les  influences  russes  qui  l'assiégeaient  chaque  jour  davan- 
tage. II  oe  fit  rien  même  pour  s'acheminer  de  loin  vers  le  but,  et  le 
rére  finit  par  la  guerre  de  180&,  où  la  Russie  n'était  qu'une  puissance 
de  plus  dans  une  coalition  organisée  contre  la  France,  une  puissance 
ne  sachant  pas  même  bien  au  juste  où  elle  allait  et  ce  qu'elle  voidait. 
Le  prince  Adam  aurait  voulu,  puisqu'on  était  en  guerre,  que  dès 
rentrée  en  campagne  on  s'armât  des  tergiversations  de  la  Prusse  et 
de  ses  condescendances  craintives  envers  la  France  pour  la  sommer 
de  se  prononcer,  lui  passer  sur  le  corps  au  besoin,  et  lui  prendre  ses 
provinces  polonaises,  qui,  réunies  à  celles  que  possédait  la  Russie, 
auraient  formé  un  royaume  distinct  sous  le  sceptre  d'Alexandre.  Ce 
n'était  pas  la  première  fois  que  cette  idée  passait  dans  les  entre- 
tîeiis  de  l'empereur  et  du  prince  Adam;  c'était  la  première  fois 
qa'dle  prenait  une  forme  saisissable  et  que  l'occasion  s'offrait. 
Alexandre  parut  un  moment  donner  dans  ce  projet,  puis  il  ne  ré^ 
âsta  pas  à  la  séduction  d'une  amitié  récemment  formée  avec  le  roi 
etsortoot  avec  la  reine  de  Prusse.  A  toutes  ses  indécisions,  il  ajouta 
le  tiHt  plus  grand  encore  peut-être  de  céder,  lui  aussi,  au  goût  de 
la  |^(ûre  militaire,  d'eiQbarrasser  de  sa  présence  la  responsabilité 


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27i  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ses  généraux,  et  il  alla  se  faire  battre  piteasement  à  Austerlitz. 
Ce  n'était  pas  la  faute  du  prince  Adam,  dont  aucune  des  idées  n'a- 
vait été  suivie  et  dont  l'influence  avait  déjà  diminué;  c'était  la  faute 
d'Alexandre,  qui,  flottant  entre  toutes  les  idées  et  tous  les  systèmes, 
blessant  l'orgueil  de  Napoléon  sans  se  rendre  compte  de  ce  qu'Q 
faisait,  s'était  lancé  dans  cette  aventure  sans  avoir  rien  prévu  ni 
rien  préparé,  pour  en  revenir  mécontent  de  tout  le  monde  et  de  lui- 
même,  plus  que  jamais  rejeté  pour  le  moment  dans  l'incertitude  et 
répétant  avec  amertume  :  «  On  ne  m'y  reprendra  plusl  » 

Or  la  campagne  d' Austerlitz  conduisait  à  la  guerre  de  Prusse,  qui 
allait  éclater  un  an  après,  et  la  guerre  de  Prusse  elle-même,  en 
étendant  les  conflits,  en  les  portant  vers  le  nord  de  l'Europe,  était 
de  nature  à  créer  une  situation  nouvelle  où  cette  question  de  Po- 
logne, devant  laquelle  Alexandre  venait  de  reculer,  pouvait  se  ré- 
veiller tout  à  coup  dans  des  conditions  inattendues.  On  l'entre- 
voyait déjà.  Tant  que  le  prince  Adam  avait  cru  à  demi  à  la  possibilité 
d'une  réparation  par  la  Russie  et  qu'il  avait  été  soutenu  dans  cette 
idée  par  l'amitié  et  la  confiance  intime  de  l'empereur,  il  était  resté 
au  poste  ingrat  où  un  caprice  de  bienveillance  souveraine  l'avait 
placé.  Dès  que  la  confiance  impériale  diminuait  à  la  suite  d' Auste